jeudi 17 février 2022

[Devi, Ananda] Le rire des déesses

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le rire des déesses

Auteur : Ananda DEVI

Parution : 2021 (Grasset)

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Au Nord de l’Inde, dans une ville pauvre de l'Uttar Pradesh, se trouve La Ruelle où travaillent les prostituées. Y vivent Gowri, Kavita, Bholi, ainsi que Veena, et Chinti, sa fille de dix ans. Si Veena ne parvient pas à l'aimer, les femmes du quartier l'ont prise sous leur aile, surtout  Sadhana. Elle ne se prostitue pas et habite à l’écart, dans une maison qu’occupent les hijras, ces femmes que la société craint et rejette parce qu’elles sont nées dans des corps d’hommes. Ayant changé de sexe et devenue Guru dans sa communauté, Sadhana veille sur Chinti.
Leurs destins se renversent le jour où l’un des clients de Veena, Shivnath, un swami, un homme de Dieu qui dans son temple aime se faire aduler, tombe amoureux de Chinti et la kidnappe. Persuadé d’avoir trouvé la fille de Kali capable de le rendre divin, il l’emmène en pèlerinage à Bénarès. Comment se douterait-il que sur ses pas, deux représentantes des castes les plus basses, une pute et une hijra, Veena et Sadhana, sont parties pour retrouver Chinti, et le tuer ?
Des bas-fonds de l’Inde où les couleurs des saris trempent dans la misère à sa capitale spirituelle, Ananda Devi nous entraîne dans un roman haletant et riche pour fouiller, à sa manière, les questions brûlantes de notre époque : la place des femmes et des transsexuels, le règne des hommes et la sororité  ; les folies de la foi, la pédophilie  ; la religion, la colère et l’amour. Avec son style incisif et poétique, elle brise le silence des dieux pour faire entendre et résonner le cri de guerre des femmes – le rire des déesses.

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Ethnologue et traductrice, Ananda Devi est née à l’île Maurice. Auteur reconnue, couronnée par le Prix du Rayonnement de la langue et de la littérature françaises en 2014, elle a publié des recueils de poèmes, des nouvelles et des romans, notamment Ève de ses décombres (prix des Cinq Continents, prix RFO, Gallimard, 2006), Le sari vert (prix Louis Guilloux, Gallimard, 2009), et dernièrement Manger l’autre  (Grasset, 2018).

 

 

Avis :

Veena est l’une des prostituées de la Ruelle, dans le bas-fond d’une ville située au Nord de l’Inde. Sa fille Chinti, aujourd’hui âgée de dix ans, est devenue la mascotte de tous les parias du quartier : les prostituées, mais aussi la petite communauté de hijras, ces transsexuels qui vivent en marge de la société indienne, avec un statut plus bas encore que celui des Intouchables. Aussi, lorsqu’un client de Veena, le puissant swami Shivnath qui se prend pour l’un des dieux du temple où il officie, kidnappe Shinti et l’emmène en pèlerinage à Bénarès pour couvrir ses appétits pédophiles, c’est tout le groupe de ces femmes méprisées, en tête desquelles Veena et Sadhana – Guru des hijras de la Ruelle –, qui s’élance sur ses traces pour récupérer Chinti et la venger.

Ce n’est sans doute pas un hasard si Ananda Devi a choisi de situer son roman dans l’Uttar Pradesh. Cet état, le plus peuplé et l’un des plus pauvres de l’Inde, est aujourd’hui dirigé par un moine hindou nationaliste à l’image extrémiste, déjà condamné pour incitation à la violence, qui n'hésite pas à se targuer de pouvoirs magiques acquis au travers de rituels et de la pratique du yoga. Au travers du personnage fictif de Shivnath, chef religieux amoral et mégalomane, usant sans vergogne d’un pouvoir sans limite assis sur les privilèges de la caste brahmane et sur la crédulité d’une population si misérable qu’il ne lui reste pour viatique que le sourire des dieux qu’on lui fait cyniquement miroiter, ce n’est, ni plus ni moins, ce que certains appellent la dystopie hindouiste de l’Uttar Pradesh que déplore et ridiculise cette histoire.

Aux antipodes du mirage clinquant des idoles et de la folie de leurs maîtres, grouille une population semblable à une « marée de chair », harassée par l’effort de survivre jour après jour, sur une terre aux allures de géhenne. Au plus noir de cet enfer, là où s’efface quasiment jusqu’à leur statut d’êtres humains, des parias subissent leur sort sans espoir : femmes vouées sans échappatoire à la prostitution, transsexuels rejetés dans un étrange mélange de crainte et de respect. Curieuse place qu’ont les hijras dans la société indienne : ni hommes ni femmes, elles sont désormais légalement reconnues dans le pays comme un troisième genre, mais, déclassées des structures sociales de base de la famille et des castes, elles se rassemblent en communautés hermétiques et soudées, encadrées par des règles fortes d’appartenance, dont un rituel d’intégration passant par une émasculation à vif, sans anesthésie.

