J'ai beaucoup aimé
Titre : Ta promesse
Auteur : Camille LAURENS
Edition : 2025 (Gallimard)
Pages : 368
Présentation de l'éditeur :
« Au moment où s’ouvre ce livre, je romps une promesse. Lorsque je l’ai
faite, c’est idiot, j’étais sûre que je la tiendrais. Enfin, idiot, je
ne sais pas. La moindre des choses, quand on fait une promesse, n’est-ce
pas d’y croire ? »
Que s’est-il passé avec son compagnon pour que la romancière Claire Lancel doive se défendre devant un tribunal ? Au fil du récit, elle raconte comment elle s’est peu à peu laissé entraîner dans une histoire faite de manipulations et de mensonges.
Dans ce roman haletant comme un thriller, Camille Laurens questionne le narcissisme contemporain, l’absence d’empathie, et se demande comment sauver l’amour de ses illusions. Elle nous invite à le célébrer et à le vivre, au-delà des promesses trahies.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Romancière, essayiste, Camille Laurens a publié une trentaine d’ouvrages. Elle est membre de l'Académie Goncourt.
Que s’est-il passé avec son compagnon pour que la romancière Claire Lancel doive se défendre devant un tribunal ? Au fil du récit, elle raconte comment elle s’est peu à peu laissé entraîner dans une histoire faite de manipulations et de mensonges.
Dans ce roman haletant comme un thriller, Camille Laurens questionne le narcissisme contemporain, l’absence d’empathie, et se demande comment sauver l’amour de ses illusions. Elle nous invite à le célébrer et à le vivre, au-delà des promesses trahies.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Romancière, essayiste, Camille Laurens a publié une trentaine d’ouvrages. Elle est membre de l'Académie Goncourt.Avis :
Dans une histoire d’amour et d’emprise racontée comme un thriller, Camille Laurens sème malicieusement les concordances avec son propre vécu pour mettre en évidence les mécanismes de la perversion narcissique et dénoncer les dérives déshumanisantes de la société contemporaine.
« Le début de l’histoire contient sa fin. » C’est d’ailleurs par cette dernière que s’ouvre le récit, annonçant d’emblée l’issue dramatique de ce qui commence comme un amour heureux, un bonheur que sinon l’on aurait pu, comme initialement la narratrice, croire sans histoire, aveugle aux signes que tous, avocats, témoins, juge et bien sûr elle-même, vont maintenant s’attacher à déchiffrer et à relier pour tâcher de comprendre ce qui a bien pu dérailler jusqu’au coma pour lui et l’inculpation pour elle.
Points de vue et regard se succèdent donc pour raconter l’amour fou entre Claire, écrivain reconnue et estimée, et Gilles, créateur de spectacles de marionnettes. Un amour sans nuage apparent, scellé par une double promesse : elle n’écrirait jamais sur lui, il ne la trahirait jamais. Pourtant, pour qui sait être attentif, les signaux faibles s’alignent déjà et ne vont que s’amplifier, en une spirale vertigineuse, à mesure des récits rétrospectifs de Claire et de ses proches.
Entre sautes d’humeur, défaut d’empathie, jalousie et mesquineries, bientôt manipulations de plus en plus amples et finalement sa manière d’inverser les rôles, l’homme séduisant et attentionné s’avère un pervers narcissique caractérisé, ce qu’une Claire sapée dans sa confiance en elle en même temps que démolie dans son image et sa réputation publiques est la dernière à réaliser, quand elle est déjà trop profondément prise au piège pour retrouver un quelconque équilibre et rétablir autour d’elle une vérité trop difficile à croire.
Tandis qu’on y retrouve des traces de son expérience personnelle – on se souvient de son ex mari, débouté depuis, l’assignant en justice pour atteinte à la vie privée dans l’un de ses romans, de la polémique l’opposant à Marie Darrieussecq qu’elle accusait de plagiat, des soupçons de conflit d’intérêt accompagnant sa violente critique d’un livre en concurrence avec celui de son compagnon alors qu’elle était membre du jury du Goncourt –, autant de blessures transposées par l’écriture et par la création littéraire, Camille Laurens démonte dans cette histoire les ressorts invisibles de l’emprise et de la manipulation, destructeurs dans la vie privée, imparables sur les réseaux sociaux, ne se privant pas de souligner comment « absence de limites, sentiment de toute-puissance, négation d’autrui, règne du mensonge et de la vérité alternative » contribuent plus que jamais, par les temps qui courent, à boursoufler les egos narcissiques dénués d’empathie jusque dans les plus hautes sphères du pouvoir – « Trump, Poutine, Kim Jong-un » –, au détriment de peuples entiers manipulés par des despotes. « La mort de l’empathie humaine est l’un des premiers signes et le plus révélateur d’une culture sur le point de sombrer dans la barbarie. »
Volontiers incisive et ironique, la plume exercée de Camille Laurens fait feu de son vécu et de ses observations pour les transposer en un roman virtuose jouant avec la curiosité du lecteur entre vérités et manipulations et, au final, déboucher sur une critique sociale au mordant imparable. (4/5)
Citations :
Les signes sont rarement lus, le plus souvent on les relit. Pour déchiffrer, il faut savoir que c’est chiffré.
