jeudi 19 juin 2025

[Foenkinos, David] Tout le monde aime Clara

 



 

J'ai aimé

 

Titre : Tout le monde aime Clara

Auteur : David FOENKINOS

Parution :  2025 (Gallimard)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Clara voit au-delà des apparences. Ceux qui la connaissent la redoutent autant qu’ils l’admirent. Car elle ne prédit pas seulement l’avenir, elle l’éveille.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

David Foenkinos est l’auteur de nombreux romans, dont La délicatesse, Les souvenirs ou Le mystère Henri Pick, tous trois adaptés au cinéma. Ses livres sont traduits en plus de quarante langues. Son roman Charlotte a reçu le prix Renaudot et le prix Goncourt des lycéens 2014.

 

 

Avis :

Un enchaînement de circonstances qui plongera ses proches dans la culpabilité conduit à l’accident et aux huit mois de coma de Clara, seize ans, fille unique insouciante et adorée d’un couple désormais séparé. Tandis que le drame et l’angoisse rapprochent le père, Alexis, de son ex-épouse et le poussent à s’inscrire à un atelier d’écriture animé par un certain Ruprez, auteur sans succès d’un seul livre de jeunesse, le réveil tant attendu de Clara transforme bientôt leur vie à tous, à commencer par la sienne, puisque la jeune fille est revenue des portes de la mort avec une hypersensibilité la rendant capable de prescience.

David Foenkinos est un fleurettiste de la plume : il traverse les thèmes les plus sombres avec toujours la même légèreté fluide, délicate et précise, dans une mélancolie teintée d’un humour doux-amer qui, sans avoir l’air d’y toucher, de petites phrases sobres en vérités finement épinglées, fait mouche à chaque paragraphe. Non que ses sujets soient spectaculaires, ses livres sont peuplés de caractères maladroits et inadaptés, tâchant comme tout un chacun de faire face aux tourments ordinaires de la vie, mais le regard de l’auteur, sans pareil pour décortiquer la banalité, suffit à rendre son texte remarquable de sensibilité et de finesse.

Une justesse de vue qu’il partage d’ailleurs avec son personnage Clara, comme lui et au même âge revenue d’une expérience de mort imminente qui l’a, elle aussi, transformée. Lui en est devenu écrivain, une façon de mettre en mots les images naissant dans son imagination tels des flashes, pas si éloignés des visions dont Clara, pour sa part, va se servir pour donner un coup de pouce au destin d’autrui. L’on découvrira alors, dans un récit franchissant le pas de l’irrationnel pour aborder les rivages de l’ésotérisme et du mysticisme, les raisons qui ont eu raison du talent et de l’inspiration littéraires de Ruprez. De l’échec amoureux à la panne d’écriture en passant par toute la palette du chagrin, une occasion de mesurer la part essentielle jouée par l’inconscient dans le processus de création artistique.

Un peu lent et décousu dans sa manière d’explorer tour à tour le sort de personnages ne partageant que le rapprochement dicté par le hasard des circonstances et par la volonté semblablement démiurgique de Clara et de l’auteur, ce vingtième roman de David Foenkinos n’est probablement pas son plus passionnant. Le lecteur décontenancé par l’imbrication de ces récits somme toute assez peu connectés devra se consoler en savourant, dans son ennui relatif, la finesse non démentie de l’écrivain dans son exploration de la banalité et de ses drames. (3,5/5)

 

 

Citations :

On se salua rapidement, en se souhaitant une bonne semaine. Dehors, Alexis resta un instant avec Amélie. Cette femme fuyait à l’évidence les échanges un peu trop personnels. Elle semblait appréhender cet atelier tout comme elle aurait eu un amant. Cela dit, on pouvait parfois considérer l’écriture comme une forme d’infidélité à sa vie. 


« Épuisé. » Alexis s’arrêta sur ce mot, qu’il trouva beau. Un livre épuisé. Quand le corps est épuisé, c’est qu’il n’est plus en mesure d’agir. Pour un livre, c’est qu’on ne peut plus se le procurer.


(…) c’est à ce moment-là que je me suis mis à écrire. J’ai trouvé cela difficile, laborieux, mais excitant. Enfin ma vie valait la peine d’être vécue. Jusque-là, je n’avais été qu’un brouillon de moi-même. Une errance. J’avais trouvé une destination : la littérature. 


On lui demanda quel était le livre qu’il avait évoqué, celui qui avait visiblement changé sa vie. Il refusa d’en donner le titre. « Je n’ai pas envie que d’autres le lisent. C’est le mien. Cherchez plutôt le vôtre. Nous devons tous trouver le roman qui va changer notre vie… »


Les couples adorent décortiquer les premiers gestes, les premières paroles, les premiers éléments de ce qui sera décisif. On trouve dans cette obsession narrative la petite tragédie suivante : la rencontre ne peut se vivre qu’une fois. On revisite avec les mots le bonheur qui s’épuise.


Clara fut élevée comme l’unique citoyenne d’un royaume qui lui était consacré. Ses parents tentèrent d’avoir un autre enfant, mais le propre d’un miracle est de ne se produire qu’une fois. Ainsi, tout tournait autour de cette enfant chérie, sorte de divinité du bac à sable. On ne cessait de lui dire qu’elle était merveilleuse et, en toute honnêteté, c’était vrai.


