lundi 25 janvier 2021

[Absolu, Adrien] Les disparus du Joola

 




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Titre : Les disparus du Joola

Auteur : Adrien ABSOLU

Parution : 2020 (JC Lattès)

Pages : 250

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Le 26 septembre 2002, un bateau, le Joola, part de  Ziguinchor pour Dakar avec à son bord près de 2000  passagers. Il n’arrivera jamais à destination. 1863 personnes  mourront. Adrien Absolu se rend à de nombreuses reprises  en Casamance. L’histoire du Joola le hante. Comment une  telle catastrophe a-t-elle pu arriver ? Les responsables  essaient-ils de ralentir l’enquête ? Qui étaient les victimes  et notamment Dominique, un Français de vingt ans ?
Adrien Absolu nous raconte, heure par heure, cette journée  de septembre 2002. Il remonte le temps, lorsque le  bateau a été construit et qu’on l’a laissé naviguer malgré  ses vices. Il décrit le courage et l’obstination de ceux qui  ont tout tenté.

Les disparus du Joola est un récit bouleversant, comme un  espoir de vérité et une stèle pour ceux qui ne sont plus.
 
Première sélection pour le Prix Renaudot Essais 2020
Sélectionné pour le Prix littéraire de l'Académie de Marine

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Adrien Absolu parcourt le continent africain depuis longtemps, racontant l’histoire de ses villes et de ses hommes. Il est l’auteur d’un récit Les forêts profondes (Lattès, 2016), sur l’épidémie d’Ebola en Guinée. Il a collaboré à la revue Le Tigre aux côtés de Francis Tabouret et Sylvain Prudhomme. Il travaille pour l’AFD et écrit aujourd’hui pour plusieurs revues et journaux notamment pour XXI et Le Point Afrique.

 

 

Avis :

Le 26 septembre 2002, le ferry Le Joola, qui relie en treize heures la région de la Casamance, au sud du Sénégal, à la capitale Dakar, coule à quarante kilomètres au large de la Gambie, avec à son bord plus de 2000 passagers. Il n’y a que 65 survivants. S’intéressant quinze ans plus tard au parcours d’un jeune étudiant français originaire du Morvan et disparu dans le naufrage, l’auteur se rend à plusieurs reprises au Sénégal pour enquêter. Il nous restitue l’histoire du drame, depuis la conception du bateau jusqu’à son dernier voyage, révélant d’innombrables et graves dysfonctionnements dans l’entretien et l’exploitation du navire, l’ahurissante incurie des autorités dans la gestion des secours et, pour couronner le tout, le déni de justice qui a finalement conduit au classement de l’affaire sans poursuite.

Le constat est accablant : vétusté, incompétence, corruption, maintien en circulation d’un bateau sans permis de circulation, double billetterie et surcharge, défaut d’équipement de secours… La liste des dysfonctionnements est longue comme le bras. Leur accumulation ne peut que mener à la catastrophe, pourtant le Joola continue à naviguer comme si de rien, avec à son bord près de quatre fois le nombre autorisé de passagers. Le bateau se retourne en moins de dix minutes, seuls deux canots de sauvetage finissent par pouvoir être utilisés, et les secours, aussitôt alertés, mettent presque une journée pour parvenir sur place. Il y a au final plus de victimes que lors du naufrage du Titanic, tant à cause du chavirement que de la lenteur du sauvetage…

Au drame causé par l’irresponsabilité vient bientôt s’ajouter pour les familles l’impossibilité d’obtenir justice. Le dossier est classé sans suite dès 2003 au Sénégal. Les tribunaux français, saisis par les proches de nos ressortissants disparus dans le naufrage, confirment définitivement le non-lieu en 2018, en raison de dispositions internationales les rendant incompétents dans cette affaire. Les victimes s’avèrent ainsi triplement condamnées : par l’incurie qui a mené à la catastrophe, par le défaut d’assistance, et par l’absence de poursuites judiciaires.

Ce livre s’attache aux faits, retraçant avec le plus grand sérieux les différents éléments de la tragédie, glanés après une enquête approfondie et de multiples rencontres en France comme au Sénégal. L’auteur trouve le ton juste pour évoquer avec une émotion contenue la dimension humaine de la catastrophe, s’attachant en particulier au sort d’un des passagers mais en évoquant aussi beaucoup d’autres. L’ouvrage se fait hommage, au service de la mémoire des disparus et de leurs familles. Cette lecture, stupéfiante et choquante, est nécessaire, pour sauver de l’oubli les victimes d’une des catastrophes maritimes les plus dramatiques jamais survenues, mais aussi pour dénoncer la noire lâcheté de certains comportements humains. Avec son style fluide et efficace, c’est aussi un passionnant documentaire sur l’histoire du Sénégal, en particulier de la Casamance. (4/5)

 