Je suis écrivaine, mon métier, mon ministère même, consiste à tout noter – je ne laisse rien passer, enfin j’essayais. Mais c’est aussi ma pratique de ne pas juger – pas avant d’avoir longtemps regardé, écouté, observé, compris – et quand j’ai compris, je ne peux pas juger. Écrire est un exercice d’amour, une magnifique et profonde et audacieuse expérience d’intelligence de l’autre. Je l’ai d’ailleurs dit à la juge, l’autre jour : « Si vraiment vous comprenez quelqu’un, comment pouvez-vous encore le juger ? » Cela dit, elle m’a épatée, elle m’a répondu aussi sec, vous vous souvenez ? « Si je comprends quelque chose, je suis sûr de me tromper. » Jacques Lacan, a-t-elle ajouté.
Le mal est toujours une surprise. Toujours. Même avec les années. On n’y croit pas.
Vous connaissez ce passage de l’Abécédaire de Deleuze, quand il célèbre le point de démence de quelqu’un comme ce qui fait son charme et même ce pour quoi on l’aime ? Il dit très exactement, attendez, je vais vous le retrouver de mémoire. Il dit : « Si tu ne saisis pas la petite racine ou le petit grain de folie chez quelqu’un, tu ne peux pas l’aimer. On est tous un peu déments, et j’ai peur, ou je suis bien content, que le point de démence de quelqu’un ce soit la source même de son charme. »
Vous l’admiriez ? — Non, en fait non. J’emploie ce mot parce que j’ai souvent senti qu’il était nécessaire – avec mon mari, bien sûr, dont c’était le seul carburant, mais sans doute aussi avec les autres, les autres hommes, je veux dire. La plupart. Ils ont besoin d’être admirés, c’en est presque obscène. Même sous la modestie, dès que vous creusez il y a la rage d’être admiré. Flatté, aussi, souvent ça leur suffit – ils ne font pas la différence. Les femmes ne sont pas comme ça, moins souvent, elles sont plus proches de la vérité, c’est-à-dire de la défaillance. Accepter la faiblesse est une force très féminine, que peu d’hommes possèdent et qu’aucun ne nous envie. En tout cas moi, je n’ai pas l’admiration spontanée. Tout ce qui brille n’est pas d’or, comme disait ma grand-mère. Même de Proust ou de Bach, pas plus que de Gilles, je ne dirais que je les admire. — Qu’est-ce que vous diriez, alors ? — Je les aime.
Souffrir passe. Avoir souffert ne passe pas.
Voilà ce que Gilles n’avait pas compris quand j’avais évoqué mon peu de goût des voyages. C’est ce que j’aurais dû lui expliquer, me disais-je devant l’expression d’Agnès. Ce que Deleuze appelle les « intensités immobiles ». « Je n’ai pas besoin de bouger, dit-il, quand j’écoute une musique, ou quand je lis un livre que je trouve beau ou quand je réfléchis... C’est bien mieux que les voyages – c’est des pays profonds. »
Claire est restée elle-même, celle qu’elle a toujours été, tandis que Gilles, lui, a voulu se l’approprier – comme s’il n’avait pas d’être propre et cherchait qui être. Je pense qu’il a voulu être elle. Vraiment. Prendre sa place. Devenir l’écrivain. Le seul. Dans son esprit, il n’y avait pas de place pour deux. — Votre théorie paraît fumeuse, monsieur Simmons. Dans les faits constatés, c’est elle qui a voulu le supprimer. — Parce qu’elle s’est sentie menacée dans son être. Il voulait étouffer ce qu’elle était. Le crime parfait, sans autre cadavre qu’une langue morte. C’est de la légitime défense.
Qu’est-ce que Claire Lancel, écrivaine reconnue depuis trente ans, pouvait bien avoir à craindre de Gilles Fabian, littérairement ou socialement parlant ? Rien. En revanche, inversez l’énoncé et vous aurez la vérité : c’est lui qui était jaloux, lui qui se sentait en rivalité avec elle, lui qui rêvait de la détruire en avançant masqué. L’inversion typique des sociopathes. Et le délire a continué après leur séparation. Il était convaincu que Claire le dénigrait partout, qu’elle cherchait à entraver sa carrière d’auteur. Il comparait à son avantage leurs qualités stylistiques, se posait en victime d’un sabotage, faisait son Calimero auprès de moi. Il m’a finalement parlé d’un nouveau projet d’écriture – pas une autofiction bien sûr, il avait d’autres ambitions, « un truc entre Kerouac et Faulkner ». J’ai esquivé : il n’était ni l’un ni l’autre, ni personne entre les deux !
Le féminisme a encore du pain sur la planche, croyez-moi. Tant que les hommes voudront prendre toute la lumière, si le projecteur les dédaigne ils iront la chercher ailleurs. Moi qui en connais eaucoup, je peux vous l’assurer : dans l’ombre des écrivains, souvent il y a des muses, des compagnes, des égéries, des mamans. Dans l’ombre des écrivaines, il n’y a personne.
Elle me l’a raconté au téléphone comme une scène de film, ça m’avait frappé, ce genre de thriller où l’héroïne se sent mal en présence de son mari mais sans aller au bout de l’interprétation, le malaise reste indéfinissable. Joan Fontaine dans Soupçons ou Ingrid Bergman dans Gaslight, vous voyez ? Mais vous n’êtes peut-être pas cinéphile ? — Si, monsieur Simmons, justement : dans Soupçons, le mari est innocent. — C’est vrai. Mais Cary Grant a joué tout le film comme si son personnage était coupable. Je dirais qu’à l’inverse, Gilles jouait à l’innocent alors qu’il était coupable. L’image positive : rien d’autre ne compte, c’est la seule vérité qui vaille pour lui, l’image. Pas une image juste. Juste une image. La preuve, aux yeux du monde, qu’on est quelqu’un de valable. Un type bien.
