mardi 15 février 2022

[Dalembert, Louis-Philippe] Milwaukee Blues

 


 

 

J'ai aimé

Titre : Milwaukee Blues

Auteur : Louis-Philippe DALEMBERT

Parution : 2021 (Sabine Wespieser)

Pages : 288

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Depuis qu’il a composé le nine one one, le gérant pakistanais de la supérette de Franklin Heights, un quartier au nord de Milwaukee, ne dort plus : ses cauchemars sont habités de visages noirs hurlant « Je ne peux plus respirer ». Jamais il n’aurait dû appeler le numéro d’urgence pour un billet de banque suspect. Mais il est trop tard, et les médias du monde entier ne cessent de lui rappeler la mort effroyable de son client de passage, étouffé par le genou d’un policier.

Le meurtre de George Floyd en mai 2020 a inspiré à Louis-Philippe Dalembert l’écriture de cet ample et bouleversant roman. Mais c’est la vie de son héros, une figure imaginaire prénommée Emmett – comme Emmett Till, un adolescent assassiné par des racistes du Sud en 1955 –, qu’il va mettre en scène, la vie d’un gamin des ghettos noirs que son talent pour le football américain promettait à un riche avenir.

Son ancienne institutrice et ses amis d’enfance se souviennent d’un bon petit élevé seul par une mère très pieuse, et qui filait droit, tout à sa passion pour le ballon ovale. Plus tard, son coach à l’université où il a obtenu une bourse, de même que sa fiancée de l’époque, sont frappés par le manque d’assurance de ce grand garçon timide, pourtant devenu la star du campus. Tout lui sourit, jusqu’à un accident qui l’immobilise quelques mois… Son coach, qui le traite comme un fils, lui conseille de redoubler, mais Emmett préfère tenter la Draft, la sélection par une franchise professionnelle. L’échec fait alors basculer son destin, et c’est un homme voué à collectionner les petits boulots, toujours harassé, qui des années plus tard reviendra dans sa ville natale, jusqu’au drame sur lequel s’ouvre le roman.

La force de ce livre, c’est de brosser de façon poignante et tendre le portrait d’un homme ordinaire que sa mort terrifiante a sorti du lot. Avec la verve et l’humour qui lui sont coutumiers, l’écrivain nous le rend aimable et familier, tout en affirmant, par la voix de Ma Robinson, l’ex-gardienne de prison devenue pasteure, sa foi dans une humanité meilleure.

 

   

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Louis-Philippe Dalembert est né à Port-au-Prince et vit à Paris. Depuis 1993, il publie chez divers éditeurs, en France et en Haïti, des nouvelles, de la poésie – notamment aux éditions Bruno Doucey –, des essais et des romans. Ses romans paraissent désormais chez Sabine Wespieser éditeur : Avant que les ombres s’effacent (2017) a remporté le prix Orange du Livre et le prix France Bleu/Page des libraires ; Mur Méditerranée, paru en août 2019, a été lauréat du prix de la Langue française, des prix Goncourt de la Suisse et de la Pologne et finaliste du prix Goncourt des lycéens. Son nouveau roman, Milwaukee Blues, a paru pour la rentrée littéraire 2021.

Pensionnaire de la Villa Médicis (1994-1995), écrivain en résidence à Jérusalem et à Berlin, l’auteur a été professeur invité dans de nombreuses universités américaines, notamment à l’université Wisconsin-Milwaukee. Pour y séjourner régulièrement depuis les années 1980, il connaît bien les États-Unis où, comme nombre de Haïtiens, vit une partie de sa famille.

 

 

Avis :

Emmet est mort comme George Floyd, cet afro-américain étouffé par le genou d’un policier blanc en mai 2020. Avant que n’aient lieu ses funérailles, suivies d’une marche de protestation, les témoignages de ceux qui l’ont connu et apprécié – son ancienne institutrice, ses amis d’enfance, ses ex-compagnes et son coach sportif – évoquent tour à tour le terrible parcours de cet homme issu des ghettos noirs de Milwaukee. Elevé par une mère stricte et pieuse, Emmet obtient une bourse et accède à l’enseignement supérieur grâce à ses exceptionnels talents de footballeur. Mais un accident anéantit ses projets et le renvoie à la précarité de son quartier déshérité. Il y végète sans espoir, en cumulant les petits boulots, jusqu’au drame, vingt ans plus tard…

D’Emmet Till, adolescent noir lynché en 1955, à George Floyd, assassiné en 2020, le personnage fictif au coeur de ce récit permet très symboliquement à Louis-Philippe Dalembert de faire entrer en résonance soixante-cinq ans d’Histoire raciale américaine. L’auteur ponctue son texte de mille références historiques et musicales, autant de témoins du long chemin entamé depuis l’époque du mouvement américain des droits civiques. Il s’appesantit sur ces véritables culs-de-basse-fosse que sont ces quartiers noirs américains dont on ne s’extrait quasiment jamais, discrimination raciale et fracture sociale entretenant désespérément leur engrenage de roue et vis sans fin. Malgré tout, au vu des mouvements de protestation et des mobilisations de plus en plus visibles, individuelles ou collectives, auxquelles il rend maints hommages dans son roman, il se prend à espérer qu’advienne un jour où les Emmet Till et les George Floyd feront enfin partie d’un passé révolu.

La thématique et la portée du texte, la richesse de ses références historiques et culturelles, ainsi que l’originalité du parti-pris narratif, ont indéniablement de quoi emporter tous les suffrages. Et même si, dans son souci de pondération et de maîtrise de l’émotion, le récit semble parfois peiner à s’incarner, notamment dans la succession un peu monotone et répétitive des monologues des différents personnages, un peu semblable à une série de dépositions dans un procès, il impressionne par sa capacité à prendre du recul et à ouvrir des perspectives sur un sujet encore sous le choc de l’actualité.

Ce roman documenté et soigneusement mesuré traite son sujet avec intelligence et sérieux. Il nous en livre une mise en perspective lucide et néanmoins pleine d’espoir, utile et nécessaire, qui justifie pleinement l’effort de sa lecture. (3,5/5)

 

Citations :

Aux dernières nouvelles, tous ces potes, ou presque, vivotent de job en job. À quoi bon partir si c’est pour aller faire ailleurs le même boulot de chiottes qu’en restant chez toi ? Comme ce cousin qui a fini par monter une supérette à Evanston, dans la banlieue nord de Chicago, où un habitant sur trois est haïtien, enfin presque, alors qu’il aurait suffi de reprendre celle de ses parents ici. Au fond, ces mecs avaient juste envie de changer d’horizon. Respirer un autre air, où tout semble possible. Où les rêves les plus fous sont permis, voire encouragés. C’est la grande force de ce pays. C’est pas comme au Pakistan où, enfant puis adolescent, j’ai passé deux étés avec mes vieux. Ici, il y a toujours un endroit où aller planter sa tente pour essayer de changer son rêve en réalité. Même si, à l’arrivée, tu te fais carotter par plus malin que toi, que tu crèves la gueule ouverte, sans jamais y parvenir. Au moins, tu meurs avec l’espoir en étendard. Il n’y a pas pire que crever sans espoir.


As-tu déjà vécu, ne serait-ce qu’un instant, en étant obligée de raser les murs ? me dit-il. Pas parce que les autres te le commandent avec des mots, mais par leur regard. À chaque coup d’œil, ils te font sentir que t’as pas le droit d’être là. Alors, pour éviter ces regards assassins, tu rases les murs. T’exiges rien, tu revendiques rien. Tu prends l’habitude d’être transparent, d’être une ombre. De pas faire de vague pour pas être remarqué, car t’es pas à ta place.


Étions-nous repus d’amour, lovés dans les bras l’un de l’autre, fantasmant à propos de tout et de rien, de l’endroit où nous aimerions construire notre nid, des prénoms de nos enfants, qu’il répondait aussi sec :
« Et où est-ce qu’on les fera grandir, ces enfants ? T’es pas sans savoir que, pour louer ou acheter dans certains endroits, c’est toute la communauté qui décide si on va t’accueillir ou pas.
– Et alors ? On en trouvera bien une qui voudra de nous…
– … qu’on n’aurait sûrement pas choisie si on avait le choix. Et si par hasard on nous acceptait dans un quartier blanc, nos enfants se feront contrôler à chaque coin de rue. En plus d’être stigmatisés, ils seront toujours la copine ou le copain noirs que les parents de leurs camarades exhiberont pour montrer qu’ils sont progressistes.
– On n’est pas obligés d’aller vivre dans un quartier blanc, tu sais.
– Et toi, tu sais pas de quoi tu parles. Notre couple aura déjà explosé avant qu’on n’ait les moyens d’aller vivre dans un quartier de classes moyennes noires, qu’on trouve d’ailleurs pas dans toutes les villes. En attendant, tu tiendrais pas six mois dans un lieu comme Franklin Heights.
 
 
À force de parler de problèmes imaginaires avant même de les vivre, nous sciions, sans nous en rendre compte, la branche sur laquelle notre couple était assis. C’est peut-être ça, la force délétère du système : t’empêcher de vivre ta vie comme tu l’entends, avec qui tu l’entends ; mais il le fait de façon telle que cela paraisse un choix de ta part.


On ne change pas tout ce que l’on combat. Mais rien ne peut être changé tant que l’on n’y a pas fait face. (JAMES BALDWIN)

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire