vendredi 11 février 2022

[Slimani, Leïla] Le pays des autres 2 - Regardez-nous danser

 



 

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Titre : Le pays des autres 2 -
            Regardez-nous danser

Auteur : Leïla SLIMANI

Parution : 2022 (Gallimard)

Pages : 368

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Année après année, Mathilde revint à la charge. Chaque été, quand soufflait le chergui et que la chaleur, écrasante, lui portait sur les nerfs, elle lançait cette idée de piscine qui révulsait son époux. Ils ne faisaient aucun mal, ils avaient bien le droit de profiter de la vie, eux qui avaient sacrifié leurs plus belles années à la guerre puis à l’exploitation de cette ferme. Elle voulait cette piscine, elle la voulait en compensation de ses sacrifices, de sa solitude, de sa jeunesse perdue.

1968 : à force de ténacité, Amine a fait de son domaine aride une entreprise florissante. Il appartient désormais à une nouvelle bourgeoisie qui prospère, fait la fête et croit en des lendemains heureux. Mais le Maroc indépendant peine à fonder son identité nouvelle, déchiré entre les archaïsmes et les tentations illusoires de la modernité occidentale, entre l’obsession de l’image et les plaies de la honte. C’est dans cette période trouble, entre hédonisme et répression, qu’une nouvelle génération va devoir faire des choix. Regardez-nous danser poursuit et enrichit une fresque familiale vibrante d’émotions, incarnée dans des figures inoubliables.

 

Un mot sur l'auteur :

Leïla Slimani, née le 3 octobre 1981 à Rabat au Maroc, est une journaliste et écrivain franco-marocaine. Elle a notamment reçu le prix Goncourt 2016 pour son deuxième roman Chanson douce.

 

Avis :

Le premier tome de la saga Le pays des autres nous avait fait quitter Amine et Mathilde Belhaj dans l’agitation d’un Maroc à la veille de l’indépendance de 1956. Nous retrouvons le couple franco-marocain à la tête de son exploitation agricole de Meknès, devenue en cette année 1968 un domaine prospère dans un pays qui a retrouvé le calme.

L’aisance des Belhaj les classe désormais parmi l’élite du pays, leur permettant de se mêler aux riches Français restés sur place. Cette apparente égalité cache toutefois mal l’insidieuse et méprisante suffisance des anciens colons. Déchirés par leur ambiguïté face à ces Occidentaux qu’ils sont fiers d’imiter et de fréquenter tout en étant douloureusement conscients de leur assujettissement, ils trouvent un apaisement dans la réussite de leur fille Aïcha, devenue médecin après des études en France, mais vivent très mal les aspirations à l’émancipation de leur fils Sélim. Il faut dire qu’à chaque revendication au changement, la répression du pouvoir royal est violente, ensanglantant les manifestations étudiantes et réduisant au silence les opposants politiques, comme ces militaires publiquement exécutés après leur tentative avortée de coup d’état.

Pourtant, dans ce Maroc, où, plus de dix ans après l’indépendance, rien en semble avoir vraiment changé entre les privilégiés qui mènent grand train et le reste de la population qui vit dans la misère, le vent encore timide de la liberté ne semble demander qu’à prendre de l’ampleur, au travers de quelques esprits soucieux de l’identité et des spécificités marocaines, de femmes au tout début de la conquête d’une difficile émancipation, ou de jeunes hippies curieusement rassemblés à Essaouira.

Passionnante, cette vaste fresque se vit de l’intérieur, au travers d’une famille inspirée de celle de l’auteur. Histoire intime et évocation historique se mêlent ainsi étroitement pour donner à la narration intensité et profondeur, dans une reconstitution sensible et habitée dont le souffle n’a d’égal que sa subtilité. Ce deuxième tome que l’on pourra lire de préférence, mais pas nécessairement, après le premier, est une nouvelle réussite qui fait attendre impatiemment l’ultime volet de la trilogie. (4/5) 
 

 

Citations : 

Si les membres du Rotary insistèrent, s’ils se montrèrent si bienveillants, si attentionnés à l’égard d’Amine, c’est aussi parce qu’il était marocain et que le club voulait prouver, en intégrant des Arabes parmi ses membres, que le temps de la colonisation, le temps des vies parallèles, était terminé. Bien sûr, ils étaient nombreux à avoir quitté le pays au cours de l’automne 1956 quand la foule en colère avait envahi les rues et laissé libre cours à la folie sanguinaire. La briqueterie avait été incendiée, des hommes avaient été tués en pleine rue et les étrangers avaient compris qu’ils n’étaient plus chez eux. Certains avaient plié bagage, abandonnant derrière eux des appartements dont les meubles prirent la poussière avant d’être rachetés par une famille marocaine. Des propriétaires renoncèrent à leurs terres et aux années de travail auxquelles ils avaient consenti. Amine se demandait si c’étaient les plus peureux ou les plus lucides qui étaient rentrés chez eux. Mais cette vague de départs ne fut qu’une parenthèse. Un rééquilibrage avant que la vie ne reprenne son cours normal. Dix ans après l’indépendance, Mathilde devait admettre que Meknès n’avait pas tellement changé. Personne ne connaissait le nouveau nom des rues, le nom arabe, et on se donnait toujours rendez-vous sur l’avenue Paul-Doumer ou rue de Rennes, en face de la pharmacie de M. André. Le notaire était resté mais aussi la mercière, le coiffeur et sa femme, les propriétaires de la boutique de prêt-à-porter de l’avenue, le dentiste, les médecins. Tous voulaient continuer à jouir, avec plus de discrétion peut-être, avec plus de retenue, des joies de cette ville fleurie et coquette. Non, il n’y eut pas de révolution mais seulement un changement dans l’atmosphère, une réserve, une illusion de concorde et d’égalité. Pendant les dîners du Rotary, aux tables où se mêlaient les bourgeois marocains et les membres de la communauté européenne, il semblait que la colonisation n’avait été rien d’autre qu’un malentendu, une erreur dont les Français à présent se repentaient et que les Marocains faisaient semblant d’oublier. Certains tenaient à le dire, jamais ils n’avaient été racistes et toute cette histoire les avait terriblement gênés. Ils juraient qu’ils étaient soulagés à présent, que les choses étaient claires et qu’ils respiraient mieux, eux aussi, depuis que la ville avait rejeté la mauvaise graine. Les étrangers faisaient attention à ce qu’ils disaient. S’ils n’étaient pas partis, c’était pour ne pas précipiter la ruine d’un pays qui avait besoin d’eux. Bien sûr, un jour, ils laisseraient la place, ils s’en iraient et le pharmacien, le dentiste, le médecin ou le notaire seraient marocains. Mais en attendant, ils restaient et se rendaient utiles. Et puis, ils n’étaient pas si différents de ces Marocains assis à leurs tables. Ces hommes élégants et ouverts, ces colonels ou hauts fonctionnaires dont la femme arborait des robes occidentales et les cheveux courts. Non, ils n’étaient pas si différents de ces bourgeois qui, sans culpabilité, sans arrière-pensées, laissaient des enfants pieds nus porter leurs courses devant le marché central. Qui refusaient de céder aux supplications des mendiants « car ils sont comme les chiens qu’on nourrit sous la table. Ils s’habituent et perdent le peu d’attrait qu’ils ont pour l’effort et le travail ». Les Français n’auraient jamais osé dire qu’elle était affligeante, cette propension du peuple à mendier et à se plaindre. Ils n’auraient jamais osé, comme le faisaient les Marocains, incriminer la malhonnêteté des bonnes, la paresse des jardiniers, l’arriération du petit peuple. Et ils riaient, un peu trop fort, quand leurs amis meknassis se désespéraient de construire un jour un pays moderne avec une population d’analphabètes. Ces Marocains, au fond, étaient comme eux. Ils parlaient la même langue, voyaient le monde de la même manière, et il était difficile de croire qu’ils aient pu, un jour, ne pas appartenir au même camp et se considérer comme des ennemis.
 
