vendredi 29 janvier 2021

[Geni, Abby] Farallon Islands

 


 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Farallon Islands (The Lightkeepers)

Auteur : Abby GENI

Traductrice : Céline LEROY

Parution : en anglais (USA) en 2016
                   et en français en 2017

Editeur : Actes Sud

Pages : 384

 

 

   

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Miranda débarque sur les îles Farallon, archipel sauvage au large de San Francisco livré aux caprices des vents et des migrations saisonnières. Sur cette petite planète minérale et inhabitée, elle rejoint une communauté récalcitrante de biologistes en observation, pour une année de résidence de photographe. Sa spécialité : les paysages extrêmes. La voilà servie.
 
Et si personne ici ne l’attend ni ne l’accueille, il faut bien pactiser avec les rares humains déjà sur place, dans la promiscuité imposée de la seule maison de l’île : six obsessionnels taiseux et appliqués (plus un poulpe domestique), chacun entièrement tendu vers l’objet de ses recherches.

Dans ce décor hyperactif, inamical et souverain, où Miranda n’est jamais qu’une perturbation supplémentaire, se joue alors un huis clos à ciel ouvert où la menace est partout, où l’homme et l’environnement se disputent le titre de pire danger.

Avec une puissance d’évocation renversante et un sens profond de l’exploration des âmes, Abby Geni nous plonge en immersion totale parmi les requins, les baleines, les phoques, les oiseaux et les scientifiques passablement autistes… dans un vertigineux suspense, entre thriller psychologique et expérience de survie.

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Abby Geni est l'auteur de Farallon Islands, premier roman très remarqué à sa sortie en France comme aux États-Unis où il a remporté de nombreux prix, notamment celui de la Meilleure Fiction 2016 décerné par la Chicago Review of Books et le prix 2017 de la Découverte Barnes & Noble. Elle a également signé un recueil de nouvelles (The Last Animal) encore inédit en France. Ses livres sont traduits dans sept langues. Elle vit à Chicago.

 

 

Avis :

Miranda est photographe animalière. Sans attache, elle parcourt le monde au gré de sa chasse aux images. Cette fois, elle a obtenu l’autorisation de séjourner sur les îles Farallon, cet archipel sauvage loin au large de la Californie, réserve protégée abritant d’exceptionnelles colonies d’oiseaux, mais aussi propice à l’observation des éléphants de mer, des baleines et des requins blancs. Elle y découvre des lieux inhospitaliers et particulièrement difficiles d’accès, où réside, dans la promiscuité spartiate d’un refuge-observatoire, un petit groupe de biologistes aussi peu accueillants que leur environnement. Un huis clos explosif se met en place, dans un climat d’autant plus pesant et menaçant que les accidents ne tardent pas à s’enchaîner.

Le cadre du roman est exceptionnel et fidèle à la réalité. On y découvre un petit bout du monde battus par les éléments, difficilement relié au continent par une presque journée de bateau à bord de la rare navette qui assure le ravitaillement, et qui ne peut même pas accoster ces îles dites de la Mort. C’est à l'aide d'une nacelle treuillée depuis le haut d’une falaise qu’on y débarque. Dans ce décor dantesque où l’homme n’est qu’un intrus, la nature est seule maîtresse et impose sa grandeur, sa violence et ses dangers. Le récit d’un parfait réalisme aligne une série de tableaux aussi grandioses que terrifiants, où le miracle de la vie s’assortit de l’implacable et cruelle loi du plus fort. Ici, beauté rime avec âpreté, vie avec cruauté, et l’homme s’y sent aussi fragile qu’au tout début du monde.

Un tel théâtre devient aisément infernal si l’on s’y retrouve durablement confiné dans la promiscuité d’un étroit logement de fortune, en compagnie d’hommes et de femmes que leurs blessures et névroses, autant que leur passion scientifique, ont poussé à l’écart du monde. Dès le début de l’histoire, un climat délétère s’installe, aussi étouffant que les fréquentes brumes qui ouatent l’archipel. Face à la nature brute et à la perpétuelle sensation de danger, les faux-semblants s’effacent et les caractères se révèlent, dans une confrontation sournoise où tout peut soudainement déraper. Le moindre incident devient suspect, la plus petite parole s’interprète de travers, et la paranoïa s’empare du lecteur y compris. Il suffit d’un premier drame pour mettre le feu aux poudres.

Geni Abby nous livre ici un angoissant thriller psychologique, dont la tension et les effets en cascade doivent beaucoup à sa puissante évocation des îles Farallon : un lieu sauvage à quelques pas du monde « civilisé », où l’homme a tôt fait de redevenir un fauve parmi les autres. (4/5)


Citations :  

On dit que le temps ralentit dans des moments de stress très intense. J’ai fait quelques recherches sur le sujet, et en fait, ce qui se passe, c’est que la mémoire devient incroyablement fidèle. En temps normal, l’esprit ne se raccroche qu’aux images et aux événements importants. Nous nous souvenons des grandes choses et oublions les petites. En situation de stress, toutefois, notre cerveau stocke tout. Le temps s’écoule à la même vitesse que d’ordinaire, mais avec le recul, le souvenir devient photographique. C’est comme si la trotteuse avait ralenti, comme si nous étions capables de voir le monde qui nous entoure dans des détails aussi fantastiques que précis.

