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mercredi 19 février 2025

[Laurens, Camille] Ta promesse

 





 

J'ai beaucoup aimé

Titre : Ta promesse

Auteur : Camille LAURENS

Edition : 2025 (Gallimard)

Pages : 368








 

Présentation de l'éditeur :   

« Au moment où s’ouvre ce livre, je romps une promesse. Lorsque je l’ai faite, c’est idiot, j’étais sûre que je la tiendrais. Enfin, idiot, je ne sais pas. La moindre des choses, quand on fait une promesse, n’est-ce pas d’y croire ? »
Que s’est-il passé avec son compagnon pour que la romancière Claire Lancel doive se défendre devant un tribunal ? Au fil du récit, elle raconte comment elle s’est peu à peu laissé entraîner dans une histoire faite de manipulations et de mensonges.
Dans ce roman haletant comme un thriller, Camille Laurens questionne le narcissisme contemporain, l’absence d’empathie, et se demande comment sauver l’amour de ses illusions. Elle nous invite à le célébrer et à le vivre, au-delà des promesses trahies.


Le mot de l'éditeur sur l'auteur :  

Romancière, essayiste, Camille Laurens a publié une trentaine d’ouvrages. Elle est membre de l'Académie Goncourt.

 

 

Avis :

Dans une histoire d’amour et d’emprise racontée comme un thriller, Camille Laurens sème malicieusement les concordances avec son propre vécu pour mettre en évidence les mécanismes de la perversion narcissique et dénoncer les dérives déshumanisantes de la société contemporaine.

« Le début de l’histoire contient sa fin. » C’est d’ailleurs par cette dernière que s’ouvre le récit, annonçant d’emblée l’issue dramatique de ce qui commence comme un amour heureux, un bonheur que sinon l’on aurait pu, comme initialement la narratrice, croire sans histoire, aveugle aux signes que tous, avocats, témoins, juge et bien sûr elle-même, vont maintenant s’attacher à déchiffrer et à relier pour tâcher de comprendre ce qui a bien pu dérailler jusqu’au coma pour lui  et l’inculpation pour elle.

Points de vue et regard se succèdent donc pour raconter l’amour fou entre Claire, écrivain reconnue et estimée, et Gilles, créateur de spectacles de marionnettes. Un amour sans nuage apparent, scellé par une double promesse : elle n’écrirait jamais sur lui, il ne la trahirait jamais. Pourtant, pour qui sait être attentif, les signaux faibles s’alignent déjà et ne vont que s’amplifier, en une spirale vertigineuse, à mesure des récits rétrospectifs de Claire et de ses proches.

Entre sautes d’humeur, défaut d’empathie, jalousie et mesquineries, bientôt manipulations de plus en plus amples et finalement sa manière d’inverser les rôles, l’homme séduisant et attentionné s’avère un pervers narcissique caractérisé, ce qu’une Claire sapée dans sa confiance en elle en même temps que démolie dans son image et sa réputation publiques est la dernière à réaliser, quand elle est déjà trop profondément prise au piège pour retrouver un quelconque équilibre et rétablir autour d’elle une vérité trop difficile à croire.

Tandis qu’on y retrouve des traces de son expérience personnelle – on se souvient de son ex mari, débouté depuis, l’assignant en justice pour atteinte à la vie privée dans l’un de ses romans, de la polémique l’opposant à Marie Darrieussecq qu’elle accusait de plagiat, des soupçons de conflit d’intérêt accompagnant sa violente critique d’un livre en concurrence avec celui de son compagnon alors qu’elle était membre du jury du Goncourt –, autant de blessures transposées par l’écriture et par la création littéraire, Camille Laurens démonte dans cette histoire les ressorts invisibles de l’emprise et de la manipulation, destructeurs dans la vie privée, imparables sur les réseaux sociaux, ne se privant pas de souligner comment « absence de limites, sentiment de toute-puissance, négation d’autrui, règne du mensonge et de la vérité alternative » contribuent plus que jamais, par les temps qui courent, à boursoufler les egos narcissiques dénués d’empathie jusque dans les plus hautes sphères du pouvoir – « Trump, Poutine, Kim Jong-un » –, au détriment de peuples entiers manipulés par des despotes. « La mort de l’empathie humaine est l’un des premiers signes et le plus révélateur d’une culture sur le point de sombrer dans la barbarie. »

Volontiers incisive et ironique, la plume exercée de Camille Laurens fait feu de son vécu et de ses observations pour les transposer en un roman virtuose jouant avec la curiosité du lecteur entre vérités et manipulations et, au final, déboucher sur une critique sociale au mordant imparable. (4/5)

 

Citations :  

Dans les livres, le bonheur lasse tout le monde, moi la première. Pouvez-vous d’ailleurs m’en citer un seul où il ne se passe rien d’autre que le bonheur ? Ça n’existe pas. Le bonheur n’est pas un sujet, à moins d’être menacé. Aucune tension, aucun suspens, zéro conflit ? Intérêt nul. On n’écrit pas sur le bonheur. Il faut écrire noir sur blanc, sinon on ne voit rien. La seule matière de la littérature, c’est le chagrin. Ou la passion, ce qui revient au même, au bout d’un moment. 
 

Les signes sont rarement lus, le plus souvent on les relit. Pour déchiffrer, il faut savoir que c’est chiffré.
 

Je suis écrivaine, mon métier, mon ministère même, consiste à tout noter – je ne laisse rien passer, enfin j’essayais. Mais c’est aussi ma pratique de ne pas juger – pas avant d’avoir longtemps regardé, écouté, observé, compris – et quand j’ai compris, je ne peux pas juger. Écrire est un exercice d’amour, une magnifique et profonde et audacieuse expérience d’intelligence de l’autre. Je l’ai d’ailleurs dit à la juge, l’autre jour : « Si vraiment vous comprenez quelqu’un, comment pouvez-vous encore le juger ? » Cela dit, elle m’a épatée, elle m’a répondu aussi sec, vous vous souvenez ? « Si je comprends quelque chose, je suis sûr de me tromper. » Jacques Lacan, a-t-elle ajouté. 
 

Le mal est toujours une surprise. Toujours. Même avec les années. On n’y croit pas.
 

Vous connaissez ce passage de l’Abécédaire de Deleuze, quand il célèbre le point de démence de quelqu’un comme ce qui fait son charme et même ce pour quoi on l’aime ? Il dit très exactement, attendez, je vais vous le retrouver de mémoire. Il dit : « Si tu ne saisis pas la petite racine ou le petit grain de folie chez quelqu’un, tu ne peux pas l’aimer. On est tous un peu déments, et j’ai peur, ou je suis bien content, que le point de démence de quelqu’un ce soit la source même de son charme. »
 

Vous l’admiriez ? — Non, en fait non. J’emploie ce mot parce que j’ai souvent senti qu’il était nécessaire – avec mon mari, bien sûr, dont c’était le seul carburant, mais sans doute aussi avec les autres, les autres hommes, je veux dire. La plupart. Ils ont besoin d’être admirés, c’en est presque obscène. Même sous la modestie, dès que vous creusez il y a la rage d’être admiré. Flatté, aussi, souvent ça leur suffit – ils ne font pas la différence. Les femmes ne sont pas comme ça, moins souvent, elles sont plus proches de la vérité, c’est-à-dire de la défaillance. Accepter la faiblesse est une force très féminine, que peu d’hommes possèdent et qu’aucun ne nous envie. En tout cas moi, je n’ai pas l’admiration spontanée. Tout ce qui brille n’est pas d’or, comme disait ma grand-mère. Même de Proust ou de Bach, pas plus que de Gilles, je ne dirais que je les admire. — Qu’est-ce que vous diriez, alors ? — Je les aime.
 

Souffrir passe. Avoir souffert ne passe pas. 
 

