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jeudi 19 juin 2025

[Foenkinos, David] Tout le monde aime Clara

 



 

J'ai aimé

 

Titre : Tout le monde aime Clara

Auteur : David FOENKINOS

Parution :  2025 (Gallimard)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Clara voit au-delà des apparences. Ceux qui la connaissent la redoutent autant qu’ils l’admirent. Car elle ne prédit pas seulement l’avenir, elle l’éveille.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

David Foenkinos est l’auteur de nombreux romans, dont La délicatesse, Les souvenirs ou Le mystère Henri Pick, tous trois adaptés au cinéma. Ses livres sont traduits en plus de quarante langues. Son roman Charlotte a reçu le prix Renaudot et le prix Goncourt des lycéens 2014.

 

 

Avis :

Un enchaînement de circonstances qui plongera ses proches dans la culpabilité conduit à l’accident et aux huit mois de coma de Clara, seize ans, fille unique insouciante et adorée d’un couple désormais séparé. Tandis que le drame et l’angoisse rapprochent le père, Alexis, de son ex-épouse et le poussent à s’inscrire à un atelier d’écriture animé par un certain Ruprez, auteur sans succès d’un seul livre de jeunesse, le réveil tant attendu de Clara transforme bientôt leur vie à tous, à commencer par la sienne, puisque la jeune fille est revenue des portes de la mort avec une hypersensibilité la rendant capable de prescience.

David Foenkinos est un fleurettiste de la plume : il traverse les thèmes les plus sombres avec toujours la même légèreté fluide, délicate et précise, dans une mélancolie teintée d’un humour doux-amer qui, sans avoir l’air d’y toucher, de petites phrases sobres en vérités finement épinglées, fait mouche à chaque paragraphe. Non que ses sujets soient spectaculaires, ses livres sont peuplés de caractères maladroits et inadaptés, tâchant comme tout un chacun de faire face aux tourments ordinaires de la vie, mais le regard de l’auteur, sans pareil pour décortiquer la banalité, suffit à rendre son texte remarquable de sensibilité et de finesse.

Une justesse de vue qu’il partage d’ailleurs avec son personnage Clara, comme lui et au même âge revenue d’une expérience de mort imminente qui l’a, elle aussi, transformée. Lui en est devenu écrivain, une façon de mettre en mots les images naissant dans son imagination tels des flashes, pas si éloignés des visions dont Clara, pour sa part, va se servir pour donner un coup de pouce au destin d’autrui. L’on découvrira alors, dans un récit franchissant le pas de l’irrationnel pour aborder les rivages de l’ésotérisme et du mysticisme, les raisons qui ont eu raison du talent et de l’inspiration littéraires de Ruprez. De l’échec amoureux à la panne d’écriture en passant par toute la palette du chagrin, une occasion de mesurer la part essentielle jouée par l’inconscient dans le processus de création artistique.

Un peu lent et décousu dans sa manière d’explorer tour à tour le sort de personnages ne partageant que le rapprochement dicté par le hasard des circonstances et par la volonté semblablement démiurgique de Clara et de l’auteur, ce vingtième roman de David Foenkinos n’est probablement pas son plus passionnant. Le lecteur décontenancé par l’imbrication de ces récits somme toute assez peu connectés devra se consoler en savourant, dans son ennui relatif, la finesse non démentie de l’écrivain dans son exploration de la banalité et de ses drames. (3,5/5)

 

 

Citations :

On se salua rapidement, en se souhaitant une bonne semaine. Dehors, Alexis resta un instant avec Amélie. Cette femme fuyait à l’évidence les échanges un peu trop personnels. Elle semblait appréhender cet atelier tout comme elle aurait eu un amant. Cela dit, on pouvait parfois considérer l’écriture comme une forme d’infidélité à sa vie. 


« Épuisé. » Alexis s’arrêta sur ce mot, qu’il trouva beau. Un livre épuisé. Quand le corps est épuisé, c’est qu’il n’est plus en mesure d’agir. Pour un livre, c’est qu’on ne peut plus se le procurer.


(…) c’est à ce moment-là que je me suis mis à écrire. J’ai trouvé cela difficile, laborieux, mais excitant. Enfin ma vie valait la peine d’être vécue. Jusque-là, je n’avais été qu’un brouillon de moi-même. Une errance. J’avais trouvé une destination : la littérature. 


On lui demanda quel était le livre qu’il avait évoqué, celui qui avait visiblement changé sa vie. Il refusa d’en donner le titre. « Je n’ai pas envie que d’autres le lisent. C’est le mien. Cherchez plutôt le vôtre. Nous devons tous trouver le roman qui va changer notre vie… »


Les couples adorent décortiquer les premiers gestes, les premières paroles, les premiers éléments de ce qui sera décisif. On trouve dans cette obsession narrative la petite tragédie suivante : la rencontre ne peut se vivre qu’une fois. On revisite avec les mots le bonheur qui s’épuise.


Clara fut élevée comme l’unique citoyenne d’un royaume qui lui était consacré. Ses parents tentèrent d’avoir un autre enfant, mais le propre d’un miracle est de ne se produire qu’une fois. Ainsi, tout tournait autour de cette enfant chérie, sorte de divinité du bac à sable. On ne cessait de lui dire qu’elle était merveilleuse et, en toute honnêteté, c’était vrai.


Si Marie pensait apprécier le calme de la vie conjugale, c’était surtout par fatigue. Au fond, avec Alexis, elle s’ennuyait. Ce qu’elle avait pu aimer par le passé (son côté prévisible) lui devenait vaguement déplaisant (son côté prévisible). Le temps a souvent cette capacité perverse de pousser vers la laideur ce qui avait valeur de beauté. Elle se souvenait d’avoir pensé un dimanche où ils se promenaient tous les trois au bois de Vincennes : « Je préférerais être seule avec ma fille. » Clara avait dix ans, et le trio ne fonctionnait plus.


Clara estimait que son père aimait encore sa mère ; son incapacité à lui parler en était la preuve. Le silence est toujours éloquent. Florence avait deux fils et esquissait parfois l’idée d’emménager avec Alexis dans un élan de famille recomposée. Ils s’étaient organisés pour avoir en même temps leur semaine sans enfants. Ils appréciaient leurs moments ensemble, mais il semblait difficile de construire une histoire sur un rythme bancal. Tous deux blessés par leur passé sentimental, ils vivaient leur couple comme une sorte de convalescence partagée. Il y a des tendresses transitoires, de celles qui consolent, avant d’apparaître finalement un peu dérisoires. 


La cruauté peut être un moteur de survie, une façon de se détourner de sa propre souffrance.
 
 
Il avait rencontré Florence, et on lui avait dit : « Tu as refait ta vie. » La première fois, cette expression, brutale, l’avait comme figé. Il n’avait rien refait, il demeurait défait. 


Ils titubaient légèrement en sortant, prenant du plaisir à la brume. Les autres couples s’embrassaient un peu mécaniquement, tentant de donner un déguisement de spontanéité à cette fête contrainte [Saint-Valentin]. Il y avait une antinomie à encadrer le sentiment amoureux, tout comme on mettrait des arbres dans un musée. 


À leur tour, Alexis et Marie furent bouleversés par la beauté de cette sculpture. Il y avait quelque chose de sublime à traverser les siècles dans la posture d’un chagrin irréversible. On peut mourir, mais la douleur d’avoir perdu l’être aimé ne mourra jamais. Certains sentiments ont le goût de la postérité ; ce sont les œuvres de l’absence.


« Pour écrire, il est plus important de connaître Chagall que Kafka, Botticelli que Proust. » Une théorie assez originale, mais qui n’était pas sans intérêt ; selon lui, écrire c’était transposer une image mentale. Ainsi, il fallait éduquer son œil bien davantage que son esprit ou son oreille.


Ruprez était un cartésien pessimiste. Replié dans une réalité grise, il n’avait jamais été très sensible à ce qui dépassait des contours du normal. Pourtant, le lien entre l’écriture et le mysticisme est un mariage d’évidence. Peut-on vraiment se rapprocher de la beauté sans l’aide de l’indéfinissable ? Dans toute création, la part absente de la raison est toujours la plus active. Il s’agit parfois d’une simple intuition ; le plus souvent, ce sont les sensations qui permettent d’éclairer le long chemin de la confusion. D’ailleurs, il n’est pas rare qu’un écrivain comprenne la dimension intime de son livre après l’avoir écrit. L’inconscient s’épanouit pleinement entre les virgules. En arrêtant d’écrire, Ruprez avait négligé tout ce qu’on ne voyait pas.


Hervé n’avait plus jamais mentionné le livre. C’était comme un tabou entre eux. Ruprez s’était persuadé que son ami l’avait détesté, et qu’il avait préféré le silence à la brutalité d’un avis négatif. Ou alors : était-il jaloux ? Il avait tout de même une façon de parler de son métier avec un enthousiasme excessif, comme s’il cherchait à se rassurer en faisant une propagande outrancière de sa vie. Il faut sûrement se méfier des gens qui vous vendent leur bonheur.


L’écrivain tchèque avait posé les mots exacts sur ce qu’il éprouvait. Le 4 février 1912, il écrivait : « L’enthousiasme ininterrompu avec lequel je lis des choses sur Goethe et qui m’empêche radicalement d’écrire. » Un peu plus tôt, au cœur du mois de janvier, Kafka avait déjà précisé ce sentiment qui faisait écho à ce que traversait Ruprez : « Ainsi court mon dimanche paisible, ainsi court mon dimanche pluvieux. Je suis assis dans la chambre, et j’ai le silence qu’il faut, mais au lieu de me mettre à écrire, activité dans laquelle, avant-hier encore, j’aurais brûlé de me jeter de tout mon être, je suis resté cette fois un long moment à regarder fixement mes doigts. Je crois que j’ai passé cette semaine sous l’influence implacable de Goethe, je crois que je viens d’épuiser les ressources de cette influence et que j’en suis redevenu bon à rien. » C’était donc ça. Kafka en était devenu bon à rien. Voilà les mots d’un homme paralysé par la création d’un autre, tétanisé par l’admiration. Ruprez avait lu et relu ces mots, avant d’aller faire une photocopie de la page du 4 février 1912. Il avait alors posé la feuille sur sa machine à écrire ; et elle y était restée ainsi pendant des années. C’était ce qu’il avait ressenti en lisant L’Amant. Il y a des œuvres qui vous inspirent, vous emportent, mais il existe aussi des œuvres qui vous tuent.


Ruprez avait d’ailleurs lu une citation de William Wetmore Story qui prenait tout son sens à ses yeux :     « Ce qui est laissé inachevé est aussi nécessaire à une œuvre d’art que ce qui est achevé. »     Cette phrase lui parlait profondément. Il avait passé sa vie dans l’inachèvement, et voilà qu’il y voyait maintenant une signification. Ce qu’il avait raté dans le passé lui permettait de réussir ce qu’il accomplissait dans le présent. Il y avait une logique en toute chose, et de nos échecs pouvait naître l’éclat de nos futures réussites. 

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

mardi 14 septembre 2021

[Sakuraba, Kazuki] La légende des Akakuchiba (réédité sous le titre : La légende des filles rouges)


 

 

 

 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La légende des Akakuchiba
            ou La légende des filles rouges

           
(赤朽葉家の伝説)
            (Akakuchiba-ke no Densetsu)

Auteur : SAKURABA Kazuki

Traducteur : Jean-Louis DE LA COURONNE

Parution : en japonais en 2006,
                   en français en 2017 (Piranha)
                   et en 2021 (Gallimard Folio)

Editeur : Piranha / Gallimard Folio

Pages : 480

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Man’yô avait beau avoir été ramassée et élevée par cette femme des villages, bonne et douce, la femme des montagnes qu’elle était ne lui ressemblerait jamais.
 
À l’été 1953, la petite Man’yô est recueillie par un couple d’ouvriers du village de Benimidori. Rien ne la prédestine à intégrer, quelques années plus tard, l’illustre clan Akakuchiba qui a fait fortune dans la sidérurgie. Lorsque la crise industrielle frappe le Japon, la famille est menacée. Sa survie dépend désormais de la fille rebelle de Man’yô. Mais celle-ci, à la tête d’un gang de motardes, a d’autres soucis que de perpétuer l’héritage familial...
À travers le destin de trois femmes, La légende des filles rouges dresse un portrait captivant des évolutions de la société japonaise jusqu’à nos jours.

  

Un mot sur l'auteur : 

La romancière japonaise SAKURABA Kazuki est née en 1971. Elle remporte ses premiers succès dans la catégorie des "light novels", destinés aux jeunes adultes, puis publie plusieurs romans chez des éditeurs traditionnels. Elle est nommée en 2007 pour le prix Naoki avec La légende des Akakuchiba, mais ne remporte le prix qu'en 2008 avec Watashi no Otoko (Mon homme).

 

 

Avis :

Rien ne prédestinait Man’yô, abandonnée à sa naissance en 1953 dans la petite ville japonaise de Benimidori, à devenir un jour la Grande Dame du clan Akakuchiba qui règne sur l’industrie de l’acier dans le pays. C’est sa petite-fille Tôko qui entreprend la narration de l’histoire familiale, nous racontant le parcours de cette grand-mère au singulier don de voyance, puis celui de sa mère, chef d’un gang de motardes avant de connaître le succès comme auteur de mangas.   

De la reconstruction après-guerre et du miracle économique du pays, à la bulle spéculative immobilière et à la crise économique des années quatre-vingt-dix, puis, enfin, au Japon d’aujourd’hui, c’est la transformation de la société nippone sur le dernier demi-siècle que retrace cette saga familiale au travers du destin de trois générations de femmes. Aux côtés de personnages attachants, souvent étonnants pour un esprit occidental tant le Japon possède de spécificités culturelles, qu’elles soient traditionnelles ou modernes, le lecteur franchement dépaysé se retrouve plongé dans une fresque passionnante, aussi bien pour les aventures vivantes et rythmées de ses protagonistes, que pour la découverte sociologique dont elles sont l’occasion.   

Car, tandis que le sort des trois personnages principaux épouse celui de leur époque, nous menant de l’optimisme confiant de la grand-mère dans un contexte de croissance à tout crin du pays, à la désillusion rebelle, puis résignée, de la mère dans une nation en crise, enfin au désarroi de la fille, à l’image d’une jeunesse contemporaine tentée de fuir dans la virtualité un quotidien de plus en plus lourd et sans perspective, nous voilà amenés à vivre de l’intérieur l’évolution des conditions de vie et d’état d’esprit de la population japonaise. Système éducatif et travail, famille et lien social, modes et phénomènes culturels, croyances et aspirations, au final tout converge vers le sentiment diffus d’une société devenue dans son ensemble profondément violente et écrasante pour l’individu, confronté dès le plus jeune âge à une pression et à une compétition sans limite.

Cette passionnante saga familiale se lit avec autant de plaisir que d’intérêt, pour l’attachante histoire de ses trois générations de femmes, mais surtout pour son édifiante immersion sociologique dans un Japon décidément sans équivalent dans le monde. (4/5)
 

 

Citations :

Du fait du marasme et du fer froid, le métier qui avait été le rêve de toute une génération commença à n’être plus qu’une gloire passée. Il était devenu beaucoup plus intelligent de choisir un métier cool, dans un bureau climatisé, que de faire les trois-huit, couvert de sueur grasse. Les fils de métallos ne reprenaient pas le métier de leurs pères. Or, les métallos n’étaient pas des « cols blancs », mais n’étaient pas non plus les héritiers d’une tradition, comme les artisans. Ils étaient nés de l’économie de la croissance rapide, avaient fleuri un temps, mais leur fleur était stérile. Son éclat s’était fané au fil des jours, du fait que c’était en combinaison de travail et non pas en costume-cravate qu’ils servaient la machine dans leur usine sinistre ; on commença à les considérer plus comme les dents usées d’un engrenage hors d’âge que comme des humains.
 
Les jeunes de cette époque pas si lointaine s’étaient enthousiasmés pour la lutte politique et l’idéologie en vue de construire une société meilleure. Puis, à un moment donné, avant qu’eux-mêmes ne s’en rendent compte, l’époque avait changé. Les jeunes de maintenant, eux, étaient creux à l’intérieur.             
Kemari et ceux de sa génération n’avaient pas d’idéologie, ni aucune conscience sociale. Ils n’avaient pas même d’yeux pour seulement voir le monde réel qui les indifférait au possible. Ils préféraient repeindre leur monde fictif à eux par-dessus. La culture loubards était l’illusion qu’ils partageaient tous. Kemari portait au pinacle les idéaux de bâtir une nation sous une seule autorité et de force supérieure à la bagarre, mais pour ce qui est de pour quoi ils se battaient, pour quoi ils chevauchaient, le cœur de leurs agissements n’était qu’un large trou. C’était vide et c’est cela qui les enthousiasmait. Ils s’enflammaient parce qu’il n’y avait rien.