C’était un après-midi ensoleillé, sans un nuage, le ciel d’un bleu presque douloureux. L’océan était si plat que sous certains angles la profondeur de champ disparaissait. On aurait cru que l’eau avait été suspendue sur un fil à linge comme une couverture, un pan de tissu vertical.

J’ai regardé l’horizon. C’était une ligne claire entre deux bleus intenses, comme un pli sur une feuille de papier.

À ma plus grande surprise, ça y est. En fait, c’est arrivé ce matin : je me suis réveillée à l’aube et les îles m’étaient familières.  
J’ai déjà vécu ça lors de mes voyages précédents, mais ce plaisir ne s’émousse pas. Dans le désert il m’a fallu un moment pour m’adapter à l’air sec comme de l’amadou. Sous les tropiques, il m’a fallu du temps pour m’habituer à l’odeur puissante des arbres, aux averses aveuglantes de pluie chaude. Une fois, j’ai passé une semaine dans une grotte pour prendre des photos de chauves-souris. Même là, j’ai fini par m’habituer à l’odeur du guano, au ploc ploc de l’eau, à la façon dont l’obscurité semblait ramper vers moi sur les murs. Le processus d’acclimatation est toujours le même. Ce qui est inconnu devient familier – ce qui était étrange devient ordinaire – les viscères luisants du monde sont retournés comme des gants.

Chaque fois que nous nous souvenons de quelque chose, nous le transformons. Ainsi fonctionne notre cerveau. J’envisage mes souvenirs comme les pièces d’une maison. Je ne peux pas m’empêcher de les modifier quand j’entre à l’intérieur – je laisse des traces de boue par terre, je bouscule un peu les meubles, crée des tourbillons de poussière. Avec le temps, ces petites altérations s’additionnent.  
Les photos accélèrent ce délitement. Mon travail est l’ennemi de la mémoire. Les gens s’imaginent souvent que prendre des photos les aidera à se souvenir précisément de ce qui est arrivé. En fait, c’est le contraire. J’ai appris à laisser mon appareil au placard pour les événements importants parce que les images ont le don de remplacer mes souvenirs. Soit je garde mes impressions à l’esprit, soit j’en fais une photo – pas les deux.  
Se souvenir c’est réécrire. Photographier, c’est substituer. Les seuls souvenirs fiables, j’imagine, sont ceux qui ont été oubliés. Ils sont les chambres noires de l’esprit. Fermées, intactes, non corrompues.
 
Il n’est pas toujours possible de s’approcher par bateau, ces jours-ci. La mer est déchaînée, gronde contre la rive. Impossible d’abaisser en toute sécurité la Cantine dans des vagues pareilles, même chose pour le Janus. L’écume est projetée contre les rochers en gerbes cendrées. Des fois, on a l’impression que l’océan brandit une main hors de l’eau pour essayer d’entraîner l’île du Sud-Est dans les profondeurs.

Toujours aussi difficile d’avoir la notion du temps sur ces îles. Les calendriers, les horloges – tout cela semble bien arbitraire. Une construction artificielle. Ces lieux ont quelque chose d’intemporel. Le passage des saisons ne dépend pas de la météo, mais des animaux. L’hiver est là quand les baleines et les éléphants de mer donnent naissance à leurs petits. L’été est là quand les oiseaux nidifient. L’automne appartient aux requins. La nuit ne suit pas le jour, pas vraiment – cela impliquerait que l’un arrive avant l’autre. Non, le jour et la nuit fonctionnent plutôt comme une grande vague dont la base serait une aube étincelante qui déferlerait à travers un long après-midi doré et dont la crête serait le soir allant se fracasser contre l’obscurité, après quoi tout recommencerait. Pour moi, le temps sur les îles est une entité indépendante qui ne connaît pas de variations.

Plus que toute autre forme artistique, la photographie requiert d’être froid et dépassionné. (…)
Ce travail exige un esprit qui sache se tenir à distance. (…)
Le traumatisme et la souffrance sont les fondements de l’art. J’y crois. Mais confronté à la tragédie, un peintre spécialisé dans les fresques ou dans les aquarelles peut vivre ce moment en être humain et redevenir artiste après. Face à la mort d’un être cher, un sculpteur ou un portraitiste peut d’abord souffrir, faire son deuil, guérir – puis créer. La plupart des artistes traversent l’existence de cette manière. Ils peuvent avoir des réactions normales face aux vicissitudes de l’expérience humaine. Ils peuvent traverser le monde avec compassion et camaraderie.
Ils peuvent créer plus tard. En dehors, ailleurs, au-delà.  
Mais la photo est immédiate. Elle n’offre pas le luxe du temps. Confronté au sang, à la mort ou au changement, un photographe n’a pas d’autre choix que de saisir son appareil. L’artiste vient en premier, l’être humain en second. La photo est la captation neutre des événements, la chronique du sublime comme de l’effroyable. La nécessité veut que ce travail soit effectué sans émotion, sans attache, sans amour.


 

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