De la violence faite aux femmes et de l’asservissement de leurs corps, à l’emprise spirituelle d’une population soumise à de dangereux chefs religieux, Ananda Devi nous dépeint une société indienne au foisonnement étouffant et d’une violence écrasante, qu’une étincelle semble pouvoir embraser dans d’incontrôlables mouvements de foule. Son récit aussi poétique qu’incisif nous livre une série de tableaux, tous plus hallucinants les uns que les autres, qu’il s’agisse du cauchemar des bas-fonds où l’on reste invisible jusque dans la mort, du gigantisme d’un pèlerinage semblable à une marée humaine, de la somptuosité qui pare les idoles dans les temples, ou de l’atmosphère crépusculaire des bûchers funéraires de Bénarès. Frappé d’un effroi mêlé de sidération, le lecteur sentira sa tendresse croître pour ces femmes encore capables de se révolter du fond de leur détresse, sinon pour elles-mêmes, pour le sort d’une enfant.

Un roman d’une grande puissance et d’une vraie poésie, où se dessine une Inde de contrastes, colorée, misérable et mystique, où s’il ne fait pas toujours bon être femme, il est sans doute encore pire de n’être ni femme, ni homme, et parfois, tout simplement un enfant. (4/5)

 

Citations :

Comment la faire sortir d’ici ? se demande-t-elle. La laisser dans un orphelinat ? Non, Chinti est assez grande pour dire où elle habite et comment sa mère s’appelle. Et d’ailleurs, même s’ils l’acceptent, où finira-t-elle, sinon dans une autre ruelle, dans une autre cellule ? Quel avenir autre lui offriront-ils ?
Elle pourrait s’en aller avec Chinti, partir ailleurs, mais où ? Et que ferait-elle d’autre ? Travailler comme femme de ménage dans les complexes luxueux qui bourgeonnent dans la ville ? Qu’est-ce que ça changerait ? Rien, sauf les transformer toutes deux en esclaves, forcées de trimer du matin au soir pour des femmes aux bouches avides, et de se soumettre gratuitement aux hommes. Prostituées sans l’être vraiment, sans être payées pour, et tout aussi méprisées. Donc, pire encore que maintenant. Les riches de ce pays ne s’embarrassent pas de bontés inutiles.

C’était toujours la même musique discordante. Notre musique à toutes, la musique des déshérités disent certains, sauf que c’est faux, nous ne sommes pas déshéritées, nous n’avons jamais rien possédé. Nous sommes nées nues et moins que nues, déguisées et déformées par notre peau et nos organes, emprisonnées dans un sexe que nous n’avons pas choisi, et ce pays, ô dieux, ce pays, il n’est là que pour nous assassiner avec ses règles obscènes dont ne peuvent s’échapper que les riches et les bien-nés, il condamne l’immense majorité de cette immense multitude à se démerder comme elle peut, et il pousse la couche finale, la plus basse, celle qui n’a aucun pouvoir, à disparaître dans les interstices, dans les fentes, dans les trous d’égout pour embrasser son destin : la chute éternelle. Intouchable, transsexuelle, lépreuse, mère célibataire, enfant difforme, la lie est infinie et l’on trouve toujours plus bas que soi.
 
Notre monde tourne autour de l’invisible. Au cœur de tout, il y a un vide : l’énigme qui est notre origine et notre fin. Celle que nous cherchons à tout prix à percer sans comprendre que c’est impossible.
Mais vivre en faisant face à ce vide nous est aussi impossible. Il nous faut alors tenter de le remplir d’êtres invisibles, forgés de toutes pièces par notre imagination, dieux, saints, anges, démons, sorcières ou esprits, bref toute une ménagerie qui peuple notre tête et nous promet autre chose que la mort tandis que notre corps, lui, est occupé à mourir. C’est bien cela qui nous pousse à nous traîner dans la poussière, à nous flageller, à faire dix génuflexions ou à marcher sur des braises pour prouver notre sincérité et notre pureté d’âme. Tout cela pour que nous ne puissions comprendre que tout est de notre propre fait, vivre comme mourir, aimer comme haïr, donner la vie comme la prendre – ta main qui tient le couteau n’a jamais été aussi libre, comprends-le bien, ô guerrier qui prétends obéir aux dieux !
Shivnath, lui, n’éprouve aucune crainte face au vide : ses croyances sont aussi fausses que la statue à son image dans son temple. L’on aurait pu penser qu’il craindrait de proférer, ne serait-ce que dans sa propre pensée, de telles hérésies, mais ce n’est pas le cas. Non, il sait que lorsqu’il mourra, ce qu’il ressentira, ce sera le bois brûlant autour de son corps, et le feu qui le consume, et les étincelles qui l’éclairent une dernière fois tandis que sa peau fond comme du beurre et sa chair comme un sirop amer. Il sera ce corps pris dans une danse macabre à laquelle ceux qui le regardent seront totalement indifférents. Rien de plus.
Et donc, sachant sa fin, sa futilité, sa finitude, il peut y faire face sans avoir à se cacher et l’assumer avec la plus grande certitude : nous ne sommes pas faits pour être bons. Nous sommes mauvais dès la genèse, êtres retors, impulsifs, pervers, égocentriques, et même ceux qui croient faire le bien le font pour des raisons égoïstes – pour s’acheter un paradis, racheter une faute, se réhabiliter à leurs propres yeux. Il n’y a rien de plus faux que la sainteté des hommes dits saints, et ça, Shivnath ne le sait que trop bien. (Les êtres vraiment saints ne le crient pas sur tous les toits, ils risqueraient de mourir sur une croix.)
 
Les êtres comme Shivnath sont des œufs qui ne se révèlent pourris que lorsqu’on en brise la coquille. À l’extérieur, ils semblent sains. Ils ont la couleur sablée, noisette ou très blanche des beaux œufs de poule, parfois tachetés par quelque pigmentation fortuite. Mais si on brise l’œuf parfait d’un seul petit choc sur le côté, voilà que l’odeur d’acide sulfurique s’élève et une bave verdâtre s’écoule. L’œuf impeccable se révèle pourri, il empuantit l’air, tout est contaminé.
Voilà ce que sont les hommes qui se disent saints : des œufs pourris mais exquisément blancs, d’une pureté qui ne fait que cacher la corruption intérieure ; sainteté à l’odeur d’égout. La supercherie est merveilleuse. Shivnath baigne dans l’adulation de ses ouailles, même si sa main levée en bénédiction est prompte à gifler le corps accroupi devant lui, et personne ne pourra rien lui dire parce qu’ils sont tous aveugles. Il peut prêcher la bonne parole et instiller son venin de haine et de culpabilité et de honte pour apprendre aux hommes à obéir, obéir encore aux préceptes et aux règles, craindre les châtiments et se croire choisis, seule chance de paradis, et obéir, obéir encore, seul espoir pour réchapper au massacre, obéir comme unique mode de vie, comme unique recours. La connaissance vient des livres sacrés et de rien d’autre, dit-il, et seuls les hommes saints savent les lire et les interpréter. Assurer leur subjection : plaisir du sacerdoce.
Même les dictateurs n’ont pas cette impunité morale, car leurs sujets se soumettent par peur. Aux hommes de dieu, on se soumet par choix, avec la confiance hébétée des imbéciles, avec l’absence de libre-arbitre d’esclaves consentants. Shivnath sait qu’il peut faire ce qu’il veut sans craindre la révolte.
Son éducation, pourtant, a été bonne. Ses parents étaient des gens vertueux, mais fourvoyés. Ils avaient exactement les mêmes convictions que ses fidèles. C’est-à-dire que naître dans la caste des Brahmanes leur offrait une belle destinée, les rendait supérieurs aux autres castes, les plaçait d’emblée à un rang privilégié d’où aucun acte répréhensible, aucune déficience physique ou mentale, ne pourrait les faire dégringoler. Pour eux, seule la naissance était source de mérite.
Ils ne savaient pas que Shivnath avait parfaitement compris les avantages de ce métier, et qu’il avait vu ce que son père ne voyait pas : l’étendue du pouvoir qui lui était offert. Mieux que quiconque, il a su percer le cœur des hommes, leurs attentes et leurs limites.
Il a réussi au-delà de ses espérances. Le temple modeste hérité de son père a grandi avec lui. Les foules s’y sont pressées. Elles ont répondu à l’appel de Kali, l’appel aux armes, pour une Inde vengeresse. C’est un juste retour des choses après des siècles d’invasion, clament-ils. Depuis quelques années le parti au pouvoir les encourage. Du coup, Shivnath est devenu l’homme le plus important et le plus influent de la ville. Il a été libéré de toute contrainte.
 
Aucun pèlerinage religieux ne peut avoir lieu sans être accompagné par sa cohorte de chair. Comment feront-ils, ces pauvres hommes pieux, pendant toutes ces journées, ces semaines, ces mois, parfois, pour suivre l’appel divin, s’ils ne peuvent satisfaire leurs pulsions sexuelles ? Comment parvenir à se concentrer dans leurs dévotions, parfaire la purification de leur être, consolider ce lien unique et intangible qui les relie aux divinités, si leur corps manifeste de plus en plus fortement, bruyamment, insolemment, ses envies contrariées ? Imaginez que leur sexe les trahisse au milieu de la prière, parmi tous les pèlerins ! Depuis toujours, sexe et religion font bon ménage, n’en déplaise aux puritains. Il ne s’agit que du sexe masculin, bien évidemment. Le sexe féminin, lui, est là pour fournir un service : assouvir les désirs.

Dans le ciel, les étoiles changent de position, mais personne ne les regarde. Que leur importe ces lumières venues de loin alors que la terre est une géhenne ? Le ciel n’est là que pour recevoir leurs vaines prières. Le ciel est la gigantesque oreille des divinités, rien de plus. Elles leur enverront des pluies bienfaisantes ou dévastatrices, des sècheresses qui boiront jusqu’au sang des vivants, des ouragans et des typhons, et peut-être quelques jours de grâce où l’air sera frais et le soleil clément. Vivre, vivre, aujourd’hui, et puis demain, et puis peut-être encore demain. C’est tout ce qu’ils peuvent espérer. Après… Tout est incertitude.

Les pèlerinages n’ont jamais conduit vers autre chose que soi – un soi blessé, tourmenté par les visions qui dansent hors de notre portée, par nos rêves faussés. Les pèlerinages mettent à nu nos échecs, nos mirages. Ils sont l’éternel piétinement de ce rien qui nous réclame, nous aspire, nous noie : la mort vers laquelle tout le monde chemine, et rien d’autre. Aucune promesse d’un bonheur quelconque tandis que nos pieds creusent notre propre tombe.

Elle se redresse et contemple la marée de chair, peut-être se rappelle-t-elle alors qu’eux non plus ne possèdent pas grand-chose, qu’ils s’accrochent au rien pour survivre. Et puisqu’on leur fait miroiter le sourire des dieux, pourquoi ne croiraient-ils pas que ce sourire est pour eux ? C’est comme jouer à la loterie : on ne gagne jamais mais on continue à croire. Sauf qu’on ne tue pas au nom de la loterie.
— Dieu, c’est la plus grande des loteries, dit Veena. On parie sur l’invisible et sur l’impossible, mais on ne gagne jamais.
 
Shivnath sait qu’il doit avancer masqué. L’époque est moins tolérante que jadis. Avant, une fillette de prostituée de dix ans sous la protection d’un swami, cela n’aurait pas fait scandale. Maintenant, c’est différent. Il doit évaluer la crédulité des croyants et se tenir au courant des informations qu’ils reçoivent sur leurs téléphones depuis les quatre coins du monde. Il suffirait qu’une foutue féministe ait vent de lui pour que les médias se précipitent. Il le sait, chacun est désormais soumis au jugement international, qui n’a rien à voir avec le jugement de son peuple, qui se fout royalement des enfants des prostituées. Le politiquement correct règne, et il faut montrer du respect aux femmes, aux enfants, aux pauvres, aux intouchables etc. Même un Premier ministre doit faire semblant de se plier au jugement international, pense Shivnath, mais en réalité il continue de faire ce qu’il veut. Tant que tout cela reste entre nous, pas de problème. On peut violer les femmes et massacrer les musulmans à condition de ne pas se faire prendre. Ces foutus médias nous exposent sans cesse au regard des Occidentaux, qui, du moins en apparence, disent respecter les femmes et s’opposer à toute forme d’injustice sociale !

Dès l’âge de dix ans, ils s’activent autour des bûchers. L’odeur imprègne leur peau, qui devient grise à force de vivre parmi les cendres. Ils manipulent tous les cadavres, jeunes, vieux, malades, amputés, en morceaux, décapités, ou si parfaits qu’on a du mal à croire qu’ils sont morts. Avec le temps, ils ne les voient plus. Enveloppés de leur suaire blanc, les défunts sont tous pareils, tous voués à la désintégration. Une fois les corps brûlés, les enfants sont chargés de retrouver ce que le feu n’a pas détruit. Ils marchent parmi les cendres à la recherche de bijoux, de pièces ou d’ustensiles, et pataugent dans la boue du Gange pour récupérer ce qui pourrait être vendu. Ils ramassent les morceaux de bois qui n’ont pas été brûlés pour les ramener à la maison, où ils seront utilisés pour cuisiner. Tout dans cette industrie est récupérable. Grande leçon, pour notre époque !


 

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