Pour les collégiens et lycéens de cette époque, les bandes de loubards, la violence scolaire et tout ce qui allait avec ne constituaient que la moitié de l’histoire. La majorité des élèves était surtout prise dans une rude bataille connue sous le nom de « Guerre des concours ». Les hommes forts, les ouvriers de Benimidori, ceux qui avaient travaillé à la reconstruction de l’après-guerre, commençaient à ressentir la futilité du travail. Ils avaient rêvé d’une vie stable, avec une maison individuelle en banlieue acquise grâce à un prêt immobilier. En d’autres mots, ils avaient rêvé de quelque chose de permanent. Ils souhaitaient que leurs enfants s’élèvent dans le nouveau système méritocratique et atteignent un statut social supérieur au leur.             
À Benimidori, les boîtes à bachot privées furent le champ de bataille principal de la Guerre des concours. La majorité des élèves commença à suivre des cours du soir dans ces établissements à partir de la deuxième ou troisième année de collège. Là, ils découvraient que l’élève assis à côté d’eux n’était pas un ami, mais un rival. Ils apprenaient par cœur, passaient des tests blancs, et étaient divisés en classes de niveau, en fonction de leurs notes à ces tests. La valeur de chaque enfant était représentée par un nombre. Plusieurs boîtes à bachot ouvrirent dans les immeubles autour de la gare, et quand le soir tombait, les enfants étaient aspirés à l’intérieur, en colonnes de soldats aux boyaux noués par la peur de la bataille.

Mais la jeunesse est belle justement parce qu’elle passe.

Tandis que Kemari plongeait dans la culture de la délinquance, et que Kaban se concentrait sur son rêve de devenir une idol, Kodoku pénétra dans l’univers des jeux vidéo, abandonnant derrière lui l’aride réalité du monde extérieur. Ce qui, aussi bien pour les uns que pour les autres, n’étaient que différentes façons enfantines de vivre cette époque de fiction.
 
Le gros de la population scolaire se plongea plus profondément dans la Guerre des concours. Celui qui était assis à côté de vous n’était plus un ami, mais un ennemi qu’il s’agissait de dégommer à coups de pied avant qu’il prenne votre place. Avoir de bonnes notes et gagner dans cette société tendue vers l’éducation étaient considérés comme la chose la plus importante. Une fois leur maison individuelle acquise grâce à un prêt bancaire, les parents mirent toutes leurs économies dans les frais de scolarité de leurs enfants. Et pas seulement les garçons, cette fois. Les filles aussi investissaient toute leur énergie dans les études. Peu après, la loi sur l’égalité des opportunités d’emploi fut promulguée et, quelques années plus tard, on vit le nombre des députées au Parlement faire un bond – dans les rangs de l’opposition tout au moins. Ce mouvement reçut le nom de « Madonna sensation ». Les filles devaient encore crapahuter pour se faire une place, mais elles remportèrent aussi des victoires dans la Guerre des concours, elles aussi pouvaient devenir des gagnantes et supporter les principaux piliers de la société.

C’est aussi vers cette époque que commencèrent à se multiplier les cas d’enfants sérieux qui se mettaient soudain à craquer, comme incapables de supporter les fortes pressions de cette société de la compétence scolaire. Des enfants par ailleurs très calmes s’en prenaient à leurs parents avec une violence de bêtes sauvages, à coups de battes de baseball ou autre. D’autres se jetaient tout à coup du haut d’un immeuble. Une angoisse sans nulle part pour se mettre à l’abri se développait chez les enfants.              
Par conséquent, les écoles changèrent de nouveau. L’âge de la violence au grand jour alla sur sa fin, et fut remplacé par celui du harcèlement vicieux, dans lequel les enfants ciblaient ceux qui étaient plus faibles. De moins en moins montraient les crocs aux adultes, ils s’adonnaient maintenant au sinistre jeu de détruire l’esprit des autres enfants.

Ton gang, c’est baston et raids à moto, rien d’autre, ou peut-être quelquefois un peu de chourave, pas de souci. Mais regarde un peu à l’extérieur, Kemari, le monde est en train de changer, tu n’as pas remarqué ? Et certaines personnes que tu n’aurais jamais imaginées capables de faire ça s’immiscent et se mettent aux affaires pas clean du tout. Ça fout les boules. L’époque où le voyou de base faisait des voyouteries de base, c’est fini. Regarde Takeshi, il est hyper sérieux, maintenant.              
— Mais qu’est-ce que tu veux dire avec ça, Shinobu ?              
— Les types qui viennent se renseigner sur les armes que je vends ici, à la boutique. Depuis l’année dernière, à peu près, ce ne sont plus les loubards typiques comme avant. Je vois de plus en plus de gosses normaux, des petits à lunettes qui paient pas de mine. Les filles qui utilisent le téléphone avec le répondeur dans leur chambre pour se prostituer, ce ne sont plus les loubardes avec des familles recomposées et des problèmes personnels compliqués.
 