Si Marie pensait apprécier le calme de la vie conjugale, c’était surtout par fatigue. Au fond, avec Alexis, elle s’ennuyait. Ce qu’elle avait pu aimer par le passé (son côté prévisible) lui devenait vaguement déplaisant (son côté prévisible). Le temps a souvent cette capacité perverse de pousser vers la laideur ce qui avait valeur de beauté. Elle se souvenait d’avoir pensé un dimanche où ils se promenaient tous les trois au bois de Vincennes : « Je préférerais être seule avec ma fille. » Clara avait dix ans, et le trio ne fonctionnait plus.


Clara estimait que son père aimait encore sa mère ; son incapacité à lui parler en était la preuve. Le silence est toujours éloquent. Florence avait deux fils et esquissait parfois l’idée d’emménager avec Alexis dans un élan de famille recomposée. Ils s’étaient organisés pour avoir en même temps leur semaine sans enfants. Ils appréciaient leurs moments ensemble, mais il semblait difficile de construire une histoire sur un rythme bancal. Tous deux blessés par leur passé sentimental, ils vivaient leur couple comme une sorte de convalescence partagée. Il y a des tendresses transitoires, de celles qui consolent, avant d’apparaître finalement un peu dérisoires. 


La cruauté peut être un moteur de survie, une façon de se détourner de sa propre souffrance.
 
 
Il avait rencontré Florence, et on lui avait dit : « Tu as refait ta vie. » La première fois, cette expression, brutale, l’avait comme figé. Il n’avait rien refait, il demeurait défait. 


Ils titubaient légèrement en sortant, prenant du plaisir à la brume. Les autres couples s’embrassaient un peu mécaniquement, tentant de donner un déguisement de spontanéité à cette fête contrainte [Saint-Valentin]. Il y avait une antinomie à encadrer le sentiment amoureux, tout comme on mettrait des arbres dans un musée. 


À leur tour, Alexis et Marie furent bouleversés par la beauté de cette sculpture. Il y avait quelque chose de sublime à traverser les siècles dans la posture d’un chagrin irréversible. On peut mourir, mais la douleur d’avoir perdu l’être aimé ne mourra jamais. Certains sentiments ont le goût de la postérité ; ce sont les œuvres de l’absence.


« Pour écrire, il est plus important de connaître Chagall que Kafka, Botticelli que Proust. » Une théorie assez originale, mais qui n’était pas sans intérêt ; selon lui, écrire c’était transposer une image mentale. Ainsi, il fallait éduquer son œil bien davantage que son esprit ou son oreille.


Ruprez était un cartésien pessimiste. Replié dans une réalité grise, il n’avait jamais été très sensible à ce qui dépassait des contours du normal. Pourtant, le lien entre l’écriture et le mysticisme est un mariage d’évidence. Peut-on vraiment se rapprocher de la beauté sans l’aide de l’indéfinissable ? Dans toute création, la part absente de la raison est toujours la plus active. Il s’agit parfois d’une simple intuition ; le plus souvent, ce sont les sensations qui permettent d’éclairer le long chemin de la confusion. D’ailleurs, il n’est pas rare qu’un écrivain comprenne la dimension intime de son livre après l’avoir écrit. L’inconscient s’épanouit pleinement entre les virgules. En arrêtant d’écrire, Ruprez avait négligé tout ce qu’on ne voyait pas.


Hervé n’avait plus jamais mentionné le livre. C’était comme un tabou entre eux. Ruprez s’était persuadé que son ami l’avait détesté, et qu’il avait préféré le silence à la brutalité d’un avis négatif. Ou alors : était-il jaloux ? Il avait tout de même une façon de parler de son métier avec un enthousiasme excessif, comme s’il cherchait à se rassurer en faisant une propagande outrancière de sa vie. Il faut sûrement se méfier des gens qui vous vendent leur bonheur.


L’écrivain tchèque avait posé les mots exacts sur ce qu’il éprouvait. Le 4 février 1912, il écrivait : « L’enthousiasme ininterrompu avec lequel je lis des choses sur Goethe et qui m’empêche radicalement d’écrire. » Un peu plus tôt, au cœur du mois de janvier, Kafka avait déjà précisé ce sentiment qui faisait écho à ce que traversait Ruprez : « Ainsi court mon dimanche paisible, ainsi court mon dimanche pluvieux. Je suis assis dans la chambre, et j’ai le silence qu’il faut, mais au lieu de me mettre à écrire, activité dans laquelle, avant-hier encore, j’aurais brûlé de me jeter de tout mon être, je suis resté cette fois un long moment à regarder fixement mes doigts. Je crois que j’ai passé cette semaine sous l’influence implacable de Goethe, je crois que je viens d’épuiser les ressources de cette influence et que j’en suis redevenu bon à rien. » C’était donc ça. Kafka en était devenu bon à rien. Voilà les mots d’un homme paralysé par la création d’un autre, tétanisé par l’admiration. Ruprez avait lu et relu ces mots, avant d’aller faire une photocopie de la page du 4 février 1912. Il avait alors posé la feuille sur sa machine à écrire ; et elle y était restée ainsi pendant des années. C’était ce qu’il avait ressenti en lisant L’Amant. Il y a des œuvres qui vous inspirent, vous emportent, mais il existe aussi des œuvres qui vous tuent.


Ruprez avait d’ailleurs lu une citation de William Wetmore Story qui prenait tout son sens à ses yeux :     « Ce qui est laissé inachevé est aussi nécessaire à une œuvre d’art que ce qui est achevé. »     Cette phrase lui parlait profondément. Il avait passé sa vie dans l’inachèvement, et voilà qu’il y voyait maintenant une signification. Ce qu’il avait raté dans le passé lui permettait de réussir ce qu’il accomplissait dans le présent. Il y avait une logique en toute chose, et de nos échecs pouvait naître l’éclat de nos futures réussites. 

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire