jeudi 21 janvier 2021

[Amadou Amal, Djaïli] Les impatientes

 




J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Les impatientes

Auteur : Djaïli AMADOU AMAL

Parution : 2020

Editrice : Emmanuelle Collas

Pages : 240

 

  

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Trois femmes, trois histoires, trois destins liés. Ce roman polyphonique retrace le destin de la jeune Ramla, arrachée à son amour pour être mariée à l'époux de Safira, tandis que Hindou, sa soeur, est contrainte d'épouser son cousin. Patience ! C'est le seul et unique conseil qui leur est donné par leur entourage, puisqu'il est impensable d'aller contre la volonté d'Allah. Comme le dit le proverbe peul : « Au bout de la patience, il y a le ciel. » Mais le ciel peut devenir un enfer. Comment ces trois femmes impatientes parviendront-elles à se libérer ?

Mariage forcé, viol conjugal, consensus et polygamie : ce roman de Djaïli Amadou Amal brise les tabous en dénonçant la condition féminine au Sahel et nous livre un roman bouleversant sur la question universelle des violences faites aux femmes.

 

Un mot sur l'auteur :

Djaïli Amadou Amal est une militante féministe et une auteure camerounaise d'expression française. Elle est née en 1975 d'un père camerounais et d'une mère égyptienne, dans la zone sahélienne du Cameroun. Elle subit un mariage forcé à dix-sept ans et parvient à quitter son époux cinq ans plus tard. Lorsqu'elle quitte son second mari, violent, celui-ci kidnappe leurs deux filles. Djaïli Amadou Amal trouve un exutoire dans l'écriture. 

Son premier roman Walaande, l'art de partager un mari (2010), est un succès immédiat : Prix du jury de la Fondation Prince de Claus à Amsterdam, l'ouvrage est traduit en arabe et diffusé au Maghreb et au Moyen-Orient. Mistiriijo, la mangeuse d'âmes (2013) est suivi en 2017 de Munyal, les larmes de la patience (Prix de la Presse panafricaine de littérature et Prix Orange du Livre en Afrique en 2019). Retravaillé, ce livre paraît chez l'éditeur Anne Carrière / Emmanuelle Collas en 2020, sous le titre Les Impatientes. Il obtient le prix Goncourt des lycéens 2020.
 
Djaïli Amadou Amal vit à Douala avec son époux Hamadou Baba, ingénieur et écrivain sous le pseudonyme de Badiadji Horrétowdo.

 

 

Avis :

Selon la tradition peule en cette partie sahélienne du Cameroun, leur famille a décidé de leurs mariages : Ramla devient la seconde épouse d’un riche commerçant, tandis que sa sœur Hindou est unie à l’un de ses cousins. Arrachée à son amour pour un jeune homme de son âge, Ramla, qui se rêvait pharmacienne, se retrouve enfermée entre les quatre murs de sa nouvelle demeure, soumise à la volonté d’un homme qu’elle ne connaissait pas jusqu’ici, et exposée à la vindicte d’une coépouse, Safira, prête à tout pour récupérer l’exclusivité conjugale. Hindou, désespérée, tombe sans recours sous le joug d’un homme violent, qui met bientôt sa vie et sa santé mentale en danger.

Reflet de la propre expérience de l’auteur, le texte décrit l’effroyable sort réservé aux femmes dans cette partie de l’Afrique. Tandis que la tradition des mariages forcés et de la polygamie légitime sans recours viols et violences au sein des foyers, la condition féminine y relève du pur esclavage, dans une organisation sociale et familiale sans échappatoire. Le moindre comportement « déviant », la plus petite velléité de rébellion féminine, y ont de telles répercussions sur les autres femmes de la famille, que toutes s’unissent pour y contrevenir et s’éviter ainsi les foudres des hommes du clan : tout plutôt que le déshonneur, l’exclusion et la misère. Derrière la façade de l’incontournable « Munyal », cette valeur souveraine de patience et de soumission féminines, se cachent par ailleurs d’impitoyables étripages entre coépouses, chacune manoeuvrant sans vergogne pour assurer son avenir et celui de ses enfants. Au joug masculin s’ajoutent ainsi la pression des femmes alliées et la férocité des rivales, achevant de transformer en enfer l’intimité apparemment harmonieuse des immenses maisonnées de ces familles parmi les plus aisées du pays.

Sans détour, la voix de Djaïli Amadou Amal s’élève calmement au fil d’un récit terrifiant. Au travers des épouvantables destins de Ramla, d’Hindou et de Safira, transparaît l’autobiographie d’une femme impressionnante de courage et de résistance, qui, non seulement est parvenue à s’arracher d’un sort tout tracé, mais qui se fait aujourd’hui le porte-parole de toutes celles qui continuent à vivre un enfer silencieux. Héritage d’une tradition entretenue par une certaine interprétation religieuse, capable de donner bonne conscience à une population masculine sans aucun doute attachée à son pouvoir et à sa bonne fortune, cette situation semble d’autant plus inextricable que les femmes elles-mêmes en sont réduites pour leur survie à contribuer à son maintien et à sa transmission. L’on ne dénoncera jamais assez cet état de fait, si indigne de la condition humaine, et qu’on aimerait classer comme une anomalie anachronique si elle ne concernait encore tant de femmes de par le monde, dans ce pays ou dans d’autres.