Voilà ce que Gilles n’avait pas compris quand j’avais évoqué mon peu de goût des voyages. C’est ce que j’aurais dû lui expliquer, me disais-je devant l’expression d’Agnès. Ce que Deleuze appelle les « intensités immobiles ». « Je n’ai pas besoin de bouger, dit-il, quand j’écoute une musique, ou quand je lis un livre que je trouve beau ou quand je réfléchis... C’est bien mieux que les voyages – c’est des pays profonds. »
 
 
Il l’écorche à chaque mot. Il distille son poison dans tous les interstices de la conversation, l’air de rien. Il ment, il gaslighte... Tout est fait pour l’affaiblir, la vider de sa... — Il gasquoi ? — Il gaslighte. C’est un mot très courant, Maître, y compris dans les tribunaux. Aux États-Unis et ailleurs. Renseignez-vous, ça peut vous servir. Emprunté au film de Cukor, Gaslight, avec Ingrid Bergman et Charles Boyer. Il faut que vous le voyiez. Le gaslighting, c’est l’art de rendre l’autre fou, folle surtout, en lui embrouillant l’esprit par des messages contradictoires. C’est détruire l’autre par le langage. Pour une écrivaine, qu’y a-t-il de pire ? Voilà ce que vous devez plaider, Maître : la violence psychologique, l’emprise perverse.


Claire est restée elle-même, celle qu’elle a toujours été, tandis que Gilles, lui, a voulu se l’approprier – comme s’il n’avait pas d’être propre et cherchait qui être. Je pense qu’il a voulu être elle. Vraiment. Prendre sa place. Devenir l’écrivain. Le seul. Dans son esprit, il n’y avait pas de place pour deux. — Votre théorie paraît fumeuse, monsieur Simmons. Dans les faits constatés, c’est elle qui a voulu le supprimer. — Parce qu’elle s’est sentie menacée dans son être. Il voulait étouffer ce qu’elle était. Le crime parfait, sans autre cadavre qu’une langue morte. C’est de la légitime défense.


Qu’est-ce que Claire Lancel, écrivaine reconnue depuis trente ans, pouvait bien avoir à craindre de Gilles Fabian, littérairement ou socialement parlant ? Rien. En revanche, inversez l’énoncé et vous aurez la vérité : c’est lui qui était jaloux, lui qui se sentait en rivalité avec elle, lui qui rêvait de la détruire en avançant masqué. L’inversion typique des sociopathes. Et le délire a continué après leur séparation. Il était convaincu que Claire le dénigrait partout, qu’elle cherchait à entraver sa carrière d’auteur. Il comparait à son avantage leurs qualités stylistiques, se posait en victime d’un sabotage, faisait son Calimero auprès de moi. Il m’a finalement parlé d’un nouveau projet d’écriture – pas une autofiction bien sûr, il avait d’autres ambitions, « un truc entre Kerouac et Faulkner ». J’ai esquivé : il n’était ni l’un ni l’autre, ni personne entre les deux !


Le féminisme a encore du pain sur la planche, croyez-moi. Tant que les hommes voudront prendre toute la lumière, si le projecteur les dédaigne ils iront la chercher ailleurs. Moi qui en connais eaucoup, je peux vous l’assurer : dans l’ombre des écrivains, souvent il y a des muses, des compagnes, des égéries, des mamans. Dans l’ombre des écrivaines, il n’y a personne.


Elle me l’a raconté au téléphone comme une scène de film, ça m’avait frappé, ce genre de thriller où l’héroïne se sent mal en présence de son mari mais sans aller au bout de l’interprétation, le malaise reste indéfinissable. Joan Fontaine dans Soupçons ou Ingrid Bergman dans Gaslight, vous voyez ? Mais vous n’êtes peut-être pas cinéphile ? — Si, monsieur Simmons, justement : dans Soupçons, le mari est innocent. — C’est vrai. Mais Cary Grant a joué tout le film comme si son personnage était coupable. Je dirais qu’à l’inverse, Gilles jouait à l’innocent alors qu’il était coupable. L’image positive : rien d’autre ne compte, c’est la seule vérité qui vaille pour lui, l’image. Pas une image juste. Juste une image. La preuve, aux yeux du monde, qu’on est quelqu’un de valable. Un type bien.  


Vous connaissez cette merveilleuse pensée de La Rochefoucauld, une des plus belles phrases de la langue française, je ne résiste pas au plaisir de vous la dire : « Quelles personnes auraient commencé de s’aimer si elles se voyaient la première fois comme on se voit dans la suite des années ? Mais quelles personnes aussi se pourraient séparer si elles se revoyaient comme on s’est vus la première fois ? »


Dans les moments où je parvenais à la faire parler un peu pour tenter de relancer en elle l’envie d’écrire, elle disait qu’elle n’avait plus de mots, que les mots l’avaient oubliée. Elle était dans le même état de détresse qu’après la mort de son fils : tout lui manquait, jusqu’aux mots pour le dire. Elle s’éprouvait dépossédée de sa langue, abandonnée d’elle. Pire, elle avait intériorisé la phrase que Gilles lui avait dite, à la fin : « Tout ce que tu écris, c’est de la merde », elle la reprenait à son compte comme un constat. J’étais désespéré de voir à ce point persister l’emprise de ce salaud. Il l’avait dépouillée de ce qui la constituait, elle ne pouvait plus écrire je, affirmer sa voix. Je l’ai compris le jour où elle m’a envoyé par mail, sans commentaire, deux phrases d’Adolphe, un de ses livres de chevet – quand Ellénore meurt de chagrin, abandonnée : « Elle voulut pleurer, il n’y avait plus de larmes. Elle voulut parler, il n’y avait plus de mots. » La disparition du pronom traduit la disparition de l’être qui se fond dans l’impersonnel. C’est sublime.


La joie de savoir est indépendante de son objet. Peu importe que la vérité soit terrible quand on l’aperçoit, c’est la vérité.


La mort de l’empathie humaine est l’un des premiers signes et le plus révélateur d’une culture sur le point de sombrer dans la barbarie.


Au tournant des années 2030, on remarqua qu’un nombre important de gens avaient développé une affection particulière, dont le principal symptôme, avant d’entrer dans ses ramifications complexes, consistait en une absence totale d’empathie. Les personnes atteintes n’avaient aucune considération pour autrui, percevaient très peu les émotions de leur prochain, y compris dans les situations de détresse, et d’une manière générale, à supposer qu’ils s’en aperçussent, n’en avaient cure. Ne ressentant qu’indifférence pour tout autre qu’eux-mêmes, ces malades traitaient leurs congénères comme des objets auxquels ils ne prêtaient aucune vie propre, ils pouvaient donc les blesser, les faire souffrir ou même les tuer sans éprouver plus de remords moral qu’ils n’en avaient à renverser une chaise ou à la jeter au feu. Ils les manipulaient comme des pantins qu’ils abandonnaient, les ayant désarticulés.


Puisqu’il faut bien donner un nom aux choses nouvelles, cette pathologie galopante avait reçu celui de « maladie de Nark ». Les scientifiques s’étaient amusés de la coïncidence entre le cœur du problème – le narcissisme – et le nom du psychiatre américain qui avait dirigé les recherches dans son labo parisien : le Pr Nark.
(…) pour la maladie de Nark, si les victimes étaient légion, c’était de manière indirecte : ceux qui en mouraient n’étaient pas ceux qui en étaient atteints mais ceux qui, dans l’entourage, en subissaient les conséquences.
(…)  Le narcissisme n’était pas une découverte récente et ne constituait d’ailleurs pas une maladie en soi : on savait depuis Freud et Melanie Klein qu’il existait un bon et un mauvais narcissisme – un narcissisme de vie et un narcissisme de mort. Avoir une forte estime de soi augurait plutôt une vie heureuse née d’une enfance confiante, et l’on devait tendre vers cet objectif en dépassant les névroses d’échec. Mais l’on avait observé depuis déjà plus d’un siècle la dévastation que pouvait causer un mauvais dosage de l’ego, attribué soit au laxisme des parents envers l’enfant-roi, soit, plus généralement, à un trauma infantile souvent passé inaperçu. L’art et la littérature l’avaient représentée sous les formes les plus variées. Le Pr Nark avait lui-même consacré un séminaire au film Citizen Kane d’Orson Welles, où l’existence tyrannique d’un homme incapable d’aimer s’éclaire à la toute fin par une blessure d’enfance. Hitler, avait-il rappelé à cette occasion, était lui-même un enfant battu, ce qui avait occasionné une vive polémique sur les excès de l’interprétation psychanalytique de l’Histoire. C’était cependant dans la sphère politique, où cette pathologie était surreprésentée, que les ravages apparaissaient les plus spectaculaires puisque les victimes de la manipulation despotique du Nark étaient non plus seulement des individus mais des peuples tout entiers. Comme le montrait 1984, le roman prémonitoire de George Orwell, l’asservissement affectait l’humanité en disqualifiant le langage et la vérité. Dès 2017, le Pr Nark y avait fait référence pour commenter l’actualité américaine, lorsque Donald Trump, confronté à son mensonge après s’être glorifié de ce que le soleil avait brillé sur lui le jour de son investiture alors qu’il avait plu toute la journée, avait fait répondre par le porte-parole de la Maison-Blanche : « Je pense que parfois nous pouvons être en désaccord avec les faits. » Absence de limites, sentiment de toute-puissance, négation d’autrui, règne du mensonge et de la vérité alternative : Trump, Poutine, Kim Jong-un, pour ne citer que les plus récents, présentaient tous les traits de la maladie de Nark. Le cas plus discuté du président Macron était en cours d’examen au CNRS.


Jouer un rôle est épuisant, malgré tout. Car même si l’éventail des attentes et des sentiments n’est pas si large, il te faut t’adapter à chaque nouveau protagoniste. Parfois tu dois deviner, improviser au jugé comme un aveugle tâtonnant : que veut l’autre ? Quoi lui donner ? Quoi lui prendre, aussi, dans un second temps ? Or, tu as beaucoup de mal à t’intéresser aux autres. Une lourde chape d’ennui t’enserre dès que quelqu’un se confie à toi ou exige un dialogue. « Il faut qu’on parle » a été ton calvaire avec Violetta et tu apprécies cette capacité de silence qu’a Claire, bien que tu y voies souvent aussi un déficit d’intérêt pour toi – quand elle lit, quand elle écrit, elle t’échappe. Car si l’indifférence te gagne lorsqu’on cherche à t’entraîner dans une psyché inconnue ou même dans des habitudes de vie qui ne sont pas les tiennes, tu as besoin qu’on fasse attention à toi, qu’on te considère, et tu as vite compris que le mécanisme – c’est le mot qui te vient –, le mécanisme supposait la réciprocité : il faut donner pour recevoir. Or, tu n’as rien à donner, rien de sincère, rien de spontané – il n’y a pas de vraie vie dans la vie fausse. Tu es étranger aux émotions des autres, sauf à la colère, à l’envie et à la peur, que tu connais depuis, oh, depuis toujours. Tu es imperméable à leurs chagrins comme à leurs tracas, à leurs goûts ou à leurs joies, vide de toute curiosité à leur égard, dépourvu de la compassion nécessaire à la confidence. Dans ton âme tu es seul, si âme il y a, et rien de ce que tu éprouves ne se partage.


Tu veux vivre au milieu des autres, pourtant. Tu as besoin de leur respect, de leur admiration, de leur dévouement. Tout cela est contenu dans l’amour. Il faut donc être aimé. Mais comme tu ne sens rien en toi que tu veuilles donner, il n’y a pas d’alternative : il faut faire semblant. Pas avec tout le monde, heureusement – défi impossible et vain. Non. Seulement avec les gens dont le regard te donnera consistance aimable. Tu cherches dans leurs yeux comment exister. Si tu n’y lis pas l’admiration, alors c’est qu’il n’y a personne. Tu tires l’impression de vivre de l’impression que tu donnes. Les apparences paraphent et parachèvent ton existence, tu ne sens pas de visage sous le masque.


On dirait qu’elle se demande qui tu es vraiment. Tu ne veux pas qu’elle le sache, toi-même ne veux pas le savoir – surtout pas. Tu veux juste passer pour un mec bien – un amant irremplaçable, un père modèle, un type génial, la perfection faite homme. D’ailleurs, ça ne veut rien dire, « qui on est ». On n’est rien. L’être n’est qu’une syllabe du paraître.


D’après la psy, tu avais besoin d’insécuriser ta compagne pour la rassurer ensuite. Qu’elle se sente moche, ou bête, et donc vulnérable, afin de pouvoir la consoler et qu’elle reste toujours sous ta coupe. Qu’elle ne soit rien sans toi. Le fond de l’affaire, c’était que tu n’avais pas confiance en toi-même, tu avais peur d’être abandonné, et donc de souffrir, aussi exportais-tu toutes ces menaces chez autrui. 


Il y a deux choses que Claire ne se dit pas, sur le moment, même s’il te semble que le soupçon l’en effleure. La première, c’est que tu as voulu l’empêcher d’écrire. La promesse ne te suffit pas, écrire est intransitif, désormais. Rien ne suffira jamais, de toute façon, la créance ne peut être soldée. Tout ce que tu essaies de lui retirer, son énergie vitale, son désir d’écrire, tu t’imagines le récupérer. Pourquoi le principe des vases communicants (oui, les vases) ne s’appliquerait-il pas aux vivants, après tout ? Plus elle doute, plus tu es heureux. Plus elle s’étiole, mieux tu te portes. Moins elle vit, plus tu respires.


Trois étapes : 1) bombardement sentimental, séduction, idéalisation. 2) dénigrement, rabaissement. 3) destruction. Séduire, réduire, détruire. Le sujet pervers s’est construit sur un défaut d’humanité. Anesthésie affective, angoisse face à toute relation interpersonnelle, horreur de l’intimité qu’il feint d’instaurer, haine de l’individualité, absence totale d’identification empathique à l’autre, ignorance de ses souffrances, de ses besoins, acharnement à détruire les liens, aucun scrupule moral. L’abus souvent subi dans l’enfance en fait un abuseur pour qui l’autre est un objet interchangeable qu’il dévitalise et méprise après en avoir évalué les failles. Il n’y a pas de vraie rencontre mais un lien toxique fondé sur le contrôle, la domination, la manipulation, l’instrumentalisation, la haine de l’amour et l’amour de la haine.


Nous étions le 12 juin 2024, trois jours après la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron. « En fait, a-t-il continué du ton de l’évidence, c’est le même pitch que le roman qui nous vaut d’être ici, mais à l’échelle d’un pays : un type narcissique et infantile, dans une crise aggravée par un déni massif de ses propres manquements envers elle, prend la nation tout entière comme défouloir émotionnel et, sur une impulsion délirante, achève de détruire tout ce qu’il avait fait semblant d’aimer. Les troubles de l’ego, nouveau mal du siècle – non, vraiment, c’est le sujet. 


La célèbre définition de ce qu’exige un roman, une suspension consentie de l’incrédulité, convient aussi à l’amour. Pour lire un roman comme pour aimer quelqu’un, il faut être dupe.


Si les écrivains ne sont pas là pour dénoncer ce que coûte la vie, quel est leur combat ? Dettes, vols, pertes sèches, profits indus, arnaques, faillites. Si l’art ne tient pas les comptes et les mécomptes, qui le fera ? Quand les mots ne présentent pas l’ardoise, quand les romans ne font pas rendre gorge, l’écrivain n’est qu’un escroc de plus.

 

Du même auteur sur ce blog :  

 

La petite danseuse de quatorze ans


 



 

samedi 22 juin 2024

[Pourchet, Maria] Western

 





J'ai aimé

 

Titre : Western

Auteur : Maria POURCHET

Parution :  2023 (Stock)

Pages : 304

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

« J’entends par western un endroit de l’existence où l’on va jouer sa vie sur une décision. »
C’est à cette éternelle logique de l’Ouest que se rend Alexis Zagner, « la gueule du siècle », poussé par l’intuition d’un danger. Comédien renommé qui devait incarner Dom Juan, il abandonne brusquement le rôle mythique et quitte la ville à la façon des cow-boys – ceux-là qui craignent la loi et cherchent à fondre leur peur dans le désert. Qu’a-t-il fait pour redouter l’époque qui l’a pourtant consacré ? Et qu’espère-t-il découvrir à l’ouest du pays ? Pas cette femme, Aurore, qui l’arrête en pleine cavale et semble n’avoir rien de mieux à faire que retenir le fuyard et percer son secret. Tandis que dans le sillage d’Alexis se lève une tempête médiatique, un face à face sensuel s’engage entre ces deux exilés revenus de tout, et surtout de l’amour, qui les désarme et les effraie.

