J'ai beaucoup aimé
Titre : Une sale affaire
Auteur : Virginie LINHART
Parution : 2024 (Flammarion)
Pages : 192
Présentation de l'éditeur :
Ce livre est le récit d’un procès littéraire et des interrogations qu’il a fait naître en moi. Intentée par ma mère et mon ex-compagnon, la procédure visait à empêcher la parution de mon précédent ouvrage, L’Effet maternel.Depuis le jugement et la publication de L’Effet maternel, quatre ans se sont écoulés. Et je n’ai cessé de m’interroger sur l’écriture autobiographique.
À qui appartient l’histoire ?
C’est à cette question que tente de répondre Une sale affaire.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Virginie Linhart est née en 1966. Elle est réalisatrice de documentaires et l’auteure du Jour où mon père s’est tu (Seuil, 2008, prix de l’essai de L’Express), de Volontaires pour l’usine. Vies d’établis 1967-1977 (rééd. Seuil, 2010), de La Vie après (Seuil, 2012) et de L’effet maternel (Flammarion, 2020, prix du Meilleur Récit Points 2021).
Avis :
Début 2020, moins d’un mois avant la sortie de son livre autobiographique L’effet maternel, Virginie Linhart reçoit une procédure en référé visant à son interdiction. La mère et l’ancien compagnon de l’auteur l’accusent d’atteinte à leur vie privée et réclament l’amputation de soixante-dix pages. Quatre ans après le jugement et la parution de son ouvrage, elle raconte ce procès familial et littéraire, occasion de réfléchir à la légitimité de l’autofiction et aux frontières entre vie privée et histoire collective.
Écrivain et réalisatrice de documentaires, Virginie Linhart avait déjà consacré un livre à son père, Robert Linhart, l’un des fondateurs du mouvement maoïste en France. Cette fois, elle racontait sa propre histoire, son ressenti de fille de militants soixante-huitards, l’un révolutionnaire politique, l’autre chantre de la libération sexuelle. Bercée toute son enfance par les combats de ses parents, elle entendait raconter l’impact de leur parcours sur sa vie à elle, là où le vécu individuel vient se colleter avec le récit collectif, pour un témoignage renvoyant au point de vue de la génération post-soixante-huitarde. En l’occurrence, sa perspective à elle ouvrait quelques questions, comme sur ce qui avait bien pu pousser sa mère à prendre contre elle le parti de son ex et à lui assener, dix-sept ans après, « Tu n'avais qu'à avorter : il n'en voulait pas, de cette gosse ! » Au point d’avoir toujours refusé de la rencontrer.
« Les pages écrites qu’ils souhaitent voir supprimer font de moi une fille sans mère et une mère sans amant – une sorte de Vierge Marie contemporaine. » Prétendre les effacer, réalise douloureusement l’auteur, c’est affirmer ne pas vouloir, ne pas pouvoir l’entendre. « Tout plutôt que d’accepter [s]on récit, tel qu’il est et pour ce qu’il est : à savoir, [s]a version de l’histoire. » Alors, pour le procès, la voilà forcée de produire des témoignages attestant de la véracité de son vécu, une nouvelle violence pour qui doit justifier de ses souffrances sous peine de les voir déniées. L’on comprend qu’au fond, Une sale affaire n’est autre que le récit d’un combat pour parvenir à s’exprimer et enfin exister dans une histoire – comme toutes les histoires – en réalité bien loin d’être univoque.
La justice a finalement tranché pour le respect de l’intégrité du livre, les lois ne prévoyant de contrevenir à la liberté d’expression et de création qu’en cas de « besoin social impérieux ». Hélas, même s’il est ainsi reconnu que « L’histoire appartient à ceux qui veulent et peuvent la raconter, à ceux qui la liront ou l’entendront, à ceux qui ont envie de la comprendre », qu’il « n’en existe pas qu’une seule version parce qu’une seule version de l’histoire, ça s’appelle le totalitarisme », n’en reste pas moins pour l’auteur cette douleur intime qui ne pourra s'éteindre d’avoir été écrite, car « il ne suffit pas de dire, il ne suffit pas d’écrire, il faut être entendu. »
L’on ne restera pas indifférent à cette histoire douloureuse, relatée avec tant de discernement et de prise de hauteur, et débouchant au final sur une ode à la littérature, à la libre expression et à la création artistique. (4/5)
Écrivain et réalisatrice de documentaires, Virginie Linhart avait déjà consacré un livre à son père, Robert Linhart, l’un des fondateurs du mouvement maoïste en France. Cette fois, elle racontait sa propre histoire, son ressenti de fille de militants soixante-huitards, l’un révolutionnaire politique, l’autre chantre de la libération sexuelle. Bercée toute son enfance par les combats de ses parents, elle entendait raconter l’impact de leur parcours sur sa vie à elle, là où le vécu individuel vient se colleter avec le récit collectif, pour un témoignage renvoyant au point de vue de la génération post-soixante-huitarde. En l’occurrence, sa perspective à elle ouvrait quelques questions, comme sur ce qui avait bien pu pousser sa mère à prendre contre elle le parti de son ex et à lui assener, dix-sept ans après, « Tu n'avais qu'à avorter : il n'en voulait pas, de cette gosse ! » Au point d’avoir toujours refusé de la rencontrer.
« Les pages écrites qu’ils souhaitent voir supprimer font de moi une fille sans mère et une mère sans amant – une sorte de Vierge Marie contemporaine. » Prétendre les effacer, réalise douloureusement l’auteur, c’est affirmer ne pas vouloir, ne pas pouvoir l’entendre. « Tout plutôt que d’accepter [s]on récit, tel qu’il est et pour ce qu’il est : à savoir, [s]a version de l’histoire. » Alors, pour le procès, la voilà forcée de produire des témoignages attestant de la véracité de son vécu, une nouvelle violence pour qui doit justifier de ses souffrances sous peine de les voir déniées. L’on comprend qu’au fond, Une sale affaire n’est autre que le récit d’un combat pour parvenir à s’exprimer et enfin exister dans une histoire – comme toutes les histoires – en réalité bien loin d’être univoque.
La justice a finalement tranché pour le respect de l’intégrité du livre, les lois ne prévoyant de contrevenir à la liberté d’expression et de création qu’en cas de « besoin social impérieux ». Hélas, même s’il est ainsi reconnu que « L’histoire appartient à ceux qui veulent et peuvent la raconter, à ceux qui la liront ou l’entendront, à ceux qui ont envie de la comprendre », qu’il « n’en existe pas qu’une seule version parce qu’une seule version de l’histoire, ça s’appelle le totalitarisme », n’en reste pas moins pour l’auteur cette douleur intime qui ne pourra s'éteindre d’avoir été écrite, car « il ne suffit pas de dire, il ne suffit pas d’écrire, il faut être entendu. »
L’on ne restera pas indifférent à cette histoire douloureuse, relatée avec tant de discernement et de prise de hauteur, et débouchant au final sur une ode à la littérature, à la libre expression et à la création artistique. (4/5)
Citations :
(…) on écrit quand on ne peut rien faire d’autre. On écrit pour tenter de répondre aux questions qui nous hantent. On écrit pour comprendre. On écrit parce que c’est la façon qu’on a trouvé de traverser la vie en atténuant la souffrance. Dans un livre, dont j’aime autant le titre – Écrire, écrire, écrire – que la quête, Sally Bonn déambule au gré de ses souvenirs et de ses rencontres avec des écrivains. Elle cherche la réponse à cette question : qu’est-ce que l’écriture ? Je lui emprunte l’une des formules qu’elle a glanées : « Quand on ne peut plus parler, ou qu’on ne le veut pas, écrire vient remplacer la parole vive sans l’abandonner. »
Nos mères, jeunes femmes empêchées d’indépendance financière jusqu’en 1965, année où elles obtiendraient le droit d’ouvrir un compte en banque et de travailler sans l’autorisation préalable de leur mari. Nos mères, jeunes amoureuses accédant tout juste à l’usage de la pilule en 1967, mais obligées d’attendre encore huit longues années pour que l’avortement devienne légal, en 1975. Elles se sont heurtées à tant de barrières, d’écueils, de blocages, de réflexes, qui les renvoyaient à leur dépendance, leur infériorité, leur soumission forcée… L’ensemble des humiliations quotidiennes – c’est fou quand on y pense – qu’il leur a fallu supporter ! Ils sont innombrables ces mécanismes que nos mères ont déjoués, grâce au champ des possibles entrouvert par 68 et ses suites. C’est aussi cela que L’Effet maternel rappelle. Un texte qui entremêle les destins individuels à l’histoire collective, une construction littéraire qui dépasse la relation à ma mère pour comprendre d’où viennent ces femmes et ce qu’elles ont dû traverser. Des femmes aussi admirables que redoutables, pionnières de l’émancipation, la leur comme la nôtre – mais qui, pour certaines, nous en ont fait baver, à nous, leurs enfants.
Enfants qui (malgré nous), de par notre existence même, limitions leur soif de liberté et d’expérimentation.
Cette histoire-là je ne l’ai lue nulle part : une mère qui attaque sa fille en justice en pactisant avec l’homme qui l’a le plus fait souffrir et dont elle a un enfant.
