dimanche 4 septembre 2022

[Collette, Sandrine] On était des loups

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : On était des loups

Auteur : Sandrine COLLETTE

Parution : 2022 (JC Lattès)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Ce soir-là, quand Liam rentre des forêts montagneuses où il est parti chasser, il devine aussitôt qu’il s’est passé quelque chose. Son petit garçon de cinq ans, Aru, ne l’attend pas devant la maison. Dans la cour, il découvre les empreintes d’un ours. À côté, sous le corps inerte de sa femme, il trouve son fils. Vivant. Au milieu de son existence qui s’effondre, Liam a une certitude. Ce monde sauvage n’est pas fait pour un enfant. Décidé à confier son fils à d’autres que lui, il prépare un long voyage au rythme du pas des chevaux. Mais dans ces profondeurs, nul ne sait ce qui peut advenir. Encore moins un homme fou de rage et de douleur accompagné d’un enfant terrifié.
 
Dans la lignée de Et toujours les Forêts, Sandrine Collette plonge son lecteur au sein d’une nature aussi écrasante qu’indifférente à l’humain. Au fil de ces pages sublimes, elle interroge l’instinct paternel et le prix d’une possible renaissance.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Sandrine Collette vit dans le Morvan. Elle est notamment l’auteure de Des nœuds d’acierIl reste la poussière, et Les larmes noires sur la terre. Et toujours les Forêts a été couronné, entres autres, par le Prix du Livre France Bleu PAGE des libraires 2020, le Grand Prix RTL Lire et le Prix de La Closerie des Lilas.

 

Avis :

Le narrateur Liam vit loin du monde, dans une région de montagnes et de forêts encore sauvages, où il subsiste de la chasse et de la trappe, laissant seuls à la maison, pendant ses longues et très fréquentes absences, sa compagne Ava et son fils de cinq ans, Aru. Mais un jour, l’attend à son retour le corps sans vie de la jeune femme, tuée par un ours dont elle a juste pu protéger l’enfant. Déchiré entre son rôle de père et la gageure d’élever seul un bambin dans l’isolement de ces contrées inhospitalières, l’homme décide de se séparer de son fils et s’engage avec lui dans un périple dont les péripéties vont pourtant s’acharner à contrecarrer ses plans…

D’emblée, l’on pense à John Haines, le poète et écrivain américain qui, lui aussi, choisit la solitude dans une nature âpre et sauvage – dans son cas, l’Alaska –, subsistant en quasi autarcie de la pêche, de la chasse et de la trappe au rythme de tâches éprouvantes et physiques, la moindre négligence l’exposant à d’imparables dangers si loin de tout secours. Mais, contrairement à l’auteur du récit Les étoiles, la neige, le feu, le personnage imaginé par Sandrine Collette est un homme rustre, issu de la misère et de la maltraitance, qui, tel un loup quittant la meute, n’a trouvé de salut qu’en fuyant ses congénères, leur méchanceté et la rage qu’elle déclenche en lui.

Sous ces dehors brutaux, cet homme, que l’on pourrait dire revenu à une forme de primitivité presque animale dans sa vie toute entière consacrée à la simple subsistance en milieu naturel, est en vérité étranger, contrairement à bon nombre de ses semblables « civilisés », à toute forme de cruauté gratuite. Lui ne se comporte en loup que pour survivre et se nourrir. Et s’il fait d’abord montre d’une dureté extrême, tout en se résolvant à un choix impossible, en ce qui concerne son fils, c’est dans un réflexe de défense paniquée, leur dépendance mutuelle les mettant gravement en péril l’un comme l’autre. Au final, le contact des hommes s’avérera au moins aussi dangereux, en tous les cas plus cruel, que celui des fauves, ouvrant la question de qui sont vraiment les plus inhumains et les plus bestiaux…

Epousant, sans filtre ni apprêt, l’écoulement désordonné des pensées de ce taiseux sans éducation qu’est Liam, plus prompt à l’action instinctive qu’à l’introspection et à l’expression de ses sentiments, le récit court au rythme saccadé de phrases tantôt hachées et incomplètes, tantôt sinuant en un fleuve à peine ponctué de virgules, dans une langue dont l’aspect cru et fruste n’exclut pas une certaine poésie. Ainsi introduit dans la tête du personnage, au plus près de ses ressentis, le lecteur n’en est que plus happé par une de ces narrations haletantes dont Sandrine Collette a le secret, et qui, dans nombre de ses romans, resserre sa spirale autour de proies et de prédateurs lancés dans une traque éperdue.