 
Le monde fonctionnait ainsi : les anciens transmettaient leur art aux plus jeunes et le passé pouvait continuer d’infuser le présent. C’est pour cela qu’il fallait embrasser l’épaule ou la main de son père, qu’il fallait se baisser en sa présence et lui signifier son entière soumission. On ne se libérait de cette dette que le jour où l’on devenait soi-même père et où l’on pouvait dominer à son tour. La vie ressemblait à la cérémonie d’allégeance où tous les dignitaires du royaume, tous les chefs de tribu, tous les hommes fiers et beaux dans leur djellaba blanche, dans leur burnous, embrassaient la paume du souverain.


Elle pensa alors à une expression en arabe que son père utilisait souvent : « Si Dieu veut punir une fourmi, il lui donne des ailes. » Aïcha était une fourmi, appliquée et besogneuse. Et elle n’avait aucune intention de s’envoler.


Mehdi avait onze ans au moment de l’indépendance. Comme les autres élèves, il avait assisté aux rassemblements de la foule, à l’explosion de joie qui avait suivi le retour du roi, et il était fier de son pays et de sa souveraineté retrouvée. Il éprouvait à l’égard des Français des sentiments ambivalents. Devant ses camarades, il feignait de détester les Blancs, les chrétiens, les affreux impérialistes. Il les couvrait d’insultes et prétendait que s’il apprenait leur langue, leurs lois et leur histoire, c’était en réalité pour mieux s’émanciper. Pour les prendre à leur propre jeu, comme l’expliquaient à l’époque les nationalistes. En vérité, il leur vouait une admiration pleine de jalousie et pensait que sa vie ne pouvait avoir qu’un but : devenir comme eux.


Là, sur les quatre-vingts kilomètres de côtes qui séparaient Casablanca de Rabat, le maréchal Lyautey avait nourri le rêve de bâtir une Californie française. Il pensait que c’était l’océan qui donnerait à ce pays sa force, sa fortune, et il s’étonnait que ses habitants aient si longtemps vécu en lui tournant le dos. De Rabat il fit sa capitale, renvoyant la prestigieuse cité de Fès au passé. Et à la place de la petite ville portuaire qu’était Casablanca, il ambitionna de construire la vitrine du Maroc moderne. Un Maroc où les habitants s’occuperaient à gagner de l’argent et à jouir des plaisirs de la vie. Un Maroc bien loin de celui des cités impériales, des médinas étouffantes, des riads aux murs sans fenêtres derrière lesquels des familles entières vivaient confites dans les traditions. Non, ici, au bord de l’océan, il érigerait une ville pour les conquérants, les pionniers, les hommes d’affaires, les femmes en goguette et les touristes en mal d’exotisme. Une ville d’ouvriers et de milliardaires avec de grandes avenues plantées de palmiers, des restaurants et des cinémas, des immeubles Art déco à la blancheur immaculée. Ici, les meilleurs architectes de métropole feraient sortir de terre des buildings en béton avec ascenseur, chauffage central et parking souterrain. Une ville comme un décor de cinéma, baignée de lumière jaune, où les passants joueraient le scénario qu’on aurait écrit pour eux. Fini les pachas pansus, les sultans paresseux, les femmes en haïk cloîtrées dans des palais humides. Fini les guerres tribales, les famines paysannes, toute cette pudeur et cette arriération qui avaient prospéré à l’abri des montagnes. La « côtière » tiendrait lieu de nouvelle frontière et tous les ambitieux rêveraient de leur conquête de l’Ouest.
 