Au début, il y a une fille qui voit la possibilité d’utiliser les répondeurs téléphoniques pour un usage pas tout à fait conforme à la loi. Puis, cette fille convainc quelques copines de marcher avec elle, une petite aventure excitante et hautement rémunératrice. Je me suis renseigné, il paraît que des choses similaires ont commencé à apparaître un peu partout dans le pays. De façon générale ça vient surtout de la capitale et ça se diffuse petit à petit. Il faut voir que les rose virginal, comme tu les appelles, sont écrasées par la Guerre des concours. Elles se détruisent petit à petit de l’intérieur. Leurs parents ne sont pas au courant, leurs amies non plus.

— Si ça gaze ? Eh bien, pour les études, c’est l’horreur. Dès la deuxième année, tu dois choisir entre la filière littéraire et la filière scientifique, et au milieu de l’année, ça se divise encore selon si tu vises une université nationale ou privée. Les matières principales changent en fonction. À chaque cours, tu te trouves avec des gens différents. En anglais et en math, il y a un classement, qui évolue chaque mois selon le résultat au test mensuel.              
— Je pige pas un mot de ce que tu racontes.              
— T’inquiète, pas besoin de comprendre.              
Chôko mélangea son milkshake qui commençait à fondre avec sa paille.              
— Mais là où ça devient l’horreur, c’est que si tu es un génie et moche, alors tu n’as aucune valeur en tant que femme. Faut te faire un brushing, te mettre du rouge à lèvres, les ongles et tout.

Je n’avais aucune… – non, aucun d’entre nous, les élèves moyens – n’avait d’ambition particulière. Notre professeur principal nous le reprochait et nous faisait la morale assez souvent sur le sujet. Et que nous devrions brûler d’enthousiasme pour devenir ce que nous voulions devenir, et qu’on dirait même pas que vous êtes jeunes, bon sang… Et c’est quoi, avoir l’air jeune ? Apathie et dépression, ça ne suffit pas pour poser le diagnostic de cette maladie ? Le champ à couvrir était si vaste, et nos emplois du temps tellement chargés. Une saison angoissante, voilà le sentiment que j’ai gardé de mon adolescence, comme si nous étions à bord de petits bateaux au milieu de la brume. Et c’est ce qui me portait à être gentille avec mes camarades, sachant qu’ils étaient exactement comme moi dans leur petit bateau. Nous étions gentils les uns avec les autres, nous efforçant de passer au moins l’instant présent le plus agréablement possible. Avoir la bonne disposition d’esprit, voilà ce qui était le plus important. Quand nous entrions dans un champ de relations humaines, nous nous efforcions de saisir correctement l’atmosphère, pour ne pas être surpris à flotter. Nous nous motivions mutuellement pour que les conversations s’engagent, et quand la sauce prenait, l’effort nécessaire pour maintenir la tension un moment avec nos amis pouvait nous laisser assez fatigués. Les sentiments pesants et vagues, dont nous aurions eu envie de parler mais que nous ne savions pas dire, étaient en permanence refoulés au fond de nos cœurs où nous les entendions gémir.
Il y avait bien une chose pour laquelle nous étions prêts à nous enflammer. Une seule. L’amour. Pour l’amour seulement il était autorisé de se consumer sans limites, un accord tacite était passé entre camarades sur ce chapitre. 
 
La crise qui faisait suite à l’explosion de la bulle économique se résorbait peu à peu, c’est du moins ce qu’on entendait dire, mais le nombre de gens qui restaient chez eux parce qu’ils n’avaient pas de travail ne baissait pas. De fait, la plupart de mes amis avaient un job précaire mais pas de véritable emploi, et même parmi ceux qui avaient fait quatre années d’études universitaires et avaient décroché un contrat dans une bonne entreprise, certains démissionnaient en un rien de temps. Je voyais aussi beaucoup de jeunes bohèmes d’élite. La fierté du professionnel, de l’homme de métier, pour qui chaque jour est un combat, qui trouve le plaisir de vivre dans le fait de travailler en donnant le meilleur de soi, cela semblait totalement impossible. Le monde avait grimpé, grimpé, puis il avait fait demi-tour et nous nous étions remis à glisser, et nous revoilà collés par terre les uns sur les autres tout en bas de l’escalier, comme il y a bien longtemps le frère de Midori.              
Sans réelle ambition, sans non plus le désir débordant de dépenser un argent fou pour quoi que ce soit, ni vraiment d’intérêt pour m’amuser dans les grandes largeurs. Je n’étais pas davantage prête à m’investir dans une carrière pour devenir quelqu’un dans une entreprise au point d’y perdre mon identité. Je n’avais aucune envie d’acquiescer ou de courber la tête pour des choses auxquelles je ne croyais pas. Ce qui n’empêchait pas de sentir, comment dire… la suffocation de ces journées qui m’entraînaient vers l’âge adulte. Je souffrais de penser que j’aurais dû m’appeler « Liberté ». J’avais de quoi manger sans problème, je n’avais rien à faire, mais étais-je libre ? C’était quoi la liberté, pour nous ? La liberté, pour une femme, qu’est-ce que c’est ?