C’est avec le plus grand plaisir que l’on suit l’auteur dans cette nouvelle exploration réussie de ses thèmes favoris, « à la frontière entre humanité et animalité », comme elle l’explique elle-même, et, toujours, dans le cadre inquiétant d’une nature aux beautés âpres et écrasantes. (4/5)

 

 

Citations : 

Quand je pensais aux quatre heures de cheval pour aller chez Henry et puis une bonne heure d’avion avant la ville où il y avait le premier hôpital, c’est ça qui me faisait peur, on ne fait pas un gosse dans un endroit comme ça, et si c’était l’hiver même avec les chevaux on n’était pas sûrs d’arriver chez Henry. S’il y avait une urgence – mais les urgences ici ça n’existe pas soit on est vivant soit on est mort il n’y a pas beaucoup d’entre-deux.


Ça ne me gêne pas d’être une carne. Les gens qui me connaissent disent que j’ai un fond en or seulement il est tout au fond voilà. Ce métier cette vie c’est le mieux que je pouvais décider pour moi, depuis tout petit je ne peux pas trop faire confiance aux gens ou alors il faut vraiment qu’il y ait très peu de gens. Sinon ça me rappelle mes parents qui gueulaient et cognaient sec et les voisins qui ne disaient rien on aurait cru que c’était normal tout ça. C’est peut-être pour ça que je n’aime pas les vieux, ça me rappelle les miens et ça n’est pas du bon souvenir (…).


(…) ici évidemment on ne se voit pas beaucoup on ne se reçoit pas comme les gens de la ville, on est trop loin les uns des autres et surtout on veut qu’on nous foute la paix on est heureux comme ça. C’est quand même pour ça qu’on est tous là au bout de nulle part. Si c’est pour avoir la même vie que si on était en ville ça ne valait pas la peine d’aller se perdre dans la montagne, et si le matin en regardant le soleil se lever j’avais des voisins qui le regardaient aussi en bas de chez moi ou juste à côté je l’aurais mauvaise.


Je suis seul parce que le môme ne compte pas, je veux dire je ne peux pas compter sur lui. S’il se blesse ici au milieu de nulle part il me gênera – si je me blesse il ne pourra rien pour moi et c’est ce qui m’inquiète le plus au fond, si je me casse quelque chose dans la montagne on sera deux à être seuls. Je crois que je me moque de mourir même si j’essaierai de survivre jusqu’au bout de mes forces et pour ça je préfère que le gosse ne soit pas là ; parce que si je meurs en le laissant dans les forêts il devient quoi ? Aru c’est la naissance de la peur dans ma tête et quand on commence à avoir peur on est exactement comme un con qui tiendrait une pique en l’air sous l’orage : on attire la foudre. Pas vite pas fort, c’est une porte qui s’entrouvre, après c’est le temps qui voit. C’est l’instinct qui cède à la réflexion et depuis que l’homme rationalise ça ne donne rien de bon. Agir avec les tripes avec le sentiment avec la sensation, ça j’y crois mais au moment où le cerveau dit stop il y a un truc qui me chiffonne, c’est la fin de tout et là mon cerveau a bu le poison il dit dans ma tête et si tu avais un accident il ferait quoi le môme et la réponse je la connais.


Quand ça te paraît bien de ralentir avant d’arriver quelque part c’est qu’il y a un problème avec là où tu vas, et c’est une sensation qui enfle dans ma poitrine à mesure que les heures défilent. Mais je ne fais rien et forcément quand tu ne fais rien tu finis par y être rendu à cet endroit-là.
 