Dans ce roman galopant porté par une écriture éblouissante, Maria Pourchet livre, avec un sens de l’humour à la mesure de son sens du tragique, une profonde réflexion sur notre époque, sa violence, sa vulnérabilité, ses rapports difficiles à la liberté et la place qu’elle peut encore laisser au langage amoureux.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Maria Pourchet est romancière. Elle est notamment l’autrice de Rome en un jour (2013), Toutes les femmes sauf une (Prix Révélation de la SGDL 2018) et Feu (2021).

 

 

Avis :

Que devient la séduction après #MeToo ? L’écrivain et sociologue Maria Pourchet donne une chance aux protagonistes fatigués, Dom Juan contraints de se ranger et femmes libérées au bord du burn-out, d’explorer de nouveaux territoires relationnels, dans une Conquête de l’Ouest d’un nouveau genre.

Séducteur compulsif habitué à user sans vergogne de son aura d’homme en vue, l’acteur Alexis Zagner réalise qu’il vaudrait mieux pour lui se faire oublier s’il veut se préserver de la vague #MeToo. Tel un hors-la-loi échappé d’un western, il prend la route de l’Ouest, direction une vieille bâtisse perdue en plein causse, dans le Lot. C’est précisément là que s’est aussi réfugiée Aurore, une mère célibataire revenue de la vie parisienne et des relations avec les hommes, et qui, arrivée au bout du rouleau, préfère désormais vivre seule mais tranquille.

Dans cette zone blanche à l’écart du tumulte sociétal contemporain, pendant que là-bas, dans ce théâtre qu’est le monde, enfle la tempête médiatique et judiciaire autour d’Alexis et de ses semblables, voilà les deux personnages parvenus « tout au bord du western », cet « endroit de l’existence où l’on va jouer sa vie sur une décision, avec ou sans désinvolture, parce qu’il n’y a plus d’autre sens à l’existence que l’arbitraire. (…) Quelque chose précède toujours dans le western : une logique violemment personnelle et dérisoire, vouée à finir, faite d’ordre et de ville, de liens et d’habitude. Et de dettes. »

Loin du duel où l’un terrasse l’autre, la confrontation commence par le dépôt des armes, l’observation et le dialogue. C’est en déconstruisant chacun leur histoire, en se redécouvrant à travers le regard de l’autre, que cet homme et cette femme réapprennent ce qu’ils avaient oublié : l’amour, débarrassé des jeux de rôle du théâtre social historique. « L’amour est endémique, il repousse n’importe où. On ne dit qu’il est rare que par bonté pour les manants et les secs, pour ceux qui n’ont rien sous la peau. En vérité il est partout, explosif ou rampant. Les incendies c’est lui, la fin du monde c’est lui. »

Déconcertant, parfois cru, toujours décapant dans sa façon de clouer les vérités du monde, ce roman prend une hauteur audacieuse pour un regard à rebrousse-poil sur notre époque. Interrogeant nos dissensions et nos impasses avec clairvoyance, sans jamais excuser ni minimiser, la question magistralement posée par l'auteur est, après la nécessaire vague #MeToo : et maintenant ? (3,5/5)

 

 

Citations :

Aussi, nous y sommes, tout au bord du western.
J’entends par western un endroit de l’existence où l’on va jouer sa vie sur une décision, avec ou sans désinvolture, parce qu’il n’y a plus d’autre sens à l’existence que l’arbitraire. C’est un lieu assez nu, on s’y rend au sens du verbe « se rendre ». L’autre y est un décor et le temps dilaté. Le western se fout de son temps et de faire avec, il va contre. Ne coïncident plus l’homme et le manque mais l’homme et la plaine.
Quelque chose précède toujours le western : une logique violemment personnelle et dérisoire, vouée à finir, faite d’ordre et de ville, de liens et d’habitudes. Et de dettes.
 

Ça raconte ce moment-là. Quand on ne peut plus aimer qui se tient en face de vous, qui vient de nier en bon français une grande partie de votre existence. L’histoire de l’homme et de la femme dans l’appartement de la rue de Bagnolet devrait donc s’arrêter là. Mais continue. Ça raconte la suite ou comment, à travers l’exemple d’Aurore, les femmes se manipulent pour que ça tienne, pour ne pas devoir tout recommencer. Chercher, plaire, rencontrer, rassurer, s’installer, croire, programmer. Surtout les femmes comme elle, qui pensent que c’est déjà un miracle d’avoir son homme à soi, qui pensent que si de toute évidence on n’est pas complètement l’égale de l’homme à soi, c’est qu’on doit faire encore des efforts pour lui prouver que si. On va donc l’avoir, cet enfant, d’accord. Mais elle va faire le reste aussi, la formation, le boulot, le fric, et tu vas voir si c’est pas moi qui décide. Ça raconte à gros traits, à la prune, la fin de l’amour et se faire marcher sur la gueule.
 

Elle s’accroche aux lambeaux de sa principale croyance : celle que les hommes protègent et guident. Comme les petits s’accrochent aux lambeaux d’un linge sale et enivrant, vous voyez, là ?
— Un doudou ?
— Si on veut.
Adorable. Le patriarcat en forme de lapin synthétique usé et puant, deux oreilles faméliques tossées par de grandes petites filles. C’est l’image la plus sympathique qu’on lui ait proposée pour expliquer l’incroyablement lente extinction de leur règne.
 

Elle a toujours fait ça avec les hommes, nier de force leur passé, l’exil d’où ils arrivent, de force les imaginer neufs et libres, comme nés pour une histoire avec elle. On fait toutes ça.
 

Dans les westerns, on recommence. On est ce que l’on espère, ce que l’on trouve, pas ce qu’on a fait. Le genre entier repose sur le solide imaginaire qu’aller à l’ouest c’est aller à zéro.


 

lundi 29 mai 2023

[Nimier, Marie] Petite soeur

 


 

 

Coup de coeur

 

Titre : Petite soeur

Auteur : Marie NIMIER

Parution : 2022 (Gallimard)

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

« Quand je partais dans les nuages, Mika me secouait gentiment. T’es où, petite sœur ? En Argentine ? En Équateur ? J’adorais la façon dont il prononçait ces mots. T’es où, petite sœur ? J’aimerais écrire une chanson avec ça, un refrain que chacun aurait sur les lèvres, voilà ce que je me dis en arrivant quai Malo. Un arbre lance ses branches vers le fleuve, des branches nues, tortueuses. L’escalier B est indiqué par une flèche en angle. Ça sent l’immeuble bien tenu, habité par des gens qui payent régulièrement leurs charges. Je pense en montant les étages : neuf semaines, je vais habiter chez Gabriel Tournon pendant neuf semaines, le temps de voir l’arbre se couvrir de feuilles. Ici, personne ne sait ce qui m’est arrivé. »

Alice, la trentaine, s’installe dans une ville inconnue pour consigner les souvenirs liés à son frère Mika, récemment disparu. Ensemble, ils ont grandi dans une famille de comédiens, et fait les quatre cents coups. Pourquoi n’a-t-elle pas revu depuis sept ans ce garçon auquel elle était si attachée ?
Insolite et bouleversant, ce roman explore l’ambiguïté des relations fraternelles et le pouvoir des mots.

 

 

Un mot sur l'auteur :   

Née en 1957, Marie Nimier est une romancière et parolière française. Fille de l'écrivain Roger Nimier (1925-1962), elle se tourne d'abord vers la scène et vers la musique, puis, dès 1985, entame une carrière d'écrivain qui lui vaut plusieurs prix littéraire, dont les Prix de l'Académie Française et de la Société des Gens de Lettre pour Sirène. Elle est l'auteur de romans, d'albums pour enfants et de pièces de théâtre.

 

 

Avis :

Elle était de onze mois l’aînée, et pourtant, parce qu’en comparaison on la voyait nettement moins brillante, voire un peu lente si ce n’est légèrement attardée, elle était pour tous la petite sœur de Mika. Elle doit maintenant en parler au passé, parce que ce frère extraverti jusqu’à la flamboyance, aussi protecteur que cruel, qu’elle aimait et admirait aveuglément, tout au moins dans l’enfance et jusqu’à leur brouille il y a sept ans maintenant, vient de mourir à vingt-huit ans, en lui léguant ses cendres : un geste accablant pour Alice, dont la mémoire encadre précisément sa relation avec son frère de deux souvenirs au goût de cendres, emblématiques du début et de la fin de son emprise sur elle.

Car, si elle est la seule à s’en apercevoir maintenant, c’est bien une relation toxique qui s’est développée dès la petite enfance entre le frère et la sœur. Elle qui n’en a jamais parlé sait qu’il est temps de faire face à cette réalité et que, pour enfin tenter de s’en affranchir, il va lui falloir la mettre en mots. Une petite annonce lui permet de partir habiter quelques semaines chez un inconnu obligé de s’absenter sans son chat, et la voilà bientôt, avec pour seule compagnie Vanessa, une florissante plante carnivore, et Ulysse, un invisible félin, libre de confier à ses carnets une histoire qui, au fil de réminiscences d’abord désordonnées, et grâce aux bienveillants conseils littéraires de sa tante, prend peu à peu la forme d’un roman autobiographique.

Allégée par un discret humour sous-jacent et par la touchante tendresse de personnages secondaires, la narration se met en place sans pathos ni auto-apitoiement, alignant faits et souvenirs pour laisser apparaître en filigrane ce dont Alice prend douloureusement conscience en même temps que le lecteur : tout, depuis le début, était tordu dans cette famille, le garçon développant dès le plus jeune âge les comportements cruellement et sournoisement manipulateurs du pervers narcissique, les parents aveugles entretenant inconsciemment la domination du fils si brillant sur sa sœur si fragile et si terne, la fille intégrant son infériorité et sa dépendance à son frère jusqu’à presque passer pour inadaptée et tomber toujours plus bas sous une emprise totale et destructrice. Le processus est implacable et pernicieux, d’autant plus terrifiant que, sous les apparences d’une fratrie unie et d’une famille aimante, se cache une violence des plus absolues parce qu’elle s’attaque au développement-même d’une personnalité, empêchée dès la plus tendre enfance, poussée vers une auto-destruction téléguidée par une cruauté déguisée en amour.

Avec ses mots d’une sincérité et d’une innocence désarmantes, décrivant de la manière la plus ordinaire et naturelle qui soit des situations horrifiantes, vécues sans la moindre conscience d’en être la victime, Alice nous plonge dans un récit douloureux et bouleversant, souvent troublant et dérangeant, qui, paradoxalement, ne se dépare jamais d’une fraîcheur et d’une légèreté entretenues par une plume fluide, pleine d’entrain et de spontanéité. Intrigué, attaché à cette fille si vaillamment perdue, c’est totalement captivé que l’on dévore ce roman très habilement construit. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations : 

Tout le monde a eu dans son existence quelqu’un qu’il a aimé et qui est parti. Tout le monde a été blessé par un ami sans avoir pu le raconter. Tout le monde s’est réveillé avec une phrase en tête impossible à prononcer. Il faut bien que ces mots restés en souffrance se rejoignent quelque part et trouvent eux aussi un endroit où aller.
 

Est-ce que Mika était né plus vieux que moi ? Avait-il profité, en arrivant en second,  de mon expérience et surtout de l’expérience de nos parents ? On dit que les aînés ouvrent le chemin pour les enfants suivants. En ce qui me concerne, j’ai ouvert le chemin sans doute, mais ensuite je suis restée sur le seuil à tenir la porte. Je me demande même si je n’y suis pas toujours un peu.
 

Depuis mon arrivée, j’ai écrit une trentaine de pages de ce qui ressemble de plus en plus à un roman. Le problème qui se pose est simple à formuler et difficile à résoudre : par quel bout attraper l’histoire ? Je n’arrive pas à me décider. Je cours toujours derrière ma première phrase.                                 
Je demande conseil à Georgia. La difficulté des premières phrases, me répond-elle, c’est qu’il n’y en a qu’une seule.                                 
Et vlan, débrouille-toi avec ça. Elle revient un peu plus tard vers moi, nous parlons longuement. Commencer est un art mystérieux. Difficile d’en saisir les ficelles, pour la bonne raison qu’il n’y a pas encore de ficelle, pas de fil à tirer. On entre dans un récit comme on entre dans un théâtre, en acceptant d’y croire.
 

Pour quelqu’un qui a besoin qu’on le remarque mais n’aime pas se montrer, c’est commode d’avoir un chien. Toute l’attention se porte sur l’animal. L’acteur se cache derrière son personnage tenu en laisse.
 

Un des proverbes de Georgia remonte à la surface, je le vois, je l’entends : Les larmes sont à l’âme ce que le savon est au corps.
 

Ce qui m’attirait dans les pièces de Sarah Kane, c’était Sarah Kane. Le reste me semblait hermétique. Enfin, presque tout le reste. À l’époque, je n’avais pas d’idées noires, ou tout le moins je ne les appelais pas comme ça, pourtant je comprenais très bien qu’on puisse en avoir. Je comprenais que l’on puisse écrire : Je suis abîmée, et personne ne peut me sauver. Ou encore (comment ai-je pu vibrer pour ces mots au point de les inscrire au feutre indélébile sur mon sac de cours ?) : L’amour me tient en esclavage dans une cage de larmes.
 

À force de recopier les pièces de Sarah Kane, j’ai fait de gros progrès. L’année suivante, j’avais deux écritures nettement séparées. Une pour mon usage personnel, faite de ces pattes de mouche qui tomberaient bien des années plus tard au fond d’un bocal, et l’autre pour les études, une écriture d’apparat en somme, qui attirait les compliments. Georgia était aux anges, mes parents étaient aux anges, et moi je m’appliquais.
 
 
On joue au jeu de l’interprète. Je simule une extinction de voix. Mon frère parle à ma place et je hoche la tête pour confirmer ce qu’il dit. Si j’arrive à rester tout un dimanche sans prononcer un mot, il porte mon cartable pendant trois jours. (…)
Il me demande comment je pouvais vivre sans lui, avant sa naissance. Ça l’intrigue cette partie de mon existence. Je n’en ai aucun souvenir, évidemment, mais il insiste. Tu n’as qu’à inventer, dit-il, toi qui as de l’imagination ! Je lui raconte que j’étais transparente, qu’on pouvait voir entre mes côtes. Sa venue m’a donné des couleurs. Je crois que c’est une image assez fidèle à la réalité.


Mika n’était pas le seul à jouer avec l’idée de la mort. J’ai commencé très jeune à imaginer mon enterrement, et il m’arrive encore de le faire. Ça se passe toujours dans le même cimetière, au fond à gauche contre le mur d’enceinte. Au fil des années, la cérémonie gagne en précision. Un jour d’été, mon frère et moi étions allongés sur un paréo à la plage (je me souviens très précisément des motifs du tissu, une indienne colorée rapportée de tournée par mes parents), j’ai trouvé le courage de lui demander si c’était grave d’avoir ce genre de pensées. J’ai mis des guillemets à grave en traçant deux petites virgules dans l’air avec le majeur et l’index, comme Georgia le faisait lorsqu’elle parsemait ses phrases de mots anglais. Mika m’a rassurée, ce n’était pas grave.                                 
— Moi aussi j’imagine ton enterrement, avait-il ajouté, qu’est-ce que tu crois.


Je parle lentement et je mets longtemps à finir mes phrases, ce qui rend les gens impatients. Souvent, ils terminent à ma place, les gens n’aiment pas rester suspendus, ça les angoisse. C’est peut-être pour avoir le temps de finir moi-même mes phrases que je me suis attachée à l’écriture.


Être sœur et frère, c’est écrire avec la même encre sur des papiers différents.


Mika gardait toujours un œil sur moi, surtout à la cantine, il disait que c’était là que je risquais d’être embêtée. Pourtant, je n’offrais aucune prise à la provocation. Je mangeais lentement, calmement, ou plutôt je picorais. Selon lui, c’était bien pour cette raison qu’on pouvait avoir envie de me bousculer, pour égratigner mon côté lisse. Mon frère savait de quoi il parlait, et s’il me protégeait contre la méchanceté des autres, c’était par esprit de famille. Il voulait être le seul à m’infliger ces petites tortures censées me faire grandir. Le seul à manier l’aiguillon.


J’étais calme, mais je n’étais pas sereine. Je n’ai jamais été sereine. J’ai toujours eu l’impression d’avancer dans la vie en tirant des casseroles derrière moi, des casseroles pleines qu’il ne faut pas renverser sous peine d’être salie. 