Moi, je n’avais pas tout ce qu’il me fallait, ça c’est sûr. Tous les jours, je me répétais : je ne suis pas satisfaite. Mais je me disais : ça va, c’est normal. On ne peut pas passer sa vie avec des désirs disproportionnés, disait une voix dans ma tête pour me faire la leçon. « Je ne suis pas satisfaite », c’était la voix du cœur, alors que « Ça va, tout est normal », celle qui me faisait la leçon, c’était la voix de mon époque. Enfin, c’était mon impression. En réalité, j’avais peur. J’avais tellement la frousse que j’étais prête à crier. Mais crier contre quoi ?
 
— Qu’est-ce qui t’arrive ?             
— Rien, a-t-il répondu en secouant la tête.             
— Ah bon.             
— Pourquoi il faut travailler ?             
— Pour manger ?             
— Dans tout le Japon, combien y a-t-il de gens de notre génération qui éprouvent une fierté de faire le travail qu’ils font, d’après toi ? On est tous à continuer de travailler alors qu’on déteste notre boulot, non ? Il faut absolument continuer à faire un truc qu’on déteste ? C’est ça être un homme ? C’est ça un homme fort ? Parce que si c’est ça, alors moi, je ne suis pas du tout un homme fort.
—  Tu en as pourtant marqué un tas, de home runs…             
— C’est vieux, ça.             
Il a encore lancé un caillou.             
— À l’époque… Purée, quand je dis ça j’ai l’impression de parler comme un vieux. À cette époque, je faisais juste ce que j’étais capable de faire. Enfin, je croyais. Je ne me cassais pas la tête ; oui, d’accord, j’aurais pu en avoir marre de suivre l’entraînement hyper pénible et je n’ai pas arrêté, mais quand je repense à cette époque, j’aimais le baseball, au moins. J’aimais le baseball plus que tout, c’est pour ça que je pouvais regarder objectivement mes capacités et m’enflammer, me passionner pour exploiter la totalité de mon potentiel. Ça, c’est depuis que je suis adulte que je l’ai compris.
— Yutaka…             
— Maintenant, au boulot, je n’ai même pas envie de faire ce que je serais capable de faire. Parce que j’aime pas ça. Sauf que j’ai pas le choix, pas vrai ? Puisque je suis adulte, maintenant…
— Hum.
Il parlait à voix basse, comme s’il me disait un secret.             
— En fait, être fort socialement, est-ce vraiment la même chose qu’être un homme fort ?             
— Mais non ! Ça n’a rien à voir 
Pour une fois, j’étais catégorique. J’aurais bien aimé pouvoir lui dire quelque chose d’utile pour lui, l’aider, mais je n’étais pas comme lui qui faisait des efforts, au moins ; moi j’étais totalement inutile à la société, que pouvais-je lui dire d’autre que du creux ? L’ex-héros du home run, Tada Yutaka, qui brillait dans la lumière autrefois, était en train de sangloter et de renifler. Je ne savais pas quoi faire d’autre, alors je lui ai pris la main.             
— Démissionne de ton boulot, si c’est si dur.             
 — Mais je ne peux pas. Ough… Je ne peux pas. Humf… Je… je dois devenir un homme fort.             
— Tu veux dire socialement ? Mais ça n’a aucune importance, ça. Du moment que tu es toi-même, c’est ça qui compte. Les gens qui t’aiment pour toi-même resteront toujours auprès de toi. Pas vrai ?
— Je ne peux même pas ! Ce n’est pas ça, Tôko ! Ough…


mercredi 18 septembre 2019

[Picoult, Jodi] La tristesse des éléphants





Coup de coeur 💓

 

Titre : La tristesse des éléphants (Leaving Time)

Auteur : Jodi PICOULT

Traductrice : Pierre GIRARD

Parution : 2014 en américain (Hodder & Stoughton)
                2017 en français (Actes Sud)

Pages : 448

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Jenna avait trois ans quand a inexplicablement disparu sa mère Alice, scientifique et grande voyageuse, spécialiste des éléphants et de leurs rituels de deuil. Dix années ont passé, la jeune fille refuse de croire qu’elle ait pu être tout simplement abandonnée. Alors elle rouvre le dossier, déchiffre le journal de bord que tenait sa mère, et recrute deux acolytes pour l’aider dans sa quête : Serenity, voyante extralucide qui se prétend en contact avec l’au-delà ; et Virgil, l’inspecteur passablement alcoolique qui avait suivi – et enterré – l’affaire à l’époque.
Habilement construit et très documenté, La Tristesse des éléphants est un page-turner subtil sur l’amour filial, l’amitié et la perte. Savant dosage de mystery, de romance et de surnaturel, ce nouveau roman de Jodi Picoult captive, émeut et surprend jusqu’à son finale aussi haletant qu’inattendu.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Jodi Picoult est née en 1966 à Long Island, dans l'État de New York. Après avoir étudié la littérature à Princeton et les sciences de l'éducation à Harvard, elle se consacre à l'écriture à partir des années 1990. Son oeuvre, traduite en trente-sept langues, compte vingt-cinq romans, vendus à plus de vingt-trois millions d'exemplaires à travers le monde. Ont paru chez Actes Sud : La Tristesse des éléphants (2017) et Mille petits riens (2018).

 

 

Avis :

Jenna, treize ans, n'a jamais pu accepter la disparition inexpliquée de sa mère dix ans plus tôt. Avec l'aide d'une voyante à l'extralucidité émoussée et d'un ancien enquêteur, désormais alcoolique, autrefois en charge du dossier, l'adolescente se lance sur les traces maternelles. Sa quête nous entraîne en Afrique auprès des éléphants qu'étudiait la scientifique disparue, puis dans un refuge américain pour éléphants maltraités récupérés de zoos ou de cirques.

Alternant constamment entre les points de vue de Jenna, de sa mère Alice, du privé Virgil et de la voyante Felicity, le récit s'avère addictif et plein de surprises, jusqu'à sa conclusion émouvante et totalement inattendue. Alors que les secrets se dévoilent peu à peu, entretenant la curiosité du lecteur et lui suggérant des hypothèses toutes largement en-deçà de ce que sera finalement la chute, l'histoire se développe autour de la thématique de la séparation et du deuil, poursuivant son exploration dans le champ du paranormal, mais aussi, dans l'observation, soutenue par une solide documentation, et extrêmement intéressante, du comportement des éléphants.

Cette lecture vous fera sans doute considérer cet animal d'un oeil nouveau, étonné et ému par ses capacités cognitives et affectives, et plus que jamais affligé par l'extinction qui le menace : une fascinante découverte éthologique, magnifique plaidoyer pour la sauvegarde de cette espèce que l'auteur appelle d'ailleurs à soutenir dans sa postface, et qui fait tout l'intérêt et toute l'originalité de ce captivant thriller, aux personnages attachants, au style fluide et agréable, qui ne manquera pas de vous arracher quelques larmes. Coup de coeur. (5/5)

 

  

Le coin des curieux :

A l'instar des dauphins, des chimpanzés et d'autres espèces, les éléphants sont connus pour être capables d'émotions et d'empathie. De nombreuses observations scientifiques ont même constaté, sans pouvoir les expliquer, des comportements parmi les troupes d'éléphants d'Afrique faisant penser à un rituel de deuil après la mort de l'un d'entre eux, comme s'ils ressentaient ce qui ressemble au sentiment de peine humain : tous s'approchent du corps, sentent la carcasse avec leur trompe et restent à proximité en silence pendant plusieurs jours, certains se balançant près du corps, d'autres le tirant et poussant pour tenter de le relever.

Shifra Goldenberg, chercheuse à l'Université du Colorado, raconte la mort d'une éléphante matriarche : "On voit l'investigation du corps. On voit les petits passer et la sentir. Il est étonnant de constater le niveau de fascination. La famille était en détresse du fait qu'elle ne se lève plus. Mais les autres individus étaient également intéressés par sa mort".

Barbara King, professeur émérite d'anthropologie en Virginie et auteur de How Animals Grieve explique : "Je n'ai pas de doute sur le deuil des éléphants". "Nous savons que ce sont des créatures intelligentes et émotives. Nous n'avons pas besoin de savoir ce qu'elles pensent. Pendant le deuil, nous savons que le comportement des autres éléphants est modifié de façon significative par rapport à d'habitude, tel que le retrait social, l'alimentation, le sommeil, la posture du corps". 

Le sujet intéresse les scientifiques, qui poursuivent son étude et alimentent une base de données désormais conséquente.

 

  

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