Ce livre se dévore avec émotion et compassion, dans une sidération d’autant plus horrifiée et indignée que l’on y comprend la profondeur du mal qui, dans certaines régions du monde, continue à maintenir en esclavage la moitié féminine de la population. Une lecture incontournable et un auteur qui, au-delà du Goncourt des Lycéens 2020, mérite de figurer au panthéon des grandes féministes de l’histoire. (4/5)

 

Citations :

Nous sommes une famille nombreuse. Mon père la tient d’une main de fer. Quatre épouses lui ont donné une trentaine d’enfants dont les aînés, en majorité des filles, sont mariés. Baaba ne supportant pas les conflits, chacune de ses épouses se garde bien de lui rapporter les petits incidents ou disputes qui ne peuvent manquer de troubler un foyer polygamique. Aussi notre grande famille évolue-t-elle dans une atmosphère apparemment harmonieuse et sereine.
Nous habitons dans ce que nous appelons au Cameroun septentrional une concession. Entourée d’une enceinte de très hauts murs, qui empêchent de voir à l’intérieur, elle abrite le domaine de mon père. Les visiteurs n’y pénètrent pas ; ils sont reçus à l’entrée dans un vestibule que, dans la tradition de l’hospitalité peule, nous nommons le zawleru. Derrière s’ouvre un espace immense dans lequel se dressent plusieurs bâtiments : d’abord l’imposante villa de mon père, l’homme de la famille, puis le hangar, une sorte de portique sous lequel on reçoit les invités, enfin les habitations des épouses où les hommes ne pénètrent pas. Pour parler à son mari, une épouse ne peut passer que par la coépouse dont c’est le tour.
Mes cinq oncles habitent dans le même quartier. Aussi, nous n’avons pas une mais six concessions. Et, si nous ajoutons à la trentaine d’enfants de mon père ceux de toute la famille réunie, nous sommes facilement plus de quatre-vingt enfants. Nous, les filles, vivons avec nos mères respectives pendant que nos frères ont leurs propres chambres à l’extérieur des appartements maternels dès la préadolescence. Et, bien sûr, filles et garçons ne font que se croiser, s’adressant à peine la parole.
 
Après un silence, mon père reprend sur le même ton grave et autoritaire : « À partir de maintenant, vous appartenez chacune à votre époux et lui devez une soumission totale, instaurée par Allah. Sans sa permission, vous n’avez pas le droit de sortir ni même celui d’accourir à mon chevet ! Ainsi, et à cette seule condition, vous serez des épouses accomplies ! » Oncle Oumarou, qui a gardé le silence jusque-là, renchérit : « Souvenez-vous toujours que, pour rester agréable à son époux, à chaque entrevue, une femme doit se parfumer de son parfum le plus précieux, se revêtir de ses plus beaux atours, s’orner de ses bijoux – et bien plus encore ! Le paradis d’une femme se trouve aux pieds de son époux. »

Et j’expliquais aux femmes de la famille mon ambition de devenir pharmacienne, ce qui les faisait rire aux éclats. Elles me traitaient de folle et vantaient les vertus du mariage et de la vie de femme au foyer. Quand je renchérissais sur l’épanouissement qu’une femme trouverait dans le plaisir d’avoir un emploi, de conduire sa voiture, de gérer son patrimoine, elles interrompaient brutalement la conversation en me conseillant vivement de redescendre sur terre et de vivre dans la vraie vie.

Depuis un moment, les larmes qui coulaient sur ses joues hachaient la voix de ma mère. Et c’est dans un sanglot à peine étouffé qu’elle conclut : « Il est difficile, le chemin de vie des femmes, ma fille. Ils sont brefs, les moments d’insouciance. Nous n’avons pas de jeunesse. Nous ne connaissons que très peu de joies. Nous ne trouvons le bonheur que là où nous le cultivons. À toi de trouver une solution pour rendre ta vie supportable. Mieux encore, pour rendre ta vie acceptable. C’est ce que j’ai fait, moi, durant toutes ces années. J’ai piétiné mes rêves pour mieux embrasser mes devoirs. »