Citations :

La comparaison vaut ce qu’elle vaut, mais par l’attachement à l’intégrité territoriale de leurs habitants respectifs, leur identité fière et jalouse, leurs festivités folkloriques, et l’idée de leur indépendance jamais complètement dissoute, elle n’est pas absurde : les colons français qui ont occupé la Casamance au début du XXe siècle avaient rebaptisé ses habitants diolas, à l’esprit égalitaire et individualiste mâtiné d’un grand sens du collectif, « les Bretons du Sénégal », et aussi vrai qu’il n’y a pas d’autoroute en Bretagne, il est difficile d’atteindre la Casamance, et tout aussi difficile pour une puissance étrangère d’y maintenir son emprise, qu’elle prenne son pouvoir à Paris ou à Dakar. On s’y attache comme à un paradis perdu : le cinéaste géorgien Otar Iosseliani chercha longtemps l’endroit où tourner son film contemplatif Et la lumière fut. Il tomba en arrêt devant un village de Casamance dont je n’ai pas réussi à retrouver le nom. Ses prises de vues extatiques ont saisi un temps suspendu, avec ses cireurs de chaussures, sa chasse à l’arc de la biche, ses jarres en terre cuite qui passent d’une main à l’autre, l’ardeur au travail, les eaux calmes des chenaux de marée, la société villageoise clanique, mais sans castes, ses habitants rétifs à l’autorité, aussi attachés à leur liberté que des chats.

Dès le 4 février 1997, un courrier du directeur de la Marine marchande au chef d’état-major de la Marine nationale dénonce l’absence à bord du matériel de secours obligatoire. De nombreux fax sont échangés entre 1997 et 2000 entre le bureau de vérification Veritas et l’antenne d’exploitation du Joola à Dakar : les certificats ont expiré le 11 novembre 1996, mais en dépit de nombreuses relances, la plupart des courriers de Veritas restent sans réponse. Le Joola est menacé de déclassification, en raison d’anomalies sévères – la pompe à eau de mer n’est plus opérationnelle, le groupe électrogène principal est hors service. Les factures impayées s’accumulent. Veritas sollicite chaque mois l’organisation de visites de régularisation. « Le dossier du Joola est dans un parapheur sur le bureau du Premier ministre », se voient continuellement répondre ses dirigeants. La visite à flot est finalement organisée le 7 octobre 1997 : elle révèle un criant défaut de maintenance du navire. Les contrôleurs de Veritas découvrent entre autres que l’un des ballasts tribord d’eau salée a été perforé, en raison de la corrosion, et le Joola passe en hors-classe, le dernier sas avant la radiation. Le capitaine de vaisseau qui assure le commandement du navire demande une fois encore à Veritas que soit rédigé un mémo recensant toutes les non-conformités. Eu égard à l’importance de son client qu’est l’État sénégalais, Veritas s’exécute, énumère les actions correctives à entreprendre : réparation des alarmes incendie, contrôles d’étanchéité, remise en état du dispositif de fermeture des portes arrière, etc. La liste est longue comme le bras. Ange Pasquini, coopérant français tenant le rôle de conseiller auprès du chef d’état-major de la Marine, se démène pour essayer de sauver la classification du Joola. Mais les promesses de l’armateur restent lettre morte, et les travaux ne sont pas réalisés (...).
Tous les certificats étant périmés, et la patience ayant des limites, le comité de classification de Veritas annonce officiellement le retrait du Joola de ses registres le 23 septembre 2000, présumant son innavigabilité potentielle. Ça ne change rien : le bateau poursuit ses rotations, il est en roue libre, et ceux qui le gouvernent sont comme les conducteurs d’un camion fou lancé à contresens sur l’autoroute ou des alcooliques mondains : entrés dans une phase de déni.

Personne ne sait en réalité combien de personnes se trouvent sur le Joola quand celui-ci largue les amarres : 45 billets ont été vendus en cabines, 110 en seconde classe, mais combien en troisième, à 3 500 francs CFA, soit un peu plus de cinq euros le passage ? Officiellement 855, mais personne n’ignore qu’il existe un système de billetterie parallèle, où la vente se fait de main à main, sans récépissé. Les gens s’entassent partout : dans les coursives, les allées du garage, le gaillard avant, près des canots sur le pont supérieur, s’asseyant sur les caisses renfermant les gilets de sauvetage. Où ils peuvent. Et comme les bagages n’ont pas été pesés, on ne sait pas non plus quel poids de fret charrie le bateau.

Avec le sentiment d’être livrés à eux-mêmes dans leur propre pays, Malang Badji et Jean Diedhiou comprennent alors ce que beaucoup ressentiront ensuite : les rescapés du naufrage sont en passe de devenir un boulet au pied du pouvoir sénégalais, un colis encombrant. Les morts, eux au moins, ont le mérite d’avoir perdu leur langue.