C’est peut-être à force de remuer ça dans ma tête que ça arrive jusqu’à Aru et il se tourne vers moi. Encore une fois c’est fou, à part qu’il tremble un peu je jurerais qu’il n’y a rien de changé en lui et un instant j’ai l’espoir insensé qu’il ne m’en voudra pas, qu’il fera table rase ça y est c’est oublié : c’est ça qu’il va me dire et c’est pour ça qu’il me regarde enfin. Mais les explications c’est moi qui dois les donner, c’est moi l’adulte et ça je n’y pense pas je suis vraiment un con je ne peux pas le dire autrement. Je fixe Aru en attendant éperdument qu’il articule cette belle phrase pour me pardonner et j’ai fait quoi pour la mériter cette phrase ? J’ai l’air de quoi pendu à ses lèvres et qu’est-ce que je peux attendre d’un gosse de cinq ans – je n’ai pas tellement de lucidité à ce moment-là alors les mots qui viennent, je les prends de plein fouet et je les encaisse et ça me laisse sonné, et il a raison le petit parce qu’il n’y avait qu’elle qui l’aimait et il dit :              
Elle revient quand maman.              
C’est un coup terrible dans ma poitrine. Il ne le sait pas et moi je le regarde avec mon sourire figé et c’est tout mon être qui s’est tétanisé, je veux dire pas seulement mon visage tendu et ma peau qui pique mais tout l’intérieur. J’ai l’impression que mon sang s’est vidé et que plus rien ne circule. Je ne bouge pas si je bouge je m’écroule, il faut que ça revienne un peu. Je croyais qu’Aru avait compris je me rends compte que non. Ou alors il est tellement malheureux que son seul recours c’est sa mère morte et c’est ça que je réalise, parfois on est mieux avec les gens morts qui nous aimaient qu’avec ceux qui restent et qui ne représentent rien pour nous, et moi je suis ce type lointain qui ne s’occupe pas de lui (…).


C’est un pays que j’aime, un pays où chaque jour est tellement grand qu’on peut se perdre sans cesse et les routes sont des pointillés qui s’effacent. Parfois d’un côté il y a un paysage et de l’autre côté ça n’a rien à voir, et avant une forêt il y a un décor et après la forêt tout est différent. Ce pays-là personne ne le connaît entièrement et si quelqu’un essayait de le faire de toute façon ça changerait tout le temps, ce territoire ne veut pas qu’on sache qui il est ni comment il se renouvelle c’est sa force. Dans les grands bois on crée des chemins d’exploitation pour les coupes d’arbres et l’année d’après la nature a tout brouillé et les pistes forestières ont disparu, c’est ce que racontent les gars qui y travaillent. Moi je pense que ce n’est pas du hasard.
Je sais que c’est vrai parce que dans la montagne aussi il y a des choses comme ça et je dirais que c’est plus subtil, c’est la nature qui efface les traces des hommes. C’est comme si elle nous détestait, la nature, et dès qu’on fait quelque chose elle tend à le détruire pour reprendre tout l’espace. On croirait qu’il n’y a pas de place pour elle et nous, il y en a un de trop là-dedans. Au début je me rappelle Henry disait que la nature a horreur du vide alors elle le comble c’est tout mais à mon avis c’est bien davantage. Ce n’est pas qu’elle le comble, elle ne se contente pas de remplir les vides. Si c’était simplement ça, dans le monde il y aurait des œuvres à elle et à côté des œuvres à nous et ainsi de suite. Or j’en ai vu des maisons ou des villages désertés par les hommes, et je peux affirmer qu’en quelques années ils se font dévorer par les herbes et les lianes et les arbres. J’en ai traversé des ruines comme ça et la façon dont la nature monte à l’assaut de nos constructions ça n’est pas juste pour venir se coller tout contre elles : c’est pour les engloutir, c’est ni plus ni moins ce qu’un boa constrictor fait avec un lapin c’est exactement l’idée que j’en ai. La nature si elle peut, elle nous bouffe.

 

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