lundi 23 juin 2025

[Prudhomme, Sylvain] Coyote

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Coyote

Auteur : Sylvain PRUDHOMME

Parution : 2024 (Minuit)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Après avoir écrit son livre Par les routes, l'auteur a réalisé un reportage en parcourant la frontière mexicaine des Etats-Unis en autostop. Il relate les rencontres qu'il a faites et les conversations qu'il a échangées à cette occasion avec les automobilistes, des femmes et des hommes ordinaires, qui incarnent cette région limitrophe et liminaire.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Sylvain Prudhomme est né en 1979. Il est l’auteur d’une dizaine de livres parmi lesquels Par les routes (Prix Femina 2019), Les Grands et Les Orages (L’Arbalète), tous salués par la critique et traduits à l’étranger.

 

Avis :

Pour les besoins d’un reportage publié en 2018 dans la revue America, Sylvain Pruhomme avait parcouru, en deux semaines de stop, les 2500 kilomètres de frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, de Tijuana en Basse-Californie à Matamoros sur la côte Est. Sentant arriver la réélection de Trump, il a rouvert ses carnets pour tirer de ce voyage un livre plus que jamais d'actualité.

« Je venais à l’époque de terminer mon roman Par les routes, dans lequel un personnage voyage en stop dans le but délibéré de rencontrer des gens, de les photographier, de leur poser des questions sur leur vie. J’avais eu envie d’en faire autant. Souvent on s’inspire de ce qu’on a vécu pour écrire. Pour une fois ç’avait été le contraire : je m’étais inspiré de ce que j’avais écrit pour vivre. »

Adoptant le format d’un journal de bord, l’écrivain s’efface le plus possible au travers d’un « je » elliptique pour laisser s’assembler la mosaïque de portraits que la retranscription fidèle, dans toute leur oralité, de ses conversations avec les automobilistes rencontrés dessine, photos polaroid à l’appui. Parmi eux figurent une majorité de Mexicains – quasiment les seuls à s’arrêter pour le prendre en stop en le traitant d’ailleurs de fou et en multipliant les avertissements pour sa sécurité –, régularisés, illégaux ou travailleurs transfrontaliers, et, parmi les rares Américains blancs, un « green bean » ou haricot vert en référence à la bande verte identifiant les véhicules de la Border Patrol chargée de poursuivre les « coyotes » et les « pollos », les passeurs et les « poulets », qui viennent chaque jour tenter la traversée clandestine de la frontière. 
 
Une constante marque toutes ces tranches de vies ordinaires : la présence obsessionnelle de la frontière, dans un climat pesant et tendu. Balafre scindant d’anciens territoires indiens – « Nous les Yaquis notre territoire est à cheval sur les deux pays. On n’est que quinze mille mais depuis toujours on circule, on va et vient du Nord du Mexique jusqu’à Phoenix. Maintenant il y a ce mur. Les troupeaux ne peuvent plus passer. Le vent, le sable, les serpents, les oiseaux, tous les petits animaux passent. Pas nous. » – et suppurant l’irrationalité – « De l’autre côté de la frontière il y a la faim, ici il y a le besoin de bras. Et malgré tout l’autre veut faire son mur. » ou encore « No quieren trabajar los gringos. On est tous des Mexicains. Et, parmi nous, 70 % d'ouvriers qui habitent au Mexique. 70 % d'ouvriers qui, tous les jours, se lèvent à 5 heures du matin, prennent le bus affrété par la plantation, viennent travailler, et le soir rentrent chez eux. La plantation est à plus de 100 bornes de la frontière mais ils font l'aller-retour. Ils ont pas le droit de rester dormir sur le territoire. » –, elle est un cauchemar pour les riverains aussi – « Y’a plus que la Border Patrol qui nous fatigue. 24 heures sur 24 ils font leurs rondes. On est dans la zone de passage des migrants. Pas loin du couloir de la mort où ils sont des centaines chaque année à mourir de soif. La Border Patrol les traque jour et nuit. Avec des hélicoptères, des jeeps, des troupes armées. » – et n’en finit plus de diviser tout comme celui qui en a fait un emblème et dont le nom est sur toutes les lèvres – « C'est faux de dire qu'il serait totalement crétin. Simplement, il regarde que la réussite. Il est raciste, c'est une évidence. Mais il est encore plus classiste que raciste. C'est-à-dire que tu peux être noir ou latino ou ce que tu veux, si tu réussis à t'enrichir, pas de problème : t'as ta place dans son Amérique. Le problème, c'est si t'es pauvre. » Quant à la question de la violence tant rebattue à propos du Mexique : « Est-ce qu'on s'inquiète pour la sécurité ? Sincèrement c'est plutôt ici qu'on s'inquiète. Au Mexique, il y a des règlements de compte entre bandes de narcos, c'est sûr. Il y a des morts, il y a beaucoup de violence entre membres des cartels. Mais tu verras jamais de fusillade dans un lycée. C'est aux États-Unis que le premier crétin venu peut acheter des armes au supermarché, c'est ici que presque chaque jour un malade débarque dans un lycée avec une arme et tire sur des gamins. Que chacun balaie devant sa porte avant de donner des leçons. »
 
Peu à peu, à mesure que les points de vue se répondent et se complètent et que le récit y entremêle les représentations véhiculées par la littérature et par le cinéma – 2666 de Roberto Bolaño, Paris-Texas, la série de narco-thrillers Sicario, ou encore les westerns des frères Coen  –, se précise sous tous les angles l’image d’une frontière de tous les enjeux et de tous les fantasmes.
 
Plus qu’un récit de voyage, Coyote se nourrit d’une démarche quasi sociologique et, procédant par collage de points de vue individuels, compose au final une œuvre littéraire originale, où la frontière se fait mythologie. (4/5)

 

Citations :

Je venais à l’époque de terminer mon roman Par les routes, dans lequel un personnage voyage en stop dans le but délibéré de rencontrer des gens, de les photographier, de leur poser des questions sur leur vie. J’avais eu envie d’en faire autant. Souvent on s’inspire de ce qu’on a vécu pour écrire. Pour une fois ç’avait été le contraire : je m’étais inspiré de ce que j’avais écrit pour vivre.


Le long de la frontière États-Unis / Mexique, on appelle coyotes les passeurs qui conduisent les migrants à travers la zone frontalière, les rançonnent, parfois les abandonnent. Les passeurs sont les coyotes, les migrants les pollos, les poulets. Pendant ce voyage, est-ce que je serai un coyote ? Un poulet ? Pour le moment je rame, je cuis en plein soleil : je me sens poulet. Et les automobilistes qui me prendront : seront-ils mes coyotes ? Seront-ils les poulets que, très civilement, je plumerai de leurs récits, pour les transporter à mon tour dans ces pages. 


« L’auto-stop est-il légal aux États-Unis ? Oui, mais en fait non. Il n’y a pas, à ma connaissance, de loi fédérale à ce sujet. Mais la plupart des États ont des lois qui l’interdisent le long des principaux axes de circulation. D’autres l’interdisent de fait, par le biais de lois contre “l’obstruction du trafic”. De façon générale, je recommande catégoriquement d’éviter tout projet de ce genre, sauf cas d’extrême urgence. Les automobilistes aux États-Unis sont trop occupés, trop absorbés ou trop méfiants vis-à-vis des étrangers pour vous prendre à bord. Préparez-vous à faire tout le trajet à pied. » Mark A., forum internet Quora.


Tu sais combien d’illégaux il y a aux États-Unis ? Onze millions. Onze millions qui pourraient payer des impôts, contribuer à la richesse du pays. Il suffirait de lancer une grande régularisation. Même Reagan à l’époque l’avait compris. Moi je suis entré clandestinement en 1986. Et coup de chance : cette année-là ils ont décidé d’ouvrir les régularisations. On a été 2,7 millions à en profiter. Est-ce qu’ils ont pas eu raison, Silvano. Regarde. Est-ce que depuis 1986 j’ai cessé un seul jour de travailler. Maintenant j’ai des papiers. Je suis résident permanent. Je paie mes impôts. Est-ce que onze millions de travailleurs régularisés ça ferait pas une fortune pour le pays. Mais tout le monde s’en fout. Même parmi les dizaines de millions d’immigrés comme moi, tu sais combien ont voté Trump ? Presque trois sur dix. Ça veut dire des millions. Est-ce que tu peux le croire ? Et l’autre qui parle de son mur. Son mur, toujours son mur. Mais même s’il arrive à le faire, tu sais qui le construira ? C’est nous, les immigrés mexicains. Et parmi nous des illégaux, à tous les coups !


De l’autre côté de la frontière il y a la faim, ici il y a le besoin de bras. Et malgré tout l’autre veut faire son mur. Il est prêt à mettre 25 milliards de dollars pour ça. Ay El Trump, El Trump. C’est grave ce qu’il fait. Il détruit le pays. Il sépare les familles. Il réveille la colère des gens. Le géant du racisme dormait tranquillement, il l’a réveillé. Regarde comme il traite les Indiens de la région. Le Trump s’en fout. Il va faire son mur. Il va couper leur territoire en deux comme s’ils n’existaient pas. Il va séparer les familles, couper des gens de leurs proches, leur faire perdre à jamais les tombes de leurs ancêtres. Comment tu veux qu’ils se sentent pas humiliés. Il veut même virer les enfants d’illégaux nés ici. T’as entendu parler des dreamers. Des jeunes qui ont fait leurs études en Amérique, qui ne connaissent même pas le Mexique. Huit cent mille jeunes diplômés qui revendiquent le droit de rester aux États-Unis où ils sont nés. L’Obama avait construit tout un programme pour résoudre leur situation. Le Trump a tout arrêté. Il veut les jeter dehors. Il est fou. Mais ça il n’y arrivera pas. Ça franchement je vois pas comment il y arriverait.
 
 
Depuis dix jours que je voyage, je peux faire le compte : j’ai été pris en stop par 18 Mexicains, riches, pauvres, anglophones, hispanophones, illégaux, régularisés, résidents, naturalisés américains. Je peux aussi faire le compte des Blancs qui m’ont pris : 1. C’était il y a dix jours. Je me demande à partir de combien d’occurrences un échantillon devient représentatif. Combien de fois encore il faudra que des Mexicains me prennent et que des Blancs ne me prennent pas pour que cela commence à ressembler à une vérité objectivement énonçable : les Mexicains, ou les Américains d’origine mexicaine, pour ce qui est du stop au moins, sont beaucoup plus aidants que les Américains blancs.


Y’en a pas beaucoup des étrangers qui viennent ici. On les voit tout de suite. Ici c’est pas comme à Ciudad Juárez, à Tijuana, à Nuevo Laredo, dans les grandes villes. Ici c’est tout petit. La moindre souris qui passe la frontière, tout le monde la voit. Tout le monde le sait, qu’elle vient d’entrer. Ça c’est la place Che Guevara. Des photos tu peux en prendre, bien sûr. Vas-y. Te gêne pas. Surtout si t’as envie qu’on se fasse enlever tous les deux. C’est exactement ce qu’il faut faire. T’es bien parti, Silvano ! C’est la grande mode ces dernières années. Les enlèvements. Les demandes de rançon. C’est devenu le sport de la ville. Tu peux aussi le ranger ton appareil évidemment. C’est pas une mauvaise idée. Là tu vois il faut pas venir le soir. Surtout pas. Et tu vois ce bar ? C’est un bar de mafieux. Là surtout t’entres jamais, à moins de chercher de gros ennuis. Là c’est la cathédrale. Il y a deux ans ils ont fait péter une bombe sur le parvis. Pourquoi ? Pour rien. Juste pour faire peur à tout le monde. Pour terroriser un peu plus encore les gens. Pour montrer à tout le monde qu’ils sont partout. Qu’ils peuvent tout se permettre. Pour rappeler à chacun qu’il a intérêt à verser bien sagement la cuota, l’impôt. Devant la cathédrale ça te choque. Haha. Tu pensais qu’ils respectaient au moins ça, la religion, Dieu ? Qu’est-ce que tu crois. Qu’est-ce qu’ils respectent. Ils respectent rien. Bien sûr que non. Les journalistes osent même plus dire ce qui se passe dans la ville. Tous ceux qui osaient se sont fait tuer. Eh oui. C’est la mafia qui commande tout ici. Le cartel du Golfe. Les Zetas. Tu files doux, tu te fais tout petit, ou alors ça se passe très mal. Après, il y a la politique. Ça c’est un autre genre de mafia. Une mafia légale, avec plaques d’immatriculation ! Allez je te fais voir encore une ou deux rues et on s’en va. Regarde les voitures de la police. Non c’est pas l’armée, c’est juste la police. Avec des voitures blindées et des automitrailleuses sur le toit oui. Comme en Irak ! Regarde les voitures de sécurité privée. Agent de sécurité, garde du corps, c’est les boulots les plus florissants de la ville. Y’a que ça. Haha c’est les seuls qui sont pas au chômage. Ça rapporte gros mais l’espérance de vie est limitée.

 


 


 

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