Quand je raconte l’histoire à Tiago, les muscles de ses mâchoires se contractent. Il me demande comment il est possible d’être aussi tordu. Il ne pense plus à la série de tableaux qu’il pourrait tirer de mon récit, il pense à moi. Que Mika me caresse les épaules avec des orties, c’est une chose, mais qu’il se présente ensuite en sauveur, voilà qui le dégoûte. Et que je ne dise rien, que je ne proteste pas le dérange aussi. Ce qu’il ne comprend pas, et que je comprends en lui parlant : personne ne veut passer pour un être brutal, un sale type ou une harpie. Ni pour un souffre-douleur. La honte est une passion sourde qui fait plus de dégâts que la recherche du pardon.


Tiago ne lâche pas l’affaire. Il doit bien y avoir quelque intérêt à agir de la sorte, reprend-il le lendemain, ou à se laisser traiter de la sorte – c’est ce que je pense aussi. Je prends peu à peu conscience de la puissance des courants souterrains qui nous traversaient, mon frère et moi. Je nous croyais différents, dans un royaume à part, avec ses règles particulières, son bonheur et ses accrocs intimement liés, sa complexité, ses petites tortures. J’emploie le mot torture, mais pour notre entourage, il ne s’agissait que de choses insignifiantes, des taquineries comme disaient mes parents, arrête de taquiner ta sœur, toujours en train de l’asticoter, et ils riaient, ça les faisait rire les parents, les bénéfices secondaires, donc, sont difficiles à décrire car moi-même, en me relisant, il m’arrive encore de penser, comme mes parents et comme Tiago peut-être avant que je ne lui raconte toute l’histoire, qu’il s’agissait de jeux anodins.
Quand Mika me passait l’ortie sur les épaules : anodin.
Quand il disait au pharmacien que j’avais utilisé du gel capillaire en guise de lubrifiant : anodin.
Quand il me poussait vers le vide et prétendait qu’il m’avait sauvé la vie : anodin.
Des asticotages.
Il n’aurait tenu qu’à moi de me défendre pour que le rapport de force s’inverse. Mais je ne me défendais pas, je trouvais ça déplacé, la défense. Je ne supportais pas l’agressivité, j’y reviens, la mienne encore moins que celle des autres. J’étais profondément non violente, et même si ce n’était plus la mode, je dessinais des macarons peace and love sur mes sacs de classe. Ça aussi j’aurais dû le raconter avant, les peace and love et l’espoir qu’un jour mon frère s’apaiserait, et avec lui le monde. À moins que ce ne soit l’inverse : en vivant dans un monde moins violent, mon frère aurait trouvé l’apaisement. Il n’aurait plus eu besoin d’imposer son pouvoir et de m’appeler petite sœur, même si c’était touchant, je n’étais pas sa petite sœur.


 

samedi 22 octobre 2022

[Orcel, Makenzie] Une somme humaine

 



 

J'ai apprécié sans aimer

 

Titre : Une somme humaine

Auteur : Makenzy ORCEL

Parution : 2022 (Rivages)

Pages : 624

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :      

La voix de l’héroïne nous parvient depuis l’outre-tombe. À la fois anonyme et incarnée, c’est la voix d’une seule femme et de toutes les femmes. Elle nous raconte dans des carnets dérobés au temps et à la mort une enfance volée, une adolescence déchirée, une vie et un destin brisés.
Ayant grandi dans un village de province où règnent la rumeur et la médisance, négligée par ses parents, surtout par sa mère qui lui préfère les roses de son jardin, c’est à peine si elle trouve quelque réconfort auprès de sa grand-mère plus aimante. Elle s’échappe à Paris dans l’espoir de mener une vie à l’abri des fantômes du passé. Elle y poursuit des études de lettres à la Sorbonne, rencontre l’amour avec un homme ayant fui la guerre au Mali, fait l’expérience du monde du travail, avant de subir finalement l’épreuve de l’abandon et de sombrer dans l’irréversible errance.
En nous livrant l’autobiographie d’une morte dans une langue fulgurante, Makenzy Orcel nous fait pénétrer, à travers cette Somme humaine, deuxième volet d’une trilogie initiée par L’Ombre animale, dans le ventre poétique du monde.

 

 

Un mot sur l'auteur :   

Makenzy Orcel est un écrivain haïtien, né en 1983 à Port-au-Prince. Ses romans, souvent primés, lui ont valu d'être fait Chevalier des Arts et des Lettres de la République française en 2017.

 

 

Avis :

Une somme humaine est le second volet, ancré en France, d’une trilogie commencée en Haïti et qui s'achèvera en Amérique. Chaque livre du triptyque fait entendre la voix fantomatique d’une femme morte qui revient sur le triste écoulement de sa vie, courant mêlé à l’écheveau de tous ces destins anonymes formant le fleuve tumultueux et boueux de la condition humaine. Après L’ombre animale et le sort d’une vieille Haïtienne noire, inscrit dans celui, non moins terrible, de son pays, nous voilà cette fois aspirés dans le siphon qui mena une jeune Française au suicide.

Qu’a donc de si particulier et de si représentatif le parcours anonyme d’une jeune femme jetée par le désespoir sous un métro parisien ? Ombre parmi les ombres, disparue sans laisser de traces après une existence quelconque, c’est précisément sa banalité qui la rend universelle, incarnation d’une multitude silencieuse dont elle devient le spectral emblème par le truchement de l’écrivain. A travers elle, insignifiante poussière extraite le temps de son récit de la myriade de ses semblables, se laisse appréhender la bien noire « somme humaine » de ces innombrables et misérables destins.
 
Les carnets laissés par cette ombre sans nom retracent d'abord une enfance meurtrie et une adolescence abusée, dans l’indifférence hypocrite d’une petite ville de province, cramponnée à l'illusoire protection des apparences et des conventions sociales. Laissée à la merci d’un oncle incestueux - intouchable dans sa position de notable - par les frustrations jalouses d’une mère égocentrique et par la veulerie d’un père démissionnaire, elle pense échapper à la malédiction attachée à son corps de femme en gagnant la capitale pour des études de lettres, qu’elle tente avec plus ou moins de succès de faire déboucher sur le cinéma et le théâtre. Elle y rencontre les deux visages de l’amour, rendus génériques, comme les deux faces possibles de la relation des hommes aux femmes, par les prénoms Orcel et Makenzy que l’auteur prête à ses personnages. Le lumineux Orcel, réfugié malien tué dans l’attaque du Bataclan, a à peine le temps de la réconcilier avec elle-même que sa mort la laisse à nouveau déchirée et pantelante. Dans son errance affective, elle tombe sous l’emprise du pervers narcissique Makenzy, qui achève de la transformer en loque humaine désespérée.

Le murmure de cette voix d’outre-tombe se répand en une phrase unique, sans majuscule ni point, marquant par là son inscription dans un écoulement plus global : celui de la vie, se dévidant sans fin de génération en génération, chacune transmettant comme elle peut son fardeau à la suivante. Car la souffrance de la narratrice ne lui appartient pas : elle s’est nourrie de celle de ses parents avant elle, leur cruauté et leur lâcheté elles-mêmes induites par la médiocrité de leur parcours, à la merci de plus malfaisants encore. Cette litanie infinie suggère peu à peu une vision intensément noire de notre absurde insignifiance, la vie n’y paraissant rien d’autre que le passage de flambeau de notre souffrance ici-bas.

