dimanche 3 janvier 2021

[Sijie, Dai] Les caves du Potala

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Les caves du Potala

Auteur : Dai SIJIE

Parution : 2020 (Gallimard)

Pages : 192

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

1968, palais du Potala au Tibet. L’ancienne demeure du dalaï-lama est occupée par une petite troupe de très jeunes gardes rouges fanatisés, étudiants à l’école des beaux-arts, menés par un garçon particulièrement cruel, «le Loup». Dans les anciennes écuries du palais, Bstan Pa, ancien peintre du dalaï-lama, est retenu prisonnier. Le Loup veut lui faire avouer sous la torture ses crimes contre-révolutionnaires. Alors que les jeunes gardes rouges profanent les plus hautes œuvres d’art bouddhique, le vieux peintre se remémore une existence dédiée à la peinture sacrée. Il se souvient de son apprentissage auprès de son maître, des échelons gravis grâce à son talent exceptionnel jusqu’à approcher les plus hautes autorités religieuses et participer à la recherche du nouveau tulkou, l’enfant appelé à succéder au défunt dalaï-lama. Que peut la violence des hommes contre la beauté?
Dai Sijie nous fait pénétrer dans un univers d’harmonie et de méditation, nourri par l’évocation d’une tradition séculaire très raffinée que l’écrivain connaît à la perfection. Empreint d’une sensualité étonnante dans la description de l’art tibétain, ce nouveau roman de l’auteur de Balzac et la Petite Tailleuse chinoise procure un sentiment de dépaysement absolu dans l’espace et dans le temps.

 

Un mot sur l'auteur :

Dai Sijie est un cinéaste et romancier chinois. Né en 1954 de parents médecins et emprisonnés pendant la Révolution Culturelle, il est envoyé en rééducation dans un village enclavé des montagnes du Sichuan de 1971 à 1974 : une expérience qui lui inspirera en 2000 son premier roman Balzac et la petite tailleuse chinoise. Il vit en France depuis 1984.

 

 

Avis :

En 1968, le Tibet est occupé par la Chine, le Dalaï-Lama en exil, et son palais du Potala aux mains de gardes rouges, acharnés à anéantir objets sacrés et œuvres d’art bouddhiques. Emprisonné et torturé pour crime contre-révolutionnaire, le vieux Bstan Pa résiste mentalement en se remémorant sa vie de peintre : son apprentissage auprès d’un maître, sa progression jusqu’à sa nomination au service des plus hautes autorités tibétaines, son bonheur de consacrer son existence à la méditation et à la beauté.

En opposant un vieux sage versé dans l’art et la contemplation à une bande de très jeunes révolutionnaires haineux et violents, dans un face à face où, malgré les apparences, l’asservissement de l’un aux autres est loin de paraître définitivement acquis, Dai Sijie réussit à incarner tout le conflit entre une Chine encore aujourd’hui obsédée par la sinisation de son voisin et un Tibet que l’occupation chinoise n’a jamais réussi à vider de sa culture et de son identité.

Face à l’obscurantisme, au fanatisme et à la barbarie, le récit nous fait découvrir, dans un luxe de détails colorés, le raffinement de l’art des tankas, ces rouleaux peints caractéristiques de la culture bouddhiste tibétaine et servant de supports à la méditation. Après avoir suivi leur élaboration minutieuse et l’apparition de leurs couleurs sous les doigts et le pinceau parfois à un seul poil de Bstan Pa, c’est un crève-coeur d’assister à leurs autodafés aux côtés de leur créateur qui, privé de son art, garde la force de continuer à peindre mentalement.

Après la littérature vecteur d’émancipation dans Balzac et la petite tailleuse chinoise, Dai Sijie choisit cette fois la peinture pour un nouvel acte de résistance à la violence et à l’aliénation au travers de l’art et de la création. Il nous livre un très beau texte, d’une grande puissance d’évocation et d’une poésie lumineuse, malgré la brutalité qui endeuille ses pages. (4/5)

 

 

Citations : 

Ses oreilles s’emplirent bientôt d’un autre bruit, immémorial, comme surgi des profondeurs. D’abord insidieux, presque inaudible car mêlé à la rumeur environnante, il s’amplifia à mesure qu’ils s’approchaient du bâtiment : c’était le bruit de son pinceau sur sa palette, qui mélangeait à de la colle des pigments de pierres précieuses ou semi-précieuses. Dans l’atelier du premier étage, les peintres travaillaient les uns à côté des autres, à des rythmes différents. Quand certains commençaient un tableau, d’autres polissaient déjà, avec un couteau en agate, la surface granuleuse des pigments sur leur tanka achevé. Du rez-de-chaussée montait le bruit diffus du pilonnage des minéraux, de l’aplatissage des toiles avec des pierres carrées, du martèlement des maillets sur le bois des chevalets, et leurs sons se mêlaient au bruissement des dizaines de pinceaux qui glissaient sur les toiles, pour former ensemble un concert délicieux et multiple dans tout le bâtiment.

Des corneilles faisaient des va-et-vient et rejoignaient l’avant-toit qui abritait la fenêtre, tenant entre leur bec rouge des brins de paille, de crin, ou de la laine abandonnée par une brebis à la pointe d’une ronce. C’était un ballet incessant, ponctué de froissements d’ailes et de croassements chamailleurs. L’une d’elles s’était enhardie jusqu’à pénétrer dans l’atelier, où elle s’était promenée en sautillant sur le plancher, à la recherche de matériaux pour garnir son nid. Elle avait fini par jeter son dévolu sur une croûte sombre, patinée par la poussière, qui s’était brisée alors qu’elle la saisissait dans son bec, dévoilant en son cœur un lumineux fragment d’azurite tombé d’un pinceau trop chargé. Le bleu était la couleur préférée de l’enfant, plus particulièrement l’indigo, avec ses subtils reflets violets, légèrement rougeâtres, comme ceux d’une flamme. Malgré son jeune âge, il l’avait déjà testé sur une toile imprégnée d’un enduit de kaolin, et il avait été enchanté par la finesse des glacis et la richesse des dégradés que permettait cette couleur.
La corneille avait continué d’explorer les taches sur le plancher. Un instant, elle s’était arrêtée devant une éclaboussure vermillon, dont l’intensité, par comparaison, rendait son bec plutôt terne, car Snyung Gnas enrichissait toujours de gomme sa poudre de cinabre finement broyé, pour donner de la brillance à ses vermillons. Elle s’était ensuite approchée de deux constellations vertes : l’une plus mate et granuleuse, dans laquelle Bstan Pa avait reconnu la malachite qu’il avait toujours tant de mal à broyer, mais qui avait l’avantage de résister au temps et à la poussière ; l’autre, particulièrement intense et lumineuse, était ce mélange d’orpiment et d’indigo qu’on appelait le vert perroquet.

Au cours de ce dernier périple, l’état de santé du lama Snyung Gnas s’était tellement détérioré qu’il avait perdu connaissance sur la route qui conduisait à Dingzhou, où la délégation devait prendre le train pour Pékin. Le chirurgien britannique de la compagnie du chemin de fer, qui l’avait opéré en urgence, avait extirpé de son estomac un caillou bariolé de la taille d’un œuf. Il s’y était formé au fil des ans, à cause de la fâcheuse habitude qu’avait le maître de lécher du bout de la langue la pointe de son pinceau imprégné de pigments minéraux, avant de le poser sur la toile. Un geste qu’il avait reproduit des centaines de fois par jour durant sa longue carrière de peintre.

  

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