mercredi 27 janvier 2021

[Dorchamps, Olivier] Ceux que je suis

 




Coup de coeur 💓

 

Titre : Ceux que je suis

Auteur : Olivier DORCHAMPS

Parution : 2019

Editeur : Finitude

Pages : 256

 

  

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« Le Maroc, c’est un pays dont j’ai hérité un prénom que je passe ma vie à épeler et un bronzage permanent qui supporte mal l’hiver à Paris, surtout quand il s’agissait de trouver un petit boulot pour payer mes études. »
Marwan est français, un point c’est tout. Alors, comme ses deux frères, il ne comprend pas pourquoi leur père, garagiste à Clichy, a souhaité être enterré à Casablanca. Comme si le chagrin ne suffisait pas. Pourquoi leur imposer ça ?
C’est Marwan qui ira. C’est lui qui accompagnera le cercueil dans l’avion, tandis que le reste de la famille ­arrivera par la route. Et c’est à lui que sa grand-mère, dernier lien avec ce pays qu’il connaît mal, racontera toute l’histoire. L’incroyable histoire.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Olivier Dorchamps est franco-britannique. Issu d’une famille cosmopolite, il a grandi à Paris et vit à Londres d’où il a choisi d’écrire en français. Il pratique l’humour, l’amitié et la boxe régulièrement.

 

 

Avis :

Nés en région parisienne, Ali, Marwan et Foued, respectivement avocat, agrégé d’histoire et brillant étudiant, font la fierté de leurs parents qui, immigrés marocains menant une vie modeste à Clichy, ont tout sacrifié à la réussite de leurs fils. Quelle n’est pas la stupéfaction des trois frères, élevés dans l’obsession de leur intégration française, lorsqu’à son décès, leur père leur laisse des instructions précises en vue de son inhumation à Casablanca. Le voyage et la cérémonie seront l’occasion, pour Marwan en particulier, d’une confrontation avec l’histoire familiale, pleine de secrets longtemps tus, et d’une réconciliation, enfin, des deux parts de son identité.

L’on ne cesse de s’étonner, au long de cette lecture, de ce que l’auteur n’ait aucune racine marocaine et que ses personnages soient fictifs, tant la justesse du roman évoque une authenticité autobiographique. Aux côtés de Marwan, le lecteur explore un Maroc restitué avec une vividité qui l’enveloppe de couleurs, de bruits et d’odeurs. Dans ce cadre et dans un contexte douloureux de deuil familial qui nous fait par ailleurs découvrir les rites funéraires musulmans, se dévoilent peu à peu pour Marwan des facettes insoupçonnées de ses parents, grands-parents et autres membres de la famille, tous unis par un drame et un secret dont il était bien loin de se douter de leurs répercussions sur sa propre existence. Tout en pudeur et en finesse et avec une intensité dramatique croissante, le récit nous fait ressentir les déchirures et les tiraillements schizophrènes de l’exil et de l‘appartenance biculturelle, la complexité pour les émigrés et leurs descendants des rapports à leurs origines, et leur éternelle sensation d’être étrangers partout.

Superbement écrit et d’une parfaite justesse, ce premier roman pétri de délicatesse et de subtilité nous livre une exploration sensible, émouvante et captivante du thème de l’identité, des racines et de l’appartenance culturelle. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations : 

Soudain, un brouhaha déverse une cohorte de croyants vers la fontaine. Leur anarchie me bouscule. On se lave les mains et le visage en parlant fort, on joue des coudes pour se rapprocher de l’eau sans se soucier des autres. Ces ablutions terminées, le troupeau se rue vers la sortie du parc, me happant malgré moi jusqu’à l’entrée de la mosquée. Les retardataires dévalent la rue à toute berzingue, fendant la cohue de leur empressement. Le fourmillement se déverse de toutes parts sous les incantations du muezzin, se déchausse à la va-vite en s’appuyant sur son voisin, s’enfonce à l’intérieur en hochant du chef, puis s’évanouit dans la géométrie colorée et rafraîchissante des mosaïques. La voix du muezzin meurt enfin. Le soleil écrase la mosquée de sa chaleur estivale. La Foi a avalé ses fidèles le temps d’une prière, abandonnant derrière elle une marée de babouches et de sandales alignées en rangs d’oignons à même le trottoir.