Cette lecture d’une profonde signifiance, si audacieusement transcrite jusque dans la forme du récit, s’est avérée pour moi, qui plus est avec ses plus de six cents pages, un interminable chemin de croix. Malgré ses qualités littéraires, le texte a très vite revêtu, dans mon esprit, l’allure d’une logorrhée digressive au-delà du supportable, qui a bien failli avoir raison de ma détermination à ne jamais abandonner un livre commencé. Une somme humaine s’inscrit parmi ces ouvrages qui ont l’étoffe et l’ambition d’une œuvre littéraire en tout point remarquable, quitte pour cela à risquer de ne point plaire. Reste alors la question : un livre qu’on apprécie sans l’aimer peut-il être un si grand livre que cela ? (1/5)

 

 

Citations :

… tout est là, incontestable, ignoble et vrai, l’autobiographie c’est comme une pute qui montre ses nichons et ça n’étonne personne, ou si, au contraire, à tel point qu’on la traîne au bûcher au nom de la bonne morale, j’assume entièrement cette indécence, je suis désormais le miroir dans lequel je me vois…
 

… s’accapara subitement mon corps, ma tête, puis me remplit entièrement quelque chose comme une terrible chaleur, une conscience démesurée, stérile des platitudes existentielles, quelque chose auquel je tentai vainement de résister, il aurait suffi de trouver un reliquat de lumière quelque part en moi et m’y accrocher de toutes mes forces, laisser passer la tempête, mais cette chaleur devint de plus en plus insoutenable, je ne respirais plus, il fallait que ça s’arrête, et tout de suite, sans réfléchir, je bondis vers le balcon pour me jeter dans le vide, PAUVRE TYPE, PAUVRE TYPE, j’avais crié ces mots tellement de fois, et si fort, à en vomir, lisez ce cahier jusqu’au bout et vous comprendrez peut-être pourquoi, parfois comme une bête blessée, pour exprimer un rien, ce n’était pas moi, ça ne me ressemblait pas, ce n’était pas normal, j’aurais bien voulu pouvoir me contrôler, exprimer avec justesse ma pensée, mes envies, mes conditions, mes incertitudes, mes sentiments, mes fantasmes, je savais pourtant le faire auparavant, j’avais appris, mais depuis ma rencontre avec Makenzy, du jour au lendemain, tout en moi avait fondu, j’étais devenue une source, une rivière, un fleuve, puis une mer de cris, je voulais sauter du quatrième étage pour cette raison aussi, pour éteindre ce volcan dans ma tête, la rage d’être vide, de n’avoir aucune prise sur moi-même, sur lui, sur rien, couper court à l’adversité, qu’aurais-je pu faire d’autre, on n’a pas une définition nette de soi-même, comme on ne peut être positivement à l’origine de tout ce qui découle de notre existence… 
 

… en partant de chez moi, je me suis regardée dans le miroir, suis-je le personnage d’un rêve fait par quelqu’un d’autre, demandai-je, perplexe, un soir pendant le dîner, à grand-mère, plus pour couper la parole à mère qui avait tendance à la monopoliser que pour transmettre une certaine leçon de morale (elle était bien là pourtant, la leçon, cachée sous une bonne couche de subtilité), elle avait raconté l’histoire d’un homme qui disait connaître tous les gens de son quartier, mais qu’aucun d’eux ne semblait connaître, ils passaient devant lui sans le saluer, comme s’ils ne l’avaient jamais vu auparavant, jusqu’au jour où celui-ci décida de se mêler à eux et se rendit compte qu’il était en fait victime de sa propre projection, une hallucination qui paraissait si réelle… j’avais posé cette question au miroir qui, en dépit de mes efforts pour me prouver le contraire, ne me renvoyait pas mon image, mais celle d’une autre, une illusion d’existence cramponnée à mes os – j’avais maigri au point qu’on aurait pu croire qu’une abominable maladie me dévastait silencieusement…
 

… à la vérité, père et mère m’avaient conçue sans trop savoir pourquoi, du moins pour combler un manque de suite dans leurs idées, ou peut-être par devoir, pire, mimétisme, conformément à un ordre social, comment l’expliquer, c’est comme si vous étiez invité à dîner chez quelqu’un, et que lorsque vous arrivez, vous vous rendez compte qu’il ne vous attendait pas, il est même très surpris de vous voir vous présenter comme ça chez lui sans prévenir, mais étant donné les circonstances – vous avez fait la route, vous êtes déjà là, il ne faut pas, en vous renvoyant, que les autres invités soient témoins d’un tel manque de civilité, ni se sentent gênés par cette présence inattendue –, alors il vous fait un peu de place en ajoutant un couvert, mais à une table séparée…
 
 
… j’étais forcée de constater que pour mes géniteurs c’était juste une formalité, un passage gênant obligé, un couple sans enfant est comme un arbre sans racines, la risée du village, dit un jour grand-mère pour répondre à cette question qui me revenait sans cesse et que j’avais fini par lui poser, pourquoi j’existe, pourquoi je suis là…


… leur rencontre ne fut pas fortuite, puisque les deux idiots sont nés dans le même village, baptisés le même jour, se gavaient de l’œuvre des mêmes morts découverts dans la bibliothèque familiale, ou recommandés par leur prof de français – Racine, Hugo, La Fontaine, Baudelaire, Zola, etc. –, assistaient aux mêmes spectacles de cirque d’hiver proposés par cette compagnie italienne dont grand-mère oubliait toujours le nom, aimaient les mêmes chansons qu’ils écoutaient en boucle, les mêmes alcools, voyaient depuis leur fenêtre les mêmes enchevêtrements de ruelles pavées entre les maisons serrées entre elles, la colline qui semblait regarder tout de haut, le grand chemin en terre battue traversant la plaine, la route moderne au loin, la mélancolie… qu’est-ce qu’un village, sinon le temps ratatiné, perdu dans ses pensées…


...j’étais comme une ombre pour eux, non, une ombre on la voit au moins se glissant sur le mur ou sur le sol, elle surgit, surprend parfois par son intensité ou par sa pâleur fantomatique, et invite à la curiosité, elle peut faire peur, tapie derrière le rideau de ma fenêtre par nuit de pleine lune et de drôles de vents, elle provoque une réaction, moi je ne déclenchais rien du tout, combien de fois avais-je bougé, changé de place, en passant des escaliers au salon, dans un coin de la véranda, à la cuisine, au couloir, à n’importe quel autre endroit où tournait leur attention, mais rien, ils ne me voyaient pas, je n’existais pas, du moins comme une chose comme qui dirait larvée, délétère, et quand j’avais l’impression d’être là, de faire partie du réel, c’était si éphémère qu’on aurait cru à un mensonge…


… le danger qu’on voit venir sans pouvoir rien faire pour l’éviter… dans la psyché collective, le prédateur ourdit son plan derrière son masque, mais le regard de l’oncle allait droit au but, un projectile, et je me doutais que je n’étais pas plus qu’une proie facile, une gamine, une chair fraîche, une page vierge, une âme immaculée, une brindille prise dans un vortex… et lui un esprit envoûté, une bête excessivement déterminée et intransigeante qui s’approchait lentement, avant de bondir…


… il paraît que, pendant de nombreuses années, le saint homme aurait eu une vie sexuelle clandestine très active, et même des enfants secrets éparpillés dans la région et ailleurs, il faut imaginer un tas de silhouettes fines et élégantes qui se bousculaient du matin au soir pour aller avouer leurs péchés au jeune arrivant qui, groggy devant tant de beautés et de grâces, n’hésitait pas à leur proposer la bonne pénitence et un passage dans son lit, avant de les inviter à repartir dans la paix du Seigneur, il excellait sans doute aussi dans le chatouillement des gosses, lesquels s’étaient bien gardés d’en parler pour ne pas froisser le papa bon Dieu, Ses anges, le Père Noël, bref tous les habitants du Royaume des cieux… des activités pédophiliques connues, murmurées, sans plus, vous vous rendez compte, on s’arrangeait pour que ça reste couvert aussi longtemps que possible, notre bon Drôle de Curé, représentant de Dieu au village, pourquoi on le salirait, pourquoi on ferait de son nom un paillasson sur lequel tout le monde s’empresserait de s’essuyer pour gagner sa place dans le débat sur les faux drames de village, ce sang valeureux, médiateur infaillible, une vie parfaite, exempte de péché dans un monde nouveau de la justice... 


