mardi 3 juin 2025

[Kehlmann, Daniel] Jeux de lumière

 





Coup de coeur 💓 

 

Titre : Jeux de lumière (Lichtspiel)

Auteur : Daniel KEHLMANN

Traduction : Juliette AUBERT-AFFHOLDER

Parution : en allemand en 2023,
                   en français en 2025 (Actes Sud)

Pages : 416

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Le réalisateur G. W. Pabst tourne en France au moment où Hitler prend le pouvoir outre-Rhin. Fuyant l’horreur qui se dessine dans cette nouvelle Allemagne, il se réfugie à Hollywood, mais là-bas, celui qui fut l’un des maîtres du cinéma allemand d’avant-garde, qui a dirigé les plus grandes stars du muet, n’est qu’un réalisateur parmi d’autres. Même Greta Garbo, qu’il a immortalisée dans "La Rue sans joie", ne peut rien pour lui. Lorsqu’il apprend que sa vieille mère est malade, Pabst rentre dans son Autriche natale, annexée par l’Allemagne nazie, mais la guerre éclate et les frontières se ferment. Bloqué dans le Troisième Reich, Pabst est vite confronté à la brutalité du régime. Bientôt Goebbels, le ministre de la Propagande du Reich, veut faire tourner le génie du septième art. Persuadé de pouvoir résister à ses avances et de ne se plier à aucune autre dictature que celle de l’art, Pabst fait alors le premier pas vers un enlisement sans retour. Daniel Kehlmann revisite avec maestria la vie de l’un des géants du cinéma et montre ce que peut la littérature : se rapprocher de la vérité par l’invention.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Né en 1975 à Munich, Daniel Kehlmann a passé son adolescence à lire Nabokov et Borges. Après des études de philosophie et de littérature à l’université de Vienne, il a publié son premier roman à 22 ans, La Nuit de l’illusionniste, publié dans une version revue et abrégée chez Actes Sud en 2010.
Les Arpenteurs du monde (Actes Sud, 2007 ; Babel n°940), le plus grand phénomène littéraire allemand depuis des décennies, a été traduit dans une quarantaine de langues. En France, critique et public ont été enthousiastes. Il a publié chez Actes sud son roman Friedland en 2015. Le Roman de la vie de Tyll L’Espiègle s’est vendu à 500 000 exemplaires en Allemagne.
Lauréat d’une douzaine de prix littéraires, il vit actuellement entre Berlin et New York.

 

Avis :

« Car tout cela va passer. L’art, lui, va rester. » Est-ce à dire qu’en matière d’art, la fin justifie (tous) les moyens ? L’auteur allemand Daniel Kehlmann s’inspire librement des accommodements du cinéaste Georg Wilhelm Pabst avec le régime nazi pour sonder, entre ombre et lumière, la responsabilité des artistes quand création rime avec compromission.

Aujourd’hui oublié, il connut le succès au temps du cinéma muet, faisant connaître Greta Garbo, transformant Louise Brooks en icône et s’imposant aux côtés de Murnau et de Fritz Lang comme l’une des plus grandes figures du cinéma allemand. Snobé par Hollywood après avoir fui la montée du nazisme, il préféra rentrer en Autriche pour s’y retrouver bloqué par la guerre, s’évertuant malgré tout à poursuivre son art coûte que coûte, fût-ce au service du IIIe Reich et de la glaçante Leni Riefenstahl. 

Donnant chair à ce squelette historique au moyen d’une exofiction bâtie sur l’ambiguïté, Daniel Kehlmann fait revivre le cinéaste Pabst sous les traits d’un homme, mi-réel, mi-fictif, qui ne vit que pour le cinéma et ne perçoit le monde et la réalité qu’avec une caméra à la place des yeux. Obsédé par son art et la quête de son prochain chef d’oeuvre, l’homme qui, même au plus près du danger, réarrange mentalement la moindre scène en séquence cinématographique, est tellement absorbé par sa recherche de perfection qu’il en arrive à pactiser avec le diable, persuadé que « les temps sont toujours étranges », mais qu’« avec le recul », l’on s’aperçoit immanquablement que l’art était « la seule chose qui valait la peine ». Alors, louvoyer pour satisfaire Goebbels et user de tous les moyens, même de prisonniers des camps comme figurants, n’est pas le plus important. Ce qui seul compte, c’est de faire œuvre de génie, tant pis pour les circonstances.

Certes pas plus mauvais bougre qu’un autre, faisant juste au mieux de chaque situation pour se mouiller le minimum et faire feu du moindre bois à sa disposition, notre personnage en arrive forcément, même à son corps défendant, à d’inévitables compromissions. Le tout pour un tournage ubuesque dans une Prague en pleine débâcle, un tour de force à l’origine du passage le plus haletant du livre et de plusieurs scènes d’anthologie, alors qu’enfin monté dans des conditions vertigineuses, le film disparaît, ses bobines perdues et son auteur plus sûrement anéanti par l’évaporation de son œuvre que par la mort elle-même. 

Bien loin du pur récit biographique, Jeux de lumière tire parti du parcours de vie d’un personnage réel pour en faire l’incarnation de l’artiste prêt à tout sacrifier, morale comprise, pour la réalisation de son œuvre et la reconnaissance de son génie. Lui-même très cinématographique, donnant à voir sans commentaire ni analyse psychologique, le roman est aussi passionnant qu’ambigu, son personnage constamment sur une ligne de crête louvoyant au contact du mal dans l’orgueilleuse conviction de ne se compromettre qu’à bon escient. Ou comment pactiser avec le diable… Coup de coeur. (5/5)
  

 

Citations :

L’Allemagne, dit Rühmann, n’importait plus de films. Or il fallait remplir les salles et la propagande ne suffisait pas, si bien qu’on dépendait des quelques personnes qui savaient faire de bons films.  Certains avaient réussi à aller à Hollywood, dit Käutner, Zinnemann par exemple et évidemment Fritz Lang ! Mais quand on n’avait pas cette chance, on devait faire ce qu’on pouvait ici. Il fallait rester honnête, faire aussi peu de compromis que possible. Bref, faire son boulot.  Il y avait forcément des compromis à faire, dit Rühmann. Il avait dû divorcer de Maria, sans quoi il n’aurait pas pu continuer à travailler. Après quoi il lui avait lui-même présenté un collègue suédois, Rolf, comme mari fictif. Il leur virait de l’argent tous les mois, Göring avait approuvé l’arrangement. Tout le monde y trouvait son compte : il pouvait tourner, Maria était en sécurité, Rolf gagnait bien sa vie.  Pabst demanda où elle habitait, Maria.  Eh bien, chez Rolf, dit Rühmann. C’était quand même son mari !


Quand tu ne peux pas faire une chose que tu dois absolument faire, il n’y a qu’une solution : laisse un autre la faire à ta place. Quelqu’un qui te ressemble et se sert de ton corps, mais qui n’a aucun mal à tirer deux balles dans la tête d’un petit chevreuil agonisant. Quelqu’un qui peut soulever l’arme, fