dimanche 27 février 2022

[Stephan, Carmen] Arabaiana

 




J'ai beaucoup  aimé

 

Titre : Arabaiana (It's All True)

Auteur : Carmen STEPHAN

Traducteurs : Alexandre PATEAU
                         et Camille LUSCHER

Parution : en allemand en 2017
                  en français (Actes Sud)
                  en 2021

Pages : 112

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :    

Hollywood, milieu des années 1990. Des bobines ayant appartenu à Orson Welles, et que l’on croyait perdues depuis longtemps, refont enfin surface. Ce qu’on y voit : les images incroyables de quatre pêcheurs du Nordeste brésilien qui, en 1941, construisent un radeau sur lequel ils prennent la mer pour porter au président du pays leurs revendications. Deux mille kilomètres à bord de leur jangada. Debout. Pieds nus. Sans carte, sans boussole. Ils s’appellent Jerônimo, Mané Preto, Tatá et, leur guide, Jacaré. Au terme d’une traversée de 61 jours, ils atteignent Rio de Janeiro, où ils sont accueillis en héros. Orson Welles, dont le film Citizen Kane vient de sortir au cinéma, décide de mettre en scène leur courageuse odyssée. Entre Jacaré et lui naît rapidement un respect mutuel, et le guide se met à appeler le cinéaste Arabaiana, du nom du poisson le plus noble qui nageait à l’époque le long des côtes du Nordeste. Mais, dès le début du tournage, Jacaré tombe par-dessus bord et disparaît dans les flots. Inspirée par cette histoire où le réel se mêle à la légende tragique, Carmen Stephan compose un roman puissamment poétique sur une expérience humaine hors du commun doublé d’une réflexion sur les fondements de l’authenticité, de la vérité et de la mise en scène.

 

 

Un mot sur l'auteur :

Carmen Stephan est allemande et vit aujourd'hui à Genève. Elle a résidé de nombreuses années à Rio de Janeiro. Arabaiana est le troisième volet d'une trilogie brésilienne, le seul traduit en français à ce jour.

 

 

Avis :

En 1941, quatre pêcheurs du nord du Brésil parcourent deux mille kilomètres à bord d'une jangada, traditionnel et frêle radeau de bois, pour revendiquer leurs droits auprès du président Vargas à Rio. Mandaté pour un film censé contribuer au « rapprochement culturel » entre les Etats-Unis, le Brésil et le Mexique, le jeune mais déjà célèbre Orson Welles entreprend de raconter leur périple au cinéma. Mais l’un des quatre hommes, Jacaré, disparaît en mer lors du tournage...

Les conditions de vie de ces pêcheurs et de leurs familles sont terribles. Assujettis à l’autorité brutale et aux prélèvements disproportionnés des propriétaires de leurs embarcations de fortune, ces véritables forçats de la mer vivent la faim au ventre, avant de presque tous disparaître un jour, avalés de père en fils par l’océan. Pourtant, leur dignité et leur détermination restent intactes, et c’est avec la force paisible et la rectitude de ceux à qui l’intégrité et la fidélité à leurs valeurs profondes épargnent doutes et regrets, que la délégation menée par Jacaré part ingénument en croisade, le coeur empli de sa bonne foi et de son juste droit, tout autant que de sa confiance en l’autorité suprême du pays. Leur courage et leur sincérité candide paieront, en un joli pied de nez à la laideur du monde. Mais, comble de l’ironie, le sort se retournera lorsque la récupération politique et la mise en scène factice de leur aventure pour le cinéma provoqueront le drame.

Pour le génial cinéaste, cette tragédie agit comme un détonateur. Il s'acharnera à finir son film malgré tout, mais loin cette fois de toute visée propagandiste, en dévoilant sans fard le misérable destin des « serfs de la mer » brésiliens. Boudées et "oubliées" par les maisons de production, les bobines ne seront montées que cinquante ans plus tard, pour sortir au cinéma, après la mort de Welles, sous la forme d'un documentaire intitulé It’s All True. Un demi-siècle aura ainsi été nécessaire pour que l'on s'intéresse à la réalité derrière la légende : un intervalle qui donne à réfléchir quant à la responsabilisation de la création artistique en matière d'authenticité et de respect de la vérité.

Fidèle, quant à elle, aux faits réels, Carmen Stephan évoque cette histoire étonnante dans une prise de recul qui en révèle toute la poésie en même temps que l’infinie cruauté. L'élégance de sa plume et la finesse de ses observations rendent un hommage lumineux à ces pauvres jangadeiros capables, par leurs seules force et beauté d'âme, de renverser des montagnes. (4/5)

 

 

Citations :

Être relié quand il prenait la mer. C’est ce que voulut Jacaré une fois devenu pêcheur. Quand ses enfants restaient sur la plage, il leur disait de serrer le poing gauche dès que le petit point disparaîtrait à l’horizon. Il serrerait le sien au même instant, quand disparaîtraient les petits points, ses enfants. Quand il partait pêcher pendant plusieurs jours, il disait à Josefina, sa femme, de regarder la lune. Il ferait la même chose, et ainsi leur amour se rejoindrait sur la lune. Il lui donna un coquillage ; la nuit, elle pourrait y coller son oreille pour entendre ce qu’il entendait. Plus tard, quand Jacaré eut disparu dans la mer, son fils Francisco posait parfois le coquillage sur l’oreille de sa mère endormie. Elle ne l’a jamais su. L’important n’était pas qu’elle le sache, c’était qu’il le fasse.

Les jangadeiros n’avaient aucun droit. Dans leur pays, ils n’existaient pas. Le soleil leur couturait les yeux et, aveugles, ils devaient continuer à pêcher jusqu’à la fin de leur vie, parce qu’ils n’avaient pas de retraite. Si les quatre pêcheurs faisaient remonter douze poissons au bout de leur ligne, ils devaient en donner la moitié au propriétaire de la jangada, comme des serfs. Ils partageaient entre eux les six poissons restants. Il restait à chacun un poisson et demi. Un poisson et une moitié de poisson. Pas assez pour nourrir neuf enfants. Alors ils mouraient de faim. Ils cherchaient Dieu dans la faim. Certains jangadeiros finissaient par perdre leurs forces, et, un jour, en pleine mer, ils se laissaient tomber dans l’eau. Au moins, la famille n’avait pas à payer l’enterrement.

Pourquoi l’homme a-t-il deux mains ? Pour que l’une puisse tenir l’autre. Avant qu’elle se mette à cou­­dre, saisir, caresser, frapper, tuer, une main tient l’autre main. C’est la première chose que le nourrisson saisit consciemment : son autre main. Elle est là pour ça. Il ne faut pas qu’il l’oublie. Une main peut prendre l’autre main et tirer l’homme, le soulever pour le remettre d’aplomb. Quand plus rien ne va. Quand nul secours n’arrive de nulle part ; il y a encore l’autre main.

Jacaré se torturait l’esprit pour trouver une solution. Il écoutait Josefina. Parce qu’elle voyait des choses qui lui échappaient peut-être et qu’elle était la seule à sentir, parce qu’elle l’aimait et que, pour cette raison, elle lui disait les choses en toute honnêteté. Ainsi voyait-il la relation entre l’homme et la femme : l’un doit être le projecteur de l’autre.

Ils cherchaient des réponses. Et posaient des questions. C’était la seule voie que pouvait emprunter la ré­­ponse : passer par la question.

S’ils font bel et bien ce voyage, il sait qu’il faudra quelqu’un pour le consigner. Seul existe ce qu’on raconte. Seul ce qu’on raconte a eu lieu.
 
Il aurait voulu écrire une histoire de la main. Cette main tailladée chaque jour par le cordage de la jangada. Cette main qui chaque jour assommait les gros poissons. Quand une main avait beaucoup frappé, beaucoup trimé, on le voyait. Mais quand elle caressait, quand elle tenait d’autres mains, il n’en restait plus trace. Si d’une main on attrape son autre main, on sent les os, la chaleur, la fermeté, l’agilité. Mais si c’est la main de quelqu’un d’autre que l’on touche, on sent bien plus encore. Un battement, une intimité, une incertitude. Sauf que ces messages ne viennent pas de l’autre main, mais de soi-même. On les met dans cette autre main qui continue de vivre avec. Car les mains sont notre mémoire.

Le matin suivant, les quatre pêcheurs revenaient d’une sortie difficile. Toute la nuit, la pluie les avait fouettés, la tempête les avait pris par le col. Les voici de retour sur la plage. Dans le sable, des nageoires brisées. Dans le ciel, des nuages d’un gris lugubre. Dans les airs, une odeur de sang frais. Comme chaque fois, ils souffraient de devoir donner leurs poissons au propriétaire de la jangada. Les poissons qui leur avaient coûté tant d’efforts. Une nuit entière. Jusqu’à risquer leur vie. Dans la peur de voir chavirer le radeau. S’il se retournait en pleine mer, ils étaient perdus. Souvent, ils le ressentaient très nettement : seul est en vie celui qui n’est pas encore mort.