Si mes parents ont quitté le Maroc, c’était pour commencer une nouvelle vie, pas pour prolonger celle qu’ils avaient ici. Bien sûr, la nostalgie du pays les hantait ; ma mère ne disait-elle pas qu’au Maroc, ils se sentaient vivants ? Ils y avaient leurs amis, leurs habitudes, leurs souvenirs, mais en France, il y avait la Liberté.

Les tombes ici sont différentes d’en France. (…)
Les tombes sont recouvertes de terre battue ou de gravier blanc. Une petite plaque à même le sol en indique le numéro, parfois un verset du Coran, parfois le nom du défunt, même si c’est en principe interdit. La mort est anonyme ici. Les corps n’existent plus. La vie s’efface, sans fleurs ni fioritures. Juste les herbes folles.

Il y a deux sortes de souvenirs Marwan, ceux que l’on a de quelqu’un et ceux que l’on a avec quelqu’un. Les plus importants sont les deuxièmes.

À l’époque, les riches familles de Casa et de Rabat achetaient des petites filles de la campagne et en faisaient leurs soubrettes. Une espèce d’esclavage où tout le monde, sauf les fillettes, trouvait son compte. C’était une pratique courante qu’on n’a jamais remise en cause du temps des Français. Ça continue encore aujourd’hui, intervient Kabic, mais on s’arrange en disant que les petites sont embauchées, pas vendues. Les riches paient un salaire de misère à la famille restée au pays, mais les gosses ne revoient jamais leurs parents. Observe bien dans les quartiers rupins de Casa, à Anfa, à Ain Dieb, tu verras des gamines de quatorze ans, habillées comme des princesses, sac à main Chanel au bras, qui font du lèche-vitrines en fin de semaine. Même les fillettes de Neuilly ou du XVIe arrondissement de Paris sont moins privilégiées. Leurs servantes ont le même âge et portent leurs emplettes, en retrait. Il n’y a pas eu de Révolution ici, et encore moins pendant le Protectorat ! Les Français n’ont rien trouvé à redire quand ils sont arrivés, ils ont laissé leurs principes républicains et leurs Droits de l’Homme de leur côté de la Méditerranée et se sont prélassés ici comme des bourgeois de l’Ancien Régime. Je me souviens, le jour où tu as étudié ça à l’école, Marwan et que tu me le racontais en rentrant. Je me disais, les privilèges, ça existe partout mais en France, on se fait au moins croire qu’on les a abolis.

Dans une société où l’arrivée d’un fils est toujours fêtée et celle d’une fille est maudite, la virginité exerce une dictature à laquelle les femmes n’ont d’autre choix que de se soumettre. La tradition a la vie dure, et si le Coran recommande à tous l’abstinence jusqu’au mariage, celle-ci n’est imposée qu’aux femmes. Dans une paradoxale ironie, rester pure permet aux jeunes filles de manipuler le joug des hommes et de s’élever socialement même si, la plupart du temps, leurs pères ou leurs frères se chargeront de négocier leur virginité au plus offrant. C’est la seule richesse qui ne se préoccupe ni de la naissance, ni de la fortune de celle qui la possède. Même si les filles ont moins de scrupules à la perdre de nos jours, elles savent que leurs chances de trouver un mari en dépendent. Aujourd’hui, bien sûr, une simple opération chirurgicale permet de redevenir vierge et celles qui peuvent se l’offrir n’hésitent pas à se faire recoudre l’hymen à grands frais. Pour les autres, la majorité miséreuse, on trouve sur les marchés de petites poches de sang de poulet que la mondialisation importe de Chine. Une seule, judicieusement placée, suffira à donner le change. Elle crèvera sous l’acharnement plus ou moins expert du jeune marié, libérant la précieuse goutte de sang, honneur des deux familles, que les draps nuptiaux auront vite fait d’absorber. Pas de pitié cependant si la supercherie est découverte ! À peine épousée, la jeune mariée finira battue, répudiée et endossera la hchouma1 pour le reste de son existence. 

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