C’est Florence Aubenas qui assure la couverture de l’événement pour Libé et titre : « Trois jours de deuil national pour le Titanic sénégalais. »

Le rapport tant attendu de la commission d’enquête est remis le 4 novembre. Apparaît pour la première fois clairement énoncée la conjonction des facteurs ayant conduit le Joola à sa perte. Le chargement du bateau a été fait à l’emporte-pièce ; si le pont du fret était loin d’être saturé, en revanche le poids des passagers sur les ponts supérieurs était considérable, du fait de la vente illimitée de billets de troisième classe ; les véhicules au garage n’ont pas été arrimés ; aucun calcul de stabilité n’a été réalisé ; le Joola est parti de Ziguinchor avec des ballasts centraux, d’une capacité de 160 tonnes, destinés à lui donner son assise, à moitié vides, ce qui a fait remonter le centre de gravité du bateau, l’exposant encore davantage à l’action du vent à laquelle son faible tirant d’eau et sa conception, sans ballasts de gîte, permettaient difficilement de faire face ; cette nuit-là, le Joola a affronté des rafales de force 7 à 8 sur l’échelle de Beaufort ; le moteur bâbord, bricolé de toutes pièces, était douteux ; le vent est venu frapper la coque émergée du navire ; il s’est produit ce qu’on appelle un effet de « carène liquide », les mouvements d’eau dans les ballasts, et ceux des passagers sur les ponts et dans les salons pour se protéger des pluies, ont précipité sa chute. (...)
Par ailleurs : le Joola n’était pas équipé d’un dispositif permettant de recevoir les bulletins météo de l’Inmarsat, émis par la station toulousaine de Météo France chaque jour à 9 heures du matin et 9 heures du soir ; du reste, aucune procédure ni usage à bord ne prévoyaient de consulter la météo avant le départ ou pendant la traversée ; aucun exercice d’abandon du navire n’avait été organisé depuis des lunes ; les moyens de secours étaient en nombre insuffisant : deux embarcations de 180 places coque rigide pontage en polyester, chargées de fusées de détresse et de vivres, suspendues sur des portiques et qui n’ont jamais été mises à l’eau – on a retrouvé dans les archives de la comptabilité du Joola un devis non honoré pour la réparation du système de largage automatique défectueux –, deux canots de secours de douze places ; 22 radeaux gonflables de 25 places, cerclés entre eux, amarrés au bateau – le Breguet Atlantic qui survola les lieux le lendemain vers midi en dénombra sept dans l’eau, à proximité de l’épave, demeurés entravés –, 22 bouées et 670 gilets de sauvetage séquestrés dans des malles. 
En résumé, un bateau dessiné en fonction de critères exigeants, respectant les normes admises, mais offrant peu de marges ; que l’homme a peu et mal entretenu, et bourré jusqu’à la gueule de passagers pendant toutes ses années d’exploitation ; jusqu’à ce que les éléments météo soient suffisamment contraires et la navigation maladroite pour que le Joola flanche. Aucun secours véritable n’a été porté, et celui que les passagers auraient été en droit d’attendre du bateau lui-même n’existait pas. Tout cela exécuté dans une dilution totale des responsabilités des uns et des autres. « Le navire ne devait absolument pas effectuer les rotations comprises entre le 10 et le 26 septembre, car il ne respectait aucune des normes de sécurité prescrites en matière de navigabilité. » Il manquait cette nuit-là à bord un acte d’immatriculation, un permis de navigation, les brevets de compétences des officiers, un certificat de sécurité incendie et radio, un certificat international de jaugeage, une classification coque et machine, une patente de santé.

Ces calculs révèlent que, toutes circonstances égales par ailleurs, avec seulement 580 passagers à bord, le bateau aurait été bien chahuté cette nuit-là, mais ne se serait pas retourné. Que pareillement, si les ballasts avaient été remplis à ras bord, la stabilité accrue du bateau lui aurait permis de faire face à la charge excédentaire. Mais que l’accumulation des facteurs – passagers surnuméraires, carènes liquides, chargement aberrant, mauvaise météo – a empêché le redressement du Joola, quand celui-ci s’est mis à tanguer trop fort.
Quand cela fait plusieurs mois que l’on s’intéresse à l’affaire, la lecture de ce rapport n’apporte pas beaucoup d’éléments nouveaux, mais elle est édifiante, parce qu’elle ordonnance tous les éléments du drame, rend nette une réalité en kaléidoscope. Et statue : « chronique et certaine » (l’absence de calculs de stabilité) ; « certain et connu » (le dépassement de la jauge passagers) ; « conjoncturel et certain » (le coup de vent).

 

 

A propos du Sénégal et de la Casamance sur ce blog :

 
 SILLA Karine : Aline et les hommes de guerre

 

 

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