 
Sur ces quatre-vingts kilomètres de côtes se concentraient la Cour et la bourgeoisie capitaliste. Cette bande de terre accueillait les allées et venues d’une élite qui depuis quelques années avait pris goût aux bains de mer, aux après-midi au soleil, aux clubs privés avec piscine. On allait de Rabat à Skhirat, de la plage de Sable d’or à celle de Bouznika, du casino de Fedala à la Corniche de Casablanca. Des restaurants, tenus par des Espagnols ou des Français, servaient des poissons grillés que les clients mangeaient avec les doigts en buvant dans des verres bas un vin tannique qui poussait à faire la sieste. Sur ces terrasses flottait une odeur d’ail grillé, de friture de poisson et de zeste d’orange. Dans l’arrière-salle, on jouait des airs de jazz ou des morceaux de variété française que les clients connaissaient par cœur et qu’ils entonnaient en riant.
Si un étranger était entré dans le cabanon au cours d’une soirée de l’été 1969, il se serait sans doute étonné de voir réunie sous le même toit une assemblée aussi hétéroclite. Toutes sortes de spécimens entouraient Henri et Monette. Certains étaient proches du palais, d’autres sortaient de nulle part et n’avaient ni clan, ni soutien, ni argent. Un patron de syndicat étudiant, marié à une libraire de la région lilloise, côtoyait le fils d’un riche industriel casablancais, un étudiant juif pro-palestinien ou un jeune prodige en mathématiques originaire de Sidi Kacem. Des hommes qui gravitaient dans les cercles du pouvoir trinquaient avec ceux qui voulaient le renverser. Des étudiants de la petite classe moyenne, fils d’artisans ou de boutiquiers, s’imaginaient un jour devenir ministres et faire construire une maison avec piscine dans les beaux quartiers de Rabat. Tous avaient une chose en commun, une chose encore exceptionnelle dans ce pays neuf. Ils avaient fait des études et cela leur donnait le droit de rêver à un avenir radieux.


Le pays est au bord de la révolution, le peuple vit dans la misère et M. Roland Barthes va nous faire l’honneur de nous enseigner Proust et Racine ! Mais qu’est-ce que les Marocains en ont à faire de Proust à la fin ? On porte vos vêtements, on écoute votre musique, on regarde vos films. Dans les cafés de Casablanca, les jeunes lisent Le Monde et jouent au tiercé sur des chevaux qui courent à Paris. Quand est-ce qu’on va comprendre que nous devons développer notre propre personnalité, connaître notre propre culture, reprendre notre destin en main ?


Il était hanté par le souvenir de ces journées de mars 1965 où des centaines de lycéens s’étaient jetés dans les rues de Casablanca pour protester contre une circulaire interdisant aux élèves de plus de seize ans l’accès au lycée. À l’époque il vivait encore en ville, dans le quartier Gauthier. Il les avait vus traverser les avenues inondées de soleil et marcher jusqu’au quartier ouvrier de Derb Sultan. Les garçons portaient des filles sur leurs épaules. Ils hurlaient : « Nous voulons apprendre ! », « Hassan II tire-toi, le Maroc ne t’appartient pas ! », « Du pain, du travail et des écoles ! ». Rejoints par leurs parents, par les chômeurs et par les miséreux des bidonvilles, ils avaient dressé des barricades et incendié des bâtiments. Le lendemain, Henri était passé devant le commissariat central et avait regardé la foule de parents, le visage marqué par l’inquiétude, mendiant des nouvelles de leurs enfants disparus. Contre le mur des remparts de la nouvelle médina, des lycéens, les mains dans le dos, étaient tenus en joue par l’armée. Henri pouvait encore entendre le bruit des balles, des tirs de mortiers, des sirènes d’ambulances et, surtout, des pales d’un hélicoptère d’où, dit-on, le général Oufkir tirait directement sur la foule. Les jours suivants, Henri avait vu des traces de sang sur les pavés de Casablanca et il avait pensé que le pouvoir adressait un avertissement à la foule. Ici, on tirait même sur des enfants, l’ordre ne se négociait pas. Le 29 mars, Hassan II avait fait cette déclaration : « Il n’y a pas de danger aussi grave pour l’État que celui d’un prétendu intellectuel. Il aurait mieux valu que vous soyez des illettrés. » Le ton était donné.
 
 
Le lendemain, le roi recevait une délégation de chefs d’État étrangers et comme chaque fois que ce genre d’événements se produisaient, Omar et ses hommes étaient chargés de nettoyer le parcours. Balayer les mendiants, arracher les clochards à leurs abris de fortune, faire disparaître les fous, les agités, les perturbateurs. Ce soir, il faisait un dernier tour de garde et au matin, les rues seraient propres. Il n’y aurait rien à voir.  
« Ce qui ne se voit pas n’existe pas. »
Si on lui demandait en quoi consistait son travail, il lui suffirait de répondre ça. Faire disparaître ce qui ne peut être vu. Engloutir, effacer, étouffer, ensevelir. Voiler. Ériger des murs. Creuser des trous. Omar était maître dans l’art de l’enfouissement et du secret. Personne ne savait aussi bien que lui opposer un silence opaque et tranquille à ceux qui posaient des questions. Rien n’aurait pu le faire flancher, pas même le visage éploré des mères qui cherchaient leurs enfants ou les supplications d’une jeune épouse dont le mari avait, un matin, disparu. En 1965, pendant les émeutes étudiantes, il avait participé à effacer les traces du massacre. Avec ses hommes, il avait pris le contrôle de la morgue d’Aïn Chock et pendant des jours, personne ne put y entrer ou en sortir sans qu’Omar donne son aval. Des familles s’étaient réunies devant le bâtiment, réclamant les dépouilles. Il les fit évacuer. Puis une nuit, ils chargèrent les corps à l’arrière d’un pick-up, tous phares éteints. Des corps frêles et légers, des cadavres d’adolescents et d’enfants qui ne pesaient rien dans les bras des flics chargés de les transporter. Ils roulèrent jusqu’au cimetière désert et Omar se souvenait encore du reflet de la lune sur les tombes et de ces trous qui avaient été creusés, à des endroits dispersés, éloignés les uns des autres. Les policiers commencèrent à décharger le pick-up. Quelqu’un voulut prier mais Omar l’en empêcha. Dieu n’avait rien à faire là.
Dans ce pays de misère, il suffisait de glisser quelques billets. Au médecin qui témoignerait qu’il n’avait vu aucun blessé. Au fossoyeur qui, pour quelques dirhams, oublierait qu’il avait creusé des tombes pour des enfants assassinés.


Le mur s’étendait sur une partie de la route côtière, entre Rabat et Casablanca, et il était assez haut pour cacher à la vue des automobilistes l’intérieur du bidonville. Omar supervisa les travaux. Il fit construire le mur par les habitants eux-mêmes. Il leur expliqua qu’il s’agissait de protéger leurs enfants, qui pourraient avoir envie de traverser la route et se retrouveraient sous les roues du bolide d’un grand bourgeois. On ne pourrait alors plus rien pour eux. Rien du tout. C’était pour leur bien et le bien de leurs femmes qui, comme toutes les femmes, aimaient un peu trop fureter et faire des clins d’œil aux beaux garçons qui passent. Ce mur, leur dit-il, c’est pour que vous n’ayez pas honte de la laideur de votre existence, de vos maisons en tôle, des ruelles boueuses, des vêtements défraîchis qui pendent sur les cordes à linge. Vous voulez que tout le monde voie battre dans le vent les culottes de vos femmes, les blouses minables de vos enfants ?


La pensée de Sabah lui écrasait l’estomac. Sa fille, qu’elle n’arrivait pas à aimer et qu’elle ne pouvait s’empêcher de considérer comme un accident, un malheur inévitable. Sabah, depuis toujours, l’empêchait. Déjà, lorsqu’elle la portait dans son ventre, lorsque le bébé grossissait en elle, elle le vivait comme une malédiction, une entrave à sa solitude. Les hommes ne pouvaient pas comprendre ça. Cette propension qu’ont les autres à vous coloniser de l’intérieur. Ce désir qu’ils ont de s’enfoncer en vous et de vous envahir. Les fœtus qui grandissent dans vos entrailles. Les sexes qui vous pénètrent et veulent que vous soyez aussi profondes que possible, aussi humides qu’une jungle tropicale. « Les femmes, pensa-t-elle, sont comme ces pays que des troupes dévastent, dont ils brûlent les champs, jusqu’à ce que les habitants aient oublié leur langue et leurs dieux. »
 
 
Il régnait, dans l’immense entrepôt, un bruit infernal. Seules des femmes travaillaient. Elles étaient au moins deux cents, peut-être plus. Elles travaillaient debout, habillées légèrement malgré le froid. Leurs pieds – elles n’avaient pour la plupart que des sandales en caoutchouc – trempaient dans l’eau saumâtre, à laquelle se mêlaient du sang et des entrailles de poisson. Sur le dos, certaines portaient de petits enfants qu’elles parvenaient à faire taire en remuant de gauche à droite et en claquant la langue. Elles écaillaient le poisson à toute vitesse et des contremaîtres hurlaient pour accélérer la cadence.