Mais rien ne semble marcher ! Rien ne détourne Moubarak de ses mauvaises habitudes. Ni les herbes ni les prières ni ma soumission et encore moins ma patience. Mon époux entretient des aventures multiples, boit, use de stupéfiants et regagne toujours le foyer à une heure tardive. Il continue de me brutaliser, de m’abreuver d’insultes aussi dégradantes qu’humiliantes. On ne compte plus les hématomes, égratignures et ecchymoses que ses coups laissent sur mon corps – et ce dans la plus grande indifférence des membres de la famille. On sait que Moubarak me frappe, et c’est dans l’ordre des choses. Il est naturel qu’un homme corrige, insulte ou répudie ses épouses. Ni mon père ni mes oncles ne dérogent à cette règle. Tous, un jour ou l’autre, ont eu à battre l’une de leurs épouses. Ils n’hésitent pas à injurier femmes, enfants et employés. Pourquoi mon cas serait-il particulier ? Pourquoi s’y attarderait-on ? C’est un droit divin, me souffle un jour une femme érudite. Il est écrit dans le Coran qu’un homme a la légitimité de punir et de battre son épouse si elle est insoumise. Mais il est tout de même interdit qu’il s’acharne sur son visage, ajoute-t-elle, scandalisée par mon œil au beurre noir.
 
Je n'étais pas que la fille de mon père. J'étais celle de toute la famille. Et chacun de mes oncles pouvait disposer de moi comme de son enfant. il était hors de question que je ne sois pas d'accord. J'étais leur fille. j'avais été élevée selon la tradition, initiée au respect strict que je devais à mes aînés.

« Patience, munyal, Safira ! Souviens-toi que personne ne doit soupçonner ton ressentiment. Personne ne doit deviner ton chagrin, ta rage ou ta colère. N’oublie pas. Maîtrise de soi ! Sang-froid ! Patience ! »
Je ravale mes larmes, lève les yeux au ciel pour les empêcher de couler. Ma tante reprend :
« Toutes ces femmes vont te dévisager. Elles vont te toiser pour surprendre ton désespoir ou ton hostilité à son égard. Sans exception, elles n’attendront que le moment où tu défailliras. Tout se jouera à cet instant. Il suffit que tu montres ta peine pour qu’elles se moquent de toi. Il suffit que tu faiblisses une seconde pour que ta coépouse prenne le dessus à jamais. Il n’y a pas pire ennemie pour une femme qu’une autre femme ! Ne leur donne jamais l’occasion de mal parler de toi. Contrôle-toi, reste forte, ne faiblis pas.
— Munyal ! ajouta une amie de ma mère. C’est dans l’épreuve qu’on te conseille de patienter. Reste stoïque face à l’épreuve. Personne, Safira, personne ne doit savoir que tu es triste. La jalousie est un sentiment honteux. Tu es trop noble pour le ressentir, n’est-ce pas ? »
Mon époux a pris une nouvelle femme.
« Séduis-le par ton comportement généreux, par ta présence agréable, par ta cuisine savoureuse. Montre-lui qu’aucune femme ne pourra jamais te surpasser. L’avantage de la polygamie, c’est qu’elle te permet de tester son amour et ton pouvoir sur lui. Tu es sa première épouse. Toutes celles qui suivront ne seront jamais aussi précieuses que toi. Aucune ne pourra vivre ce que vous avez vécu. Aucune ne pourra lui donner des enfants comme, toi, tu lui en as donnés. Tu es la privilégiée et tu le resteras toujours. Sa première épouse ! La daada-saaré ! Tu le partageras désormais, certes. Mais un homme a-t-il jamais appartenu à une seule femme ? »

Une coépouse reste une coépouse même si elle est gentille et respectueuse. Une coépouse n’est pas une amie – et encore moins une sœur. Les sourires d’une coépouse ne sont que pure hypocrisie. Son amitié ne sert qu’à vous endormir afin de mieux vous terrasser. 

Quand on est en guerre, on n’est pas regardant sur le choix des armes. On prend ce qui est à notre portée et on avance avec. Et cette fille ? À quoi s’attendait-elle quand elle a décidé d’épouser un homme marié ? Elle pensait que j’allais le lui laisser gentiment, c’est ça ? Je n’ai pas choisi d’en arriver là. On ne m’en laisse pas le choix. Je me défends, tout simplement. Je l’aimais. J’ai fait de mon mieux pour le satisfaire. J’ai été une bonne épouse. Une excellente mère. Je lui ai donné des enfants intelligents, en bonne santé, des deux sexes. Je l’ai réconforté, je l’ai aimé de tout mon cœur, de toute mon âme. Que voulait-il de plus ? Je ne suis pas méchante. On m’oblige à l’être. Je n’ai pas choisi de faire cette guerre. Mais m’en laisse-t-on le choix ? »

Je sais ce que signifie son indifférence à mon égard, son empressement au moindre coup de fil, sa méfiance en ma présence, ses mots de plus en plus blessants. Je remarque sa nouvelle vigueur, sa détermination. Alhadji est en train de se remarier et, comme la dernière fois, ce seront les rumeurs qui me mettront au courant. C’est par elles que je saurai la date du mariage, le nom de la promise, sa famille, son statut social. Mais, contrairement à la première fois, je garde mon calme. Oui, elle viendra mais combien de temps restera-t-elle ? Combien de temps tiendra-t-elle ?


 

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