… la parole, quelle idée, au commencement était la peur, elle contenait l’Univers ou ce qui fut destiné à l’être, et s’évertuait à s’étendre bien au-delà, rien ne l’épuisait, ne lui échappait, et cet état de choses devait être la norme à l’échelle de la biodiversité animale, régir les principes de conquête et de fuite, de pouvoir et de liberté… pour moi, ces hommes réunis à la maison avaient simplement peur, et cherchaient à faire de cette peur leur force, en ne la perdant pas de vue, cela me paraît d’autant plus évident que les actions humaines n’en sont que de pâles résidus… il faut se révéler un lieu étrange pour soi-même, à l’encontre des lois de la nature, pour vouloir se sauver, ou échapper à la mort, a fortiori se donner pour mission de sauver l’autre, le monde, un continent…


… le meilleur d’entre nous est celui qui ne met pas en application de façon systématique le vieil adage qui dit que la fin justifie les moyens…


… figurez-vous qu’un jour elle m’avait demandé, oui celle qui m’avait mise au monde, rappelle-moi ton nom déjà, on aurait dit que le seul moyen d’apaiser les frustrations de sa vie conjugale était de m’étouffer, me réduire en miettes, me faire perdre toute confiance en moi-même, plus tard, seule à seule dans la cuisine par exemple, elle me traitait de sauvage, de petite conne, ton oncle il a beaucoup d’affection pour toi, il t’aime, mais toi tu n’as aucun respect pour lui, pour personne d’ailleurs, tu n’as donc aucune limite, elle me parlait ainsi pour que je me sente ridicule, mais ce n’était pas le cas, c’est au frère de père qu’elle aurait dû s’en prendre, je n’avais rien fait, sinon être une jeune adolescente sous les projecteurs d’un vieux dégoûtant, j’avais du mal à imaginer qu’elle n’avait rien compris, ou qu’elle faisait semblant, quel oncle serre sa nièce aussi fort et aussi longtemps dans ses bras, quel parent assiste à ça sans se demander ce qui se passe et redoubler de vigilance… le pire était à venir…


… j’étais perdue, je n’avais pas les outils pour analyser les mécanismes de cette vague de violence (tant à la maison qu’à l’école) qui se déchaînait contre moi, ses ressorts inavoués, d’autant plus que le monde dans lequel ces petits scélérats grandissaient n’était ni plus ni moins bourgeois catho que le mien, nous étions partis du même point, censés tout au moins se respecter, mais ce n’était pas du tout le cas, ils avaient fini par m’imposer une vision négative de moi-même, ce qu’aucune de nous, à ma connaissance, n’avait réussi avec un mec, inoculer à celui-ci le sentiment qu’il n’est rien qu’une apparence, rien que ses muscles, son cul, et que ça ne sert qu’à être manipulé, avili, un ornement…


… aucune femme n’est plus grande que la petite fille qu’elle a été…


 

 

 

mercredi 6 avril 2022

[Del Amo, Jean-Baptiste] Le fils de l'homme

 






Coup de coeur 💓

 

Titre : Le fils de l'homme

Auteur : Jean-Baptiste DEL AMO

Editeur : Gallimard

Parution : 2021

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

Après plusieurs années d’absence, un homme resurgit dans la vie de sa compagne et de leur jeune fils. Il les entraîne aux Roches, une vieille maison isolée dans la montagne où lui-même a grandi auprès d’un patriarche impitoyable. Entourés par une nature sauvage, la mère et le fils voient le père étendre son emprise sur eux et édicter les lois mystérieuses de leur nouvelle existence. Hanté par son passé, rongé par la jalousie, l’homme sombre lentement dans la folie. Bientôt, tout retour semble impossible.
Après Règne animal, Jean-Baptiste Del Amo continue d’explorer le thème de la transmission de la violence d’une génération à une autre et de l’éternelle tragédie qui se noue entre les pères et les fils.

 

 

Un mot sur l'auteur : 

Jean-Baptiste Del Amo est le pseudonyme de Jean-Baptiste Garcia, né à Toulouse en 1981. Ses nouvelles et romans, traduits dans de nombreux pays, lui ont valu plusieurs prix, dont le Goncourt du Premier Roman. Le fils de l'homme est son cinquième roman.

 

Avis :

Soudain réapparu après des années d’absence et de silence, un homme convainc sa compagne, enceinte d’un autre, et son fils de neuf ans, de le suivre aux Roches, une bâtisse difficilement accessible et à peine habitable, perdue loin de tout dans la montagne. Leur rustique séjour au vert tourne rapidement à l’aigre, alors que le père, dévoré par le passé et par la jalousie, révèle peu à peu ses véritables intentions, en même temps que les signes d’une folie grandissante. La mère et le fils réalisent bientôt qu’ils sont prisonniers des Roches…

Aucun nom ne personnalise le récit, qui, construit autour des seules mentions, à consonance biblique, d’un père, d’une mère et d’un fils, se pare de toute évidence de la portée universelle annoncée par le titre et soulignée par le prologue. En commençant par nous renvoyer aux âges préhistoriques, dans l’évocation accablante d’êtres usés par la constante lutte pour leur survie, selon des règles sauvages et violentes transmises de père en fils, l'introduction du roman nous place d’emblée face à la perception de notre insignifiance et de notre infinie solitude dans l’immensité glacée et minérale de l’univers. Le malheur semble inhérent au destin humain, dans une éternelle tragédie rejouée à chaque génération. Et comme son père avant lui, l’homme au centre de la narration ne manquera pas de transmettre la malédiction de la douleur, de la violence et de la haine.

Désespérément noire, la tonalité du récit n’autorise aucune éclaircie. D’emblée chargé d’angoisse, le texte avance au rythme des observations du fils de neuf ans, instinctivement conscient de la menace en germe dans l’étrangeté du père. Pour épouser la progression de son regard sur cet homme sorti de nulle part qui tient pourtant son sort et celui de la mère dans ses mains, la narration se nourrit des dialogues elliptiques, puis des monologues paternels de plus en plus hallucinés, qui laissent entrevoir en pointillés un passé tourmenté. Le langage corporel, retranscrit avec une exceptionnelle précision, prend le relais d’une analyse psychologique totalement absente. Et, tandis que se précisent les failles d’une personnalité en train de reproduire une histoire en de maints points semblable à celle vécue une génération plus tôt, l’isolement dans une nature magnifiquement décrite dans tout ce qu’elle peut comporter de menaces et de dangers quand on s’y retrouve abandonné comme un nourrisson sans ressources ni défenses, achève d’alourdir le climat anxiogène qui pèse sur le lecteur depuis la première page.

Il ne se passe au final que peu de choses dans cette histoire. Mais le pessimisme accablant et l’atmosphère menaçante du récit entretiennent un sentiment vivace de vulnérabilité face à l’impondérable tragédie de la destinée humaine. Travaillé dans son expression et son vocabulaire, le style s’élève souvent vers d’admirables hauteurs, et, nonobstant deux infimes mais surprenantes incohérences, c’est un livre en tout point remarquable qui réussit ici à nous régaler. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Il observe l’inextricable lacis végétal contre lequel il lui faut lutter pour avancer, les troncs partout luisants, les racines arachnéennes qui affleurent sous l’humus. L’odeur de la forêt lui monte à la tête et le déséquilibre. Il ne perçoit plus la présence des autres chasseurs. Il lui semble que la forêt l’a poussé dans des profondeurs organiques, ce terrain accidenté et poisseux où elle orchestre ses fermentations secrètes. Il prend appui sur l’écorce détrempée des arbres, tire son pied d’un trou d’eau, d’une liane, s’extirpe du grand pourrissement qui nourrit la terre et fera au printemps rejaillir de sa matrice une vie impitoyable. Le jour sourd face à lui, rayonne par-delà les troncs.

L’enfant entrevoit sur le bas-côté une croix de chemin supportant le corps blême d’un christ à la peau de métal, parcourue de plaques de lichen ou de rouille. Les derniers lambeaux de brume se dissipent brusquement et le contour distinct du massif surgit. La nuit porte maintenant en elle l’attente de l’aube, cette infime variation qui détache les contours du monde sans qu’ils soient encore intelligibles, laissant seulement paraître des degrés d’obscurité. Un voile jusqu’alors invisible se déchire ; tout ce qui se tenait retranché dans la coulisse de la nuit est soudain baigné par une lueur bleuâtre qui ne semble pas provenir de l’extérieur des choses mais plutôt émaner d’elles, une phosphorescence livide qui suinterait des pierres, du bitume, du tronc des pins et de la frondaison des arbres.

La fin de l’été s’étire en une langueur hypnotique, nuits torpides durant lesquelles même la pierre des Roches exsude sa moiteur, journées accablées de soleil, aubes irréelles, nébuleuses, bientôt tranchées net par la lame du jour, crépuscules d’un rouge de forge s’effondrant l’instant d’après dans des ténèbres empourprées, des noirs de fusain.