En 1962, on distribua dans les cafés de Rabat et de Casablanca des écrans de télévision. « C’est gratuit, c’est un cadeau du roi ! » expliquèrent les fonctionnaires. Ils incitèrent les cafetiers à garder la télévision allumée, aussi souvent que possible, pour pousser le bon peuple à voter pour la nouvelle Constitution. Au début, les gens se méfièrent de cette boîte maudite et les plus vieux, les anciens, refusèrent d’y jeter un œil. Puis ils s’habituèrent et dans les salons bourgeois, dans les appartements des fonctionnaires, apparut la télévision. L’après-midi, pendant qu’elles cuisinaient, les ménagères laissaient l’appareil allumé et elles épluchaient leurs carottes, déplumaient leurs poulets devant l’écran. Ce n’était plus, alors, l’oignon qui les faisait pleurer mais les chagrins d’amour d’une jeune Égyptienne que son amant avait abandonnée. Certains disaient que le roi lui-même décidait des programmes. Il lui arrivait d’appeler le siège de la chaîne nationale pour couper la diffusion d’un film qu’il jugeait médiocre. Le film s’arrêtait avant la fin, pas assez drôle, trop long, ennuyeux. Et le lendemain, sur les marchés de la ville, les gens faisaient des paris. Les héros s’étaient-ils finalement retrouvés ? La belle jeune femme, celle avec de longs cheveux bruns, était-elle autorisée par son père à se marier ? Dans le secret des salons familiaux, certains s’agaçaient : ils n’avaient pas les mêmes goûts que Sa Majesté.


Mathilde comprit alors que toute sa vie, son mari aurait peur qu’on lui arrache ce qu’il avait conquis. Pour lui, tout bonheur était insupportable puisqu’il l’avait volé aux autres.


L’âge ne suffisait pas à effacer les illusions. Tout aurait été tellement plus facile si les idéaux mouraient vraiment. Si le temps les faisait disparaître pour toujours et qu’ils ne trouvaient plus, en votre for intérieur, aucune attache. Mais les illusions restent là, tapies en vous, quelque part. Abîmées, flétries. Comme un remords ou une vieille blessure qui se réveille les soirs de mauvais temps. On ne s’en débarrasse pas. On fait semblant d’y être indifférent. Toutes ces années, il avait connu une sorte d’exil intérieur. Survivait en lui une personnalité clandestine, réduite au silence et à l’immobilité, et qu’il ne laissait s’échapper qu’à de très rares occasions. Toute sa vie, plus que des autres, il s’était méfié de lui-même.
Comment fait-on pour vivre en lâche ? Pour se lever comme un lâche, s’habiller comme un lâche, manger comme un lâche et aimer une femme en gardant au fond de l’esprit et du cœur la conscience de sa lâcheté ? Comment fait-on pour vivre avec ça ? Et pour être heureux ?
 
 
Une fois par mois, Fatima rentrait chez elle, au bidonville. Dès qu’elle franchissait la porte de la baraque, sa mère réclamait l’argent et Fatima lui tendait sa paie. La mère passait la langue sur son index et comptait les billets en silence. Elle ne savait pas lire mais compter, ça elle savait. Elle faisait des petits tas avec les billets et les rangeait, pliés en quatre, dans son soutien-gorge. Une fois, Fatima lui demanda à quoi chaque tas correspondait et sa mère répondit : « Occupe-toi de travailler. Ne te mêle pas de ça. » Au bidonville, rien ne changeait. Ni dans le paysage, ni dans les maisons, ni même dans les conversations ou dans les habitudes. On ruminait les mêmes problèmes, on souffrait encore et toujours des mêmes maux, on mourait des mêmes maladies et on se plaignait des mêmes douleurs. Fatima comprit alors que c’était cela la misère : un monde qui ne change pas. Les bourgeois, les gens riches et instruits, quand ils se rencontrent, se demandent toujours ce qu’il y a de neuf. La vie leur réserve des surprises. Ils parlent d’avenir et même de révolution. Ils croient que le changement est possible.

 

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