Cette confrontation devant la justice disait, davantage encore que mes écrits, combien ces deux-là ne voulaient pas, ne pouvaient pas m’entendre. Combien ils étaient prêts à tout pour me faire taire. Comme on abattrait sa dernière carte au poker, en bluffant jusqu’au bout, quitte à faire appel à la loi. Tout plutôt que d’accepter mon récit, tel qu’il est et pour ce qu’il est : à savoir, ma version de l’histoire.
Philip Roth a écrit un jour que lorsqu’il y a un écrivain dans une famille, c’est la mort de la famille. J’ai imaginé le grand écrivain hilare regardant, de là où il était à présent, le pathétique tableau familial que nous offrions au tribunal. Et malgré mon adoration pour son œuvre, j’ai pensé qu’il se trompait. Je crois que c’est l’absence de récit qui tue la famille – celle dont on vient et celle que l’on fabriquera, quelle qu’elle soit. Si je n’avais ni pu ni su écrire, si j’avais été obligée de faire l’impasse sur ce que j’avais vécu dans mon enfance et dans mon adolescence, je ne serais jamais parvenue à fonder une famille. Et sans doute n’aurais-je pas non plus réussi à me construire en tant que femme. Parce que ce que j’ai cherché dans l’écriture, ce n’est ni la vérité ni la réparation, encore moins la vengeance. Ce que j’ai voulu mettre en mots, c’est ce que j’ai traversé, ressenti et compris. Que d’autres protagonistes de notre histoire commune n’en fassent pas la même interprétation (vingt, trente, quarante ans après), cela n’a rien d’anormal. Qu’ils n’en aient pas les mêmes souvenirs, c’est évidemment tout le prisme de la mémoire que cela met en jeu. Que ce récit-ci puisse être difficile à lire pour ma mère, ou odieux pour E., non seulement je l’envisage mais je l’entends. C’est là que réside la littérature, dans cette subjectivité-là. En revanche, qu’ils décident ce qui peut être écrit et ce qui ne doit pas l’être, ce qu’il faut dire et taire (comme en témoignaient nos présences devant le tribunal), cela je ne peux m’y résoudre.
Au travers de ce référé est, par conséquent, jugée la mesure la plus grave qui puisse être prononcée en matière de liberté d’expression : la censure préalable à sa parution d’un ouvrage littéraire. Cela me fait un drôle d’effet d’apprendre que cette décision n’a été prononcée à l’encontre d’aucune œuvre littéraire depuis des décennies. Une telle mesure, commence l’avocat, heurte de plein fouet non seulement la liberté d’expression, mais également la liberté de création. Cette dernière, la jurisprudence récente l’a placée au plus haut dans l’échelle des libertés d’expression. Un jugement (rendu le 16 mai 2012) a ainsi rappelé que « la liberté de création doit être considérée comme la forme la plus aboutie de la liberté d’expression dans un régime démocratique ». Afin d’éviter toute attaque portée contre cette liberté de création, le législateur est aussi intervenu pour rappeler que « la création artistique est libre » (article 1er de la loi du 7 juillet 2016). « De tels garde-fous expliquent qu’aucune des interdictions demandées ces dernières années – qu’il s’agisse des ouvrages « DSK/Iacub », « Cécilia Sarkozy/Flammarion » ou encore « Bidoit/Angot » – n’ait abouti », continue Me Bigot. Tous ces livres sont restés en librairie, en vertu de l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Cet article, nous, les auteurs de récits à caractère autobiographique, lui devons une fière chandelle. Il permet à Me Bigot de rappeler que le juge ne peut prononcer de mesure visant à restreindre la liberté d’expression que lorsqu’il constate l’existence d’un « besoin social impérieux ».
L’histoire appartient à ceux qui veulent et peuvent la raconter, à ceux qui la liront ou l’entendront, à ceux qui ont envie de la comprendre. En définitive, l’histoire appartient à ceux qui y ont intérêt ; il n’y a aucun domaine réservé ; c’est là mon unique certitude parce que c’est cela qui m’a sauvée. Reconstituer le puzzle, trouver les pièces manquantes, consigner les paroles oubliées, chercher le sens. Et continuer de clamer qu’il n’existe pas qu’une seule version parce qu’une seule version de l’histoire, ça s’appelle le totalitarisme. Que ce soit à l’échelle d’un pays ou d’une famille, on en crève.
S’il existait une histoire familiale commune et partagée, il n’y aurait pas de livre. Je n’écris pas pour expliquer qui a raison ou tort, je n’écris pas pour régler des comptes, je n’écris pas pour dénoncer, je n’écris ni pour blesser ni pour emmerder ma famille. Ce n’est pas à cela que sert la littérature. J’écris pour mettre en mots ce qui n’a jamais pu être dit et entendu. J’écris parce que j’en crèverais de ne pas le faire.
Il ne suffit pas de dire, il ne suffit pas d’écrire, il faut être entendu.
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