Dans les moments où je parvenais à la faire parler un peu pour tenter de relancer en elle l’envie d’écrire, elle disait qu’elle n’avait plus de mots, que les mots l’avaient oubliée. Elle était dans le même état de détresse qu’après la mort de son fils : tout lui manquait, jusqu’aux mots pour le dire. Elle s’éprouvait dépossédée de sa langue, abandonnée d’elle. Pire, elle avait intériorisé la phrase que Gilles lui avait dite, à la fin : « Tout ce que tu écris, c’est de la merde », elle la reprenait à son compte comme un constat. J’étais désespéré de voir à ce point persister l’emprise de ce salaud. Il l’avait dépouillée de ce qui la constituait, elle ne pouvait plus écrire je, affirmer sa voix. Je l’ai compris le jour où elle m’a envoyé par mail, sans commentaire, deux phrases d’Adolphe, un de ses livres de chevet – quand Ellénore meurt de chagrin, abandonnée : « Elle voulut pleurer, il n’y avait plus de larmes. Elle voulut parler, il n’y avait plus de mots. » La disparition du pronom traduit la disparition de l’être qui se fond dans l’impersonnel. C’est sublime.
La joie de savoir est indépendante de son objet. Peu importe que la vérité soit terrible quand on l’aperçoit, c’est la vérité.
La mort de l’empathie humaine est l’un des premiers signes et le plus révélateur d’une culture sur le point de sombrer dans la barbarie.
Au tournant des années 2030, on remarqua qu’un nombre important de gens avaient développé une affection particulière, dont le principal symptôme, avant d’entrer dans ses ramifications complexes, consistait en une absence totale d’empathie. Les personnes atteintes n’avaient aucune considération pour autrui, percevaient très peu les émotions de leur prochain, y compris dans les situations de détresse, et d’une manière générale, à supposer qu’ils s’en aperçussent, n’en avaient cure. Ne ressentant qu’indifférence pour tout autre qu’eux-mêmes, ces malades traitaient leurs congénères comme des objets auxquels ils ne prêtaient aucune vie propre, ils pouvaient donc les blesser, les faire souffrir ou même les tuer sans éprouver plus de remords moral qu’ils n’en avaient à renverser une chaise ou à la jeter au feu. Ils les manipulaient comme des pantins qu’ils abandonnaient, les ayant désarticulés.
Jouer un rôle est épuisant, malgré tout. Car même si l’éventail des attentes et des sentiments n’est pas si large, il te faut t’adapter à chaque nouveau protagoniste. Parfois tu dois deviner, improviser au jugé comme un aveugle tâtonnant : que veut l’autre ? Quoi lui donner ? Quoi lui prendre, aussi, dans un second temps ? Or, tu as beaucoup de mal à t’intéresser aux autres. Une lourde chape d’ennui t’enserre dès que quelqu’un se confie à toi ou exige un dialogue. « Il faut qu’on parle » a été ton calvaire avec Violetta et tu apprécies cette capacité de silence qu’a Claire, bien que tu y voies souvent aussi un déficit d’intérêt pour toi – quand elle lit, quand elle écrit, elle t’échappe. Car si l’indifférence te gagne lorsqu’on cherche à t’entraîner dans une psyché inconnue ou même dans des habitudes de vie qui ne sont pas les tiennes, tu as besoin qu’on fasse attention à toi, qu’on te considère, et tu as vite compris que le mécanisme – c’est le mot qui te vient –, le mécanisme supposait la réciprocité : il faut donner pour recevoir. Or, tu n’as rien à donner, rien de sincère, rien de spontané – il n’y a pas de vraie vie dans la vie fausse. Tu es étranger aux émotions des autres, sauf à la colère, à l’envie et à la peur, que tu connais depuis, oh, depuis toujours. Tu es imperméable à leurs chagrins comme à leurs tracas, à leurs goûts ou à leurs joies, vide de toute curiosité à leur égard, dépourvu de la compassion nécessaire à la confidence. Dans ton âme tu es seul, si âme il y a, et rien de ce que tu éprouves ne se partage.
On dirait qu’elle se demande qui tu es vraiment. Tu ne veux pas qu’elle le sache, toi-même ne veux pas le savoir – surtout pas. Tu veux juste passer pour un mec bien – un amant irremplaçable, un père modèle, un type génial, la perfection faite homme. D’ailleurs, ça ne veut rien dire, « qui on est ». On n’est rien. L’être n’est qu’une syllabe du paraître.
D’après la psy, tu avais besoin d’insécuriser ta compagne pour la rassurer ensuite. Qu’elle se sente moche, ou bête, et donc vulnérable, afin de pouvoir la consoler et qu’elle reste toujours sous ta coupe. Qu’elle ne soit rien sans toi. Le fond de l’affaire, c’était que tu n’avais pas confiance en toi-même, tu avais peur d’être abandonné, et donc de souffrir, aussi exportais-tu toutes ces menaces chez autrui.
Il y a deux choses que Claire ne se dit pas, sur le moment, même s’il te semble que le soupçon l’en effleure. La première, c’est que tu as voulu l’empêcher d’écrire. La promesse ne te suffit pas, écrire est intransitif, désormais. Rien ne suffira jamais, de toute façon, la créance ne peut être soldée. Tout ce que tu essaies de lui retirer, son énergie vitale, son désir d’écrire, tu t’imagines le récupérer. Pourquoi le principe des vases communicants (oui, les vases) ne s’appliquerait-il pas aux vivants, après tout ? Plus elle doute, plus tu es heureux. Plus elle s’étiole, mieux tu te portes. Moins elle vit, plus tu respires.
Trois étapes : 1) bombardement sentimental, séduction, idéalisation. 2) dénigrement, rabaissement. 3) destruction. Séduire, réduire, détruire. Le sujet pervers s’est construit sur un défaut d’humanité. Anesthésie affective, angoisse face à toute relation interpersonnelle, horreur de l’intimité qu’il feint d’instaurer, haine de l’individualité, absence totale d’identification empathique à l’autre, ignorance de ses souffrances, de ses besoins, acharnement à détruire les liens, aucun scrupule moral. L’abus souvent subi dans l’enfance en fait un abuseur pour qui l’autre est un objet interchangeable qu’il dévitalise et méprise après en avoir évalué les failles. Il n’y a pas de vraie rencontre mais un lien toxique fondé sur le contrôle, la domination, la manipulation, l’instrumentalisation, la haine de l’amour et l’amour de la haine.
Nous étions le 12 juin 2024, trois jours après la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron. « En fait, a-t-il continué du ton de l’évidence, c’est le même pitch que le roman qui nous vaut d’être ici, mais à l’échelle d’un pays : un type narcissique et infantile, dans une crise aggravée par un déni massif de ses propres manquements envers elle, prend la nation tout entière comme défouloir émotionnel et, sur une impulsion délirante, achève de détruire tout ce qu’il avait fait semblant d’aimer. Les troubles de l’ego, nouveau mal du siècle – non, vraiment, c’est le sujet.
Si les écrivains ne sont pas là pour dénoncer ce que coûte la vie, quel est leur combat ? Dettes, vols, pertes sèches, profits indus, arnaques, faillites. Si l’art ne tient pas les comptes et les mécomptes, qui le fera ? Quand les mots ne présentent pas l’ardoise, quand les romans ne font pas rendre gorge, l’écrivain n’est qu’un escroc de plus.
Du même auteur sur ce blog :
« Le début de l’histoire contient sa fin. » C’est d’ailleurs par cette dernière que s’ouvre le récit, annonçant d’emblée l’issue dramatique de ce qui commence comme un amour heureux, un bonheur que sinon l’on aurait pu, comme initialement la narratrice, croire sans histoire, aveugle aux signes que tous, avocats, témoins, juge et bien sûr elle-même, vont maintenant s’attacher à déchiffrer et à relier pour tâcher de comprendre ce qui a bien pu dérailler jusqu’au coma pour lui et l’inculpation pour elle.
Points de vue et regard se succèdent donc pour raconter l’amour fou entre Claire, écrivain reconnue et estimée, et Gilles, créateur de spectacles de marionnettes. Un amour sans nuage apparent, scellé par une double promesse : elle n’écrirait jamais sur lui, il ne la trahirait jamais. Pourtant, pour qui sait être attentif, les signaux faibles s’alignent déjà et ne vont que s’amplifier, en une spirale vertigineuse, à mesure des récits rétrospectifs de Claire et de ses proches.
Entre sautes d’humeur, défaut d’empathie, jalousie et mesquineries, bientôt manipulations de plus en plus amples et finalement sa manière d’inverser les rôles, l’homme séduisant et attentionné s’avère un pervers narcissique caractérisé, ce qu’une Claire sapée dans sa confiance en elle en même temps que démolie dans son image et sa réputation publiques est la dernière à réaliser, quand elle est déjà trop profondément prise au piège pour retrouver un quelconque équilibre et rétablir autour d’elle une vérité trop difficile à croire.
Tandis qu’on y retrouve des traces de son expérience personnelle – on se souvient de son ex mari, débouté depuis, l’assignant en justice pour atteinte à la vie privée dans l’un de ses romans, de la polémique l’opposant à Marie Darrieussecq qu’elle accusait de plagiat, des soupçons de conflit d’intérêt accompagnant sa violente critique d’un livre en concurrence avec celui de son compagnon alors qu’elle était membre du jury du Goncourt –, autant de blessures transposées par l’écriture et par la création littéraire, Camille Laurens démonte dans cette histoire les ressorts invisibles de l’emprise et de la manipulation, destructeurs dans la vie privée, imparables sur les réseaux sociaux, ne se privant pas de souligner comment « absence de limites, sentiment de toute-puissance, négation d’autrui, règne du mensonge et de la vérité alternative » contribuent plus que jamais, par les temps qui courent, à boursoufler les egos narcissiques dénués d’empathie jusque dans les plus hautes sphères du pouvoir – « Trump, Poutine, Kim Jong-un » –, au détriment de peuples entiers manipulés par des despotes. « La mort de l’empathie humaine est l’un des premiers signes et le plus révélateur d’une culture sur le point de sombrer dans la barbarie. »
Volontiers incisive et ironique, la plume exercée de Camille Laurens fait feu de son vécu et de ses observations pour les transposer en un roman virtuose jouant avec la curiosité du lecteur entre vérités et manipulations et, au final, déboucher sur une critique sociale au mordant imparable. (4/5)
Citations :
Dans les livres, le bonheur lasse tout le monde, moi la première. Pouvez-vous d’ailleurs m’en citer un seul où il ne se passe rien d’autre que le bonheur ? Ça n’existe pas. Le bonheur n’est pas un sujet, à moins d’être menacé. Aucune tension, aucun suspens, zéro conflit ? Intérêt nul. On n’écrit pas sur le bonheur. Il faut écrire noir sur blanc, sinon on ne voit rien. La seule matière de la littérature, c’est le chagrin. Ou la passion, ce qui revient au même, au bout d’un moment.
Les signes sont rarement lus, le plus souvent on les relit. Pour déchiffrer, il faut savoir que c’est chiffré.
Je suis écrivaine, mon métier, mon ministère même, consiste à tout noter – je ne laisse rien passer, enfin j’essayais. Mais c’est aussi ma pratique de ne pas juger – pas avant d’avoir longtemps regardé, écouté, observé, compris – et quand j’ai compris, je ne peux pas juger. Écrire est un exercice d’amour, une magnifique et profonde et audacieuse expérience d’intelligence de l’autre. Je l’ai d’ailleurs dit à la juge, l’autre jour : « Si vraiment vous comprenez quelqu’un, comment pouvez-vous encore le juger ? » Cela dit, elle m’a épatée, elle m’a répondu aussi sec, vous vous souvenez ? « Si je comprends quelque chose, je suis sûr de me tromper. » Jacques Lacan, a-t-elle ajouté.
Le mal est toujours une surprise. Toujours. Même avec les années. On n’y croit pas.
Vous connaissez ce passage de l’Abécédaire de Deleuze, quand il célèbre le point de démence de quelqu’un comme ce qui fait son charme et même ce pour quoi on l’aime ? Il dit très exactement, attendez, je vais vous le retrouver de mémoire. Il dit : « Si tu ne saisis pas la petite racine ou le petit grain de folie chez quelqu’un, tu ne peux pas l’aimer. On est tous un peu déments, et j’ai peur, ou je suis bien content, que le point de démence de quelqu’un ce soit la source même de son charme. »
Vous l’admiriez ? — Non, en fait non. J’emploie ce mot parce que j’ai souvent senti qu’il était nécessaire – avec mon mari, bien sûr, dont c’était le seul carburant, mais sans doute aussi avec les autres, les autres hommes, je veux dire. La plupart. Ils ont besoin d’être admirés, c’en est presque obscène. Même sous la modestie, dès que vous creusez il y a la rage d’être admiré. Flatté, aussi, souvent ça leur suffit – ils ne font pas la différence. Les femmes ne sont pas comme ça, moins souvent, elles sont plus proches de la vérité, c’est-à-dire de la défaillance. Accepter la faiblesse est une force très féminine, que peu d’hommes possèdent et qu’aucun ne nous envie. En tout cas moi, je n’ai pas l’admiration spontanée. Tout ce qui brille n’est pas d’or, comme disait ma grand-mère. Même de Proust ou de Bach, pas plus que de Gilles, je ne dirais que je les admire. — Qu’est-ce que vous diriez, alors ? — Je les aime.
Souffrir passe. Avoir souffert ne passe pas.
Voilà ce que Gilles n’avait pas compris quand j’avais évoqué mon peu de goût des voyages. C’est ce que j’aurais dû lui expliquer, me disais-je devant l’expression d’Agnès. Ce que Deleuze appelle les « intensités immobiles ». « Je n’ai pas besoin de bouger, dit-il, quand j’écoute une musique, ou quand je lis un livre que je trouve beau ou quand je réfléchis... C’est bien mieux que les voyages – c’est des pays profonds. »
Il l’écorche à chaque mot. Il distille son poison dans tous les interstices de la conversation, l’air de rien. Il ment, il gaslighte... Tout est fait pour l’affaiblir, la vider de sa... — Il gasquoi ? — Il gaslighte. C’est un mot très courant, Maître, y compris dans les tribunaux. Aux États-Unis et ailleurs. Renseignez-vous, ça peut vous servir. Emprunté au film de Cukor, Gaslight, avec Ingrid Bergman et Charles Boyer. Il faut que vous le voyiez. Le gaslighting, c’est l’art de rendre l’autre fou, folle surtout, en lui embrouillant l’esprit par des messages contradictoires. C’est détruire l’autre par le langage. Pour une écrivaine, qu’y a-t-il de pire ? Voilà ce que vous devez plaider, Maître : la violence psychologique, l’emprise perverse.
Claire est restée elle-même, celle qu’elle a toujours été, tandis que Gilles, lui, a voulu se l’approprier – comme s’il n’avait pas d’être propre et cherchait qui être. Je pense qu’il a voulu être elle. Vraiment. Prendre sa place. Devenir l’écrivain. Le seul. Dans son esprit, il n’y avait pas de place pour deux. — Votre théorie paraît fumeuse, monsieur Simmons. Dans les faits constatés, c’est elle qui a voulu le supprimer. — Parce qu’elle s’est sentie menacée dans son être. Il voulait étouffer ce qu’elle était. Le crime parfait, sans autre cadavre qu’une langue morte. C’est de la légitime défense.
Qu’est-ce que Claire Lancel, écrivaine reconnue depuis trente ans, pouvait bien avoir à craindre de Gilles Fabian, littérairement ou socialement parlant ? Rien. En revanche, inversez l’énoncé et vous aurez la vérité : c’est lui qui était jaloux, lui qui se sentait en rivalité avec elle, lui qui rêvait de la détruire en avançant masqué. L’inversion typique des sociopathes. Et le délire a continué après leur séparation. Il était convaincu que Claire le dénigrait partout, qu’elle cherchait à entraver sa carrière d’auteur. Il comparait à son avantage leurs qualités stylistiques, se posait en victime d’un sabotage, faisait son Calimero auprès de moi. Il m’a finalement parlé d’un nouveau projet d’écriture – pas une autofiction bien sûr, il avait d’autres ambitions, « un truc entre Kerouac et Faulkner ». J’ai esquivé : il n’était ni l’un ni l’autre, ni personne entre les deux !
Le féminisme a encore du pain sur la planche, croyez-moi. Tant que les hommes voudront prendre toute la lumière, si le projecteur les dédaigne ils iront la chercher ailleurs. Moi qui en connais eaucoup, je peux vous l’assurer : dans l’ombre des écrivains, souvent il y a des muses, des compagnes, des égéries, des mamans. Dans l’ombre des écrivaines, il n’y a personne.
Elle me l’a raconté au téléphone comme une scène de film, ça m’avait frappé, ce genre de thriller où l’héroïne se sent mal en présence de son mari mais sans aller au bout de l’interprétation, le malaise reste indéfinissable. Joan Fontaine dans Soupçons ou Ingrid Bergman dans Gaslight, vous voyez ? Mais vous n’êtes peut-être pas cinéphile ? — Si, monsieur Simmons, justement : dans Soupçons, le mari est innocent. — C’est vrai. Mais Cary Grant a joué tout le film comme si son personnage était coupable. Je dirais qu’à l’inverse, Gilles jouait à l’innocent alors qu’il était coupable. L’image positive : rien d’autre ne compte, c’est la seule vérité qui vaille pour lui, l’image. Pas une image juste. Juste une image. La preuve, aux yeux du monde, qu’on est quelqu’un de valable. Un type bien.
Vous connaissez cette merveilleuse pensée de La Rochefoucauld, une des plus belles phrases de la langue française, je ne résiste pas au plaisir de vous la dire : « Quelles personnes auraient commencé de s’aimer si elles se voyaient la première fois comme on se voit dans la suite des années ? Mais quelles personnes aussi se pourraient séparer si elles se revoyaient comme on s’est vus la première fois ? »
Dans les moments où je parvenais à la faire parler un peu pour tenter de relancer en elle l’envie d’écrire, elle disait qu’elle n’avait plus de mots, que les mots l’avaient oubliée. Elle était dans le même état de détresse qu’après la mort de son fils : tout lui manquait, jusqu’aux mots pour le dire. Elle s’éprouvait dépossédée de sa langue, abandonnée d’elle. Pire, elle avait intériorisé la phrase que Gilles lui avait dite, à la fin : « Tout ce que tu écris, c’est de la merde », elle la reprenait à son compte comme un constat. J’étais désespéré de voir à ce point persister l’emprise de ce salaud. Il l’avait dépouillée de ce qui la constituait, elle ne pouvait plus écrire je, affirmer sa voix. Je l’ai compris le jour où elle m’a envoyé par mail, sans commentaire, deux phrases d’Adolphe, un de ses livres de chevet – quand Ellénore meurt de chagrin, abandonnée : « Elle voulut pleurer, il n’y avait plus de larmes. Elle voulut parler, il n’y avait plus de mots. » La disparition du pronom traduit la disparition de l’être qui se fond dans l’impersonnel. C’est sublime.
La joie de savoir est indépendante de son objet. Peu importe que la vérité soit terrible quand on l’aperçoit, c’est la vérité.
La mort de l’empathie humaine est l’un des premiers signes et le plus révélateur d’une culture sur le point de sombrer dans la barbarie.
Au tournant des années 2030, on remarqua qu’un nombre important de gens avaient développé une affection particulière, dont le principal symptôme, avant d’entrer dans ses ramifications complexes, consistait en une absence totale d’empathie. Les personnes atteintes n’avaient aucune considération pour autrui, percevaient très peu les émotions de leur prochain, y compris dans les situations de détresse, et d’une manière générale, à supposer qu’ils s’en aperçussent, n’en avaient cure. Ne ressentant qu’indifférence pour tout autre qu’eux-mêmes, ces malades traitaient leurs congénères comme des objets auxquels ils ne prêtaient aucune vie propre, ils pouvaient donc les blesser, les faire souffrir ou même les tuer sans éprouver plus de remords moral qu’ils n’en avaient à renverser une chaise ou à la jeter au feu. Ils les manipulaient comme des pantins qu’ils abandonnaient, les ayant désarticulés.
Puisqu’il faut bien donner un nom aux choses nouvelles, cette pathologie galopante avait reçu celui de « maladie de Nark ». Les scientifiques s’étaient amusés de la coïncidence entre le cœur du problème – le narcissisme – et le nom du psychiatre américain qui avait dirigé les recherches dans son labo parisien : le Pr Nark.
(…) pour la maladie de Nark, si les victimes étaient légion, c’était de manière indirecte : ceux qui en mouraient n’étaient pas ceux qui en étaient atteints mais ceux qui, dans l’entourage, en subissaient les conséquences.