– Les hommes ont oublié. Oublié qu’ils ont de la force. Tu ne trouves pas ça drôle que les serpents et les oiseaux naissent délicatement en sortant d’une coquille, alors que l’homme vient au monde violemment, extirpé de la chair ? C’est comme ça qu’est notre vie : violente. À chaque seconde. Mais les gens endorment leurs sens. Et ils finissent par traverser la vie en somnambules, sans savoir ce que c’est, la vie.
– Et toi, tu le sais.
– Non ! Mais je sais que la moindre feuille de cet arbre, là-bas, peut refléter et transformer la lumière. Alors nous, pourquoi on ne serait pas capables de changer quelque chose ! »

Celui qui prend la mer ne ferme pas la porte derrière lui, ses roues ne tournent pas au coin, il ne descend aucune rue. Celui qui prend la mer, on peut le suivre des yeux pendant une petite éternité. Jusqu’à ce qu’un infime triangle blanc flotte sous l’infini du ciel. Un point. Et puis plus rien. La courbure de l’horizon les a avalés.

Chaque jour, Jacaré écrivait, il laissait des taches sur son papier. Le jus des poissons dégouttait sur la feuille, et le sang de sa main, et le sel de la mer qui ronge tout. À cause des taches, la feuille devenait sa feuille ; elles donnaient aux mots quelque chose que les mots seuls ne suffisaient à communiquer. Mais les mots n’étaient pas en lui. Ils étaient au-dessus de lui. Ils passaient par lui, et ils convoquaient quelque chose qui n’existait pas encore. Le mot existe avant ce qu’il nomme. Écrire, c’est faire apparaître l’air.
 
Je le dis pour nous tous qui sommes restés enfants. L’enfant que nous étions n’a pas été échangé contre l’adulte que nous sommes, à quelque poste-frontière. Il n’y a pas non plus de métamorphose magique, comme une chèvre qui se transformerait en serpent. Non, l’enfant est là. Imaginons une machine de chantier. L’adulte est dans la cabine, il ordonne les choses, les déplace, reste mesuré. Mais en bas, c’est l’enfant qui remplit tout l’espace dans le ventre de la machine. L’adulte n’agit qu’en contrôleur silencieux. Qui ne connaît plus ce qu’il contrôle. Mais parfois l’ouvrier dans sa cabine suspend ses gestes ; il tend l’oreille et sent l’enfant qu’il est, au fond de son corps.

Celui qui marche sur un fil quatre cents mètres au-dessus du sol sans assurage, c’est grâce à la confiance qu’il arrive de l’autre côté. Il s’abandonne à la con­­fiance. Les vraies forces sont les forces douces. Et c’est en se livrant tout entier à elles que l’on se libère des forces fallacieuses.

La sensation de sa propre insignifiance l’avait traversé. Mais il avait senti en même temps qu’il pouvait tout atteindre à condition de toujours faire ce en quoi il croyait. Il pouvait entrer en contact avec cette force qui existait, ça ne dépendait que de lui.

Je pense à ses en­­fants ; des grands-mères, des grands-pères qui sont toujours des enfants. Et qui ont toujours perdu leur père. Qui se tiennent toujours par la main quand ils traversent une rue. Parce que très tôt ils n’ont compté que sur eux-mêmes. Je pense à Pedro qui était un bébé : vieil homme aux jambes tordues, au sourire bon, avec des lunettes à sautoir, et qui dit encore : « mon papa ». Ça ne s’arrête jamais. Les parents n’arrêtent jamais de vivre, ils ont beau être morts, ils restent vivants jusqu’à ce qu’on meure. Pedro, nourri au sein endeuillé de sa mère. Absorbant dans son petit corps son trop-plein de larmes. Baiana, qui continua à écrire des lettres auxquelles son père ne répondrait plus. Une année durant, dans la chaleur du Nordeste, les enfants portèrent leurs habits noirs, fermés jus­­qu’au menton.

Le temps passe. Dit-on. Comme s’il nous passait de­­vant. Mais c’est nous qui passons. 


 

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