(…) Le narcissisme n’était pas une découverte récente et ne constituait d’ailleurs pas une maladie en soi : on savait depuis Freud et Melanie Klein qu’il existait un bon et un mauvais narcissisme – un narcissisme de vie et un narcissisme de mort. Avoir une forte estime de soi augurait plutôt une vie heureuse née d’une enfance confiante, et l’on devait tendre vers cet objectif en dépassant les névroses d’échec. Mais l’on avait observé depuis déjà plus d’un siècle la dévastation que pouvait causer un mauvais dosage de l’ego, attribué soit au laxisme des parents envers l’enfant-roi, soit, plus généralement, à un trauma infantile souvent passé inaperçu. L’art et la littérature l’avaient représentée sous les formes les plus variées. Le Pr Nark avait lui-même consacré un séminaire au film Citizen Kane d’Orson Welles, où l’existence tyrannique d’un homme incapable d’aimer s’éclaire à la toute fin par une blessure d’enfance. Hitler, avait-il rappelé à cette occasion, était lui-même un enfant battu, ce qui avait occasionné une vive polémique sur les excès de l’interprétation psychanalytique de l’Histoire. C’était cependant dans la sphère politique, où cette pathologie était surreprésentée, que les ravages apparaissaient les plus spectaculaires puisque les victimes de la manipulation despotique du Nark étaient non plus seulement des individus mais des peuples tout entiers. Comme le montrait 1984, le roman prémonitoire de George Orwell, l’asservissement affectait l’humanité en disqualifiant le langage et la vérité. Dès 2017, le Pr Nark y avait fait référence pour commenter l’actualité américaine, lorsque Donald Trump, confronté à son mensonge après s’être glorifié de ce que le soleil avait brillé sur lui le jour de son investiture alors qu’il avait plu toute la journée, avait fait répondre par le porte-parole de la Maison-Blanche : « Je pense que parfois nous pouvons être en désaccord avec les faits. » Absence de limites, sentiment de toute-puissance, négation d’autrui, règne du mensonge et de la vérité alternative : Trump, Poutine, Kim Jong-un, pour ne citer que les plus récents, présentaient tous les traits de la maladie de Nark. Le cas plus discuté du président Macron était en cours d’examen au CNRS.
(…) pour la maladie de Nark, si les victimes étaient légion, c’était de manière indirecte : ceux qui en mouraient n’étaient pas ceux qui en étaient atteints mais ceux qui, dans l’entourage, en subissaient les conséquences.
(…) Le narcissisme n’était pas une découverte récente et ne constituait d’ailleurs pas une maladie en soi : on savait depuis Freud et Melanie Klein qu’il existait un bon et un mauvais narcissisme – un narcissisme de vie et un narcissisme de mort. Avoir une forte estime de soi augurait plutôt une vie heureuse née d’une enfance confiante, et l’on devait tendre vers cet objectif en dépassant les névroses d’échec. Mais l’on avait observé depuis déjà plus d’un siècle la dévastation que pouvait causer un mauvais dosage de l’ego, attribué soit au laxisme des parents envers l’enfant-roi, soit, plus généralement, à un trauma infantile souvent passé inaperçu. L’art et la littérature l’avaient représentée sous les formes les plus variées. Le Pr Nark avait lui-même consacré un séminaire au film Citizen Kane d’Orson Welles, où l’existence tyrannique d’un homme incapable d’aimer s’éclaire à la toute fin par une blessure d’enfance. Hitler, avait-il rappelé à cette occasion, était lui-même un enfant battu, ce qui avait occasionné une vive polémique sur les excès de l’interprétation psychanalytique de l’Histoire. C’était cependant dans la sphère politique, où cette pathologie était surreprésentée, que les ravages apparaissaient les plus spectaculaires puisque les victimes de la manipulation despotique du Nark étaient non plus seulement des individus mais des peuples tout entiers. Comme le montrait 1984, le roman prémonitoire de George Orwell, l’asservissement affectait l’humanité en disqualifiant le langage et la vérité. Dès 2017, le Pr Nark y avait fait référence pour commenter l’actualité américaine, lorsque Donald Trump, confronté à son mensonge après s’être glorifié de ce que le soleil avait brillé sur lui le jour de son investiture alors qu’il avait plu toute la journée, avait fait répondre par le porte-parole de la Maison-Blanche : « Je pense que parfois nous pouvons être en désaccord avec les faits. » Absence de limites, sentiment de toute-puissance, négation d’autrui, règne du mensonge et de la vérité alternative : Trump, Poutine, Kim Jong-un, pour ne citer que les plus récents, présentaient tous les traits de la maladie de Nark. Le cas plus discuté du président Macron était en cours d’examen au CNRS.
Jouer un rôle est épuisant, malgré tout. Car même si l’éventail des attentes et des sentiments n’est pas si large, il te faut t’adapter à chaque nouveau protagoniste. Parfois tu dois deviner, improviser au jugé comme un aveugle tâtonnant : que veut l’autre ? Quoi lui donner ? Quoi lui prendre, aussi, dans un second temps ? Or, tu as beaucoup de mal à t’intéresser aux autres. Une lourde chape d’ennui t’enserre dès que quelqu’un se confie à toi ou exige un dialogue. « Il faut qu’on parle » a été ton calvaire avec Violetta et tu apprécies cette capacité de silence qu’a Claire, bien que tu y voies souvent aussi un déficit d’intérêt pour toi – quand elle lit, quand elle écrit, elle t’échappe. Car si l’indifférence te gagne lorsqu’on cherche à t’entraîner dans une psyché inconnue ou même dans des habitudes de vie qui ne sont pas les tiennes, tu as besoin qu’on fasse attention à toi, qu’on te considère, et tu as vite compris que le mécanisme – c’est le mot qui te vient –, le mécanisme supposait la réciprocité : il faut donner pour recevoir. Or, tu n’as rien à donner, rien de sincère, rien de spontané – il n’y a pas de vraie vie dans la vie fausse. Tu es étranger aux émotions des autres, sauf à la colère, à l’envie et à la peur, que tu connais depuis, oh, depuis toujours. Tu es imperméable à leurs chagrins comme à leurs tracas, à leurs goûts ou à leurs joies, vide de toute curiosité à leur égard, dépourvu de la compassion nécessaire à la confidence. Dans ton âme tu es seul, si âme il y a, et rien de ce que tu éprouves ne se partage.
Tu veux vivre au milieu des autres, pourtant. Tu as besoin de leur respect, de leur admiration, de leur dévouement. Tout cela est contenu dans l’amour. Il faut donc être aimé. Mais comme tu ne sens rien en toi que tu veuilles donner, il n’y a pas d’alternative : il faut faire semblant. Pas avec tout le monde, heureusement – défi impossible et vain. Non. Seulement avec les gens dont le regard te donnera consistance aimable. Tu cherches dans leurs yeux comment exister. Si tu n’y lis pas l’admiration, alors c’est qu’il n’y a personne. Tu tires l’impression de vivre de l’impression que tu donnes. Les apparences paraphent et parachèvent ton existence, tu ne sens pas de visage sous le masque.
On dirait qu’elle se demande qui tu es vraiment. Tu ne veux pas qu’elle le sache, toi-même ne veux pas le savoir – surtout pas. Tu veux juste passer pour un mec bien – un amant irremplaçable, un père modèle, un type génial, la perfection faite homme. D’ailleurs, ça ne veut rien dire, « qui on est ». On n’est rien. L’être n’est qu’une syllabe du paraître.
D’après la psy, tu avais besoin d’insécuriser ta compagne pour la rassurer ensuite. Qu’elle se sente moche, ou bête, et donc vulnérable, afin de pouvoir la consoler et qu’elle reste toujours sous ta coupe. Qu’elle ne soit rien sans toi. Le fond de l’affaire, c’était que tu n’avais pas confiance en toi-même, tu avais peur d’être abandonné, et donc de souffrir, aussi exportais-tu toutes ces menaces chez autrui.
Il y a deux choses que Claire ne se dit pas, sur le moment, même s’il te semble que le soupçon l’en effleure. La première, c’est que tu as voulu l’empêcher d’écrire. La promesse ne te suffit pas, écrire est intransitif, désormais. Rien ne suffira jamais, de toute façon, la créance ne peut être soldée. Tout ce que tu essaies de lui retirer, son énergie vitale, son désir d’écrire, tu t’imagines le récupérer. Pourquoi le principe des vases communicants (oui, les vases) ne s’appliquerait-il pas aux vivants, après tout ? Plus elle doute, plus tu es heureux. Plus elle s’étiole, mieux tu te portes. Moins elle vit, plus tu respires.
Trois étapes : 1) bombardement sentimental, séduction, idéalisation. 2) dénigrement, rabaissement. 3) destruction. Séduire, réduire, détruire. Le sujet pervers s’est construit sur un défaut d’humanité. Anesthésie affective, angoisse face à toute relation interpersonnelle, horreur de l’intimité qu’il feint d’instaurer, haine de l’individualité, absence totale d’identification empathique à l’autre, ignorance de ses souffrances, de ses besoins, acharnement à détruire les liens, aucun scrupule moral. L’abus souvent subi dans l’enfance en fait un abuseur pour qui l’autre est un objet interchangeable qu’il dévitalise et méprise après en avoir évalué les failles. Il n’y a pas de vraie rencontre mais un lien toxique fondé sur le contrôle, la domination, la manipulation, l’instrumentalisation, la haine de l’amour et l’amour de la haine.
Nous étions le 12 juin 2024, trois jours après la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron. « En fait, a-t-il continué du ton de l’évidence, c’est le même pitch que le roman qui nous vaut d’être ici, mais à l’échelle d’un pays : un type narcissique et infantile, dans une crise aggravée par un déni massif de ses propres manquements envers elle, prend la nation tout entière comme défouloir émotionnel et, sur une impulsion délirante, achève de détruire tout ce qu’il avait fait semblant d’aimer. Les troubles de l’ego, nouveau mal du siècle – non, vraiment, c’est le sujet.
La célèbre définition de ce qu’exige un roman, une suspension consentie de l’incrédulité, convient aussi à l’amour. Pour lire un roman comme pour aimer quelqu’un, il faut être dupe.
Si les écrivains ne sont pas là pour dénoncer ce que coûte la vie, quel est leur combat ? Dettes, vols, pertes sèches, profits indus, arnaques, faillites. Si l’art ne tient pas les comptes et les mécomptes, qui le fera ? Quand les mots ne présentent pas l’ardoise, quand les romans ne font pas rendre gorge, l’écrivain n’est qu’un escroc de plus.
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La petite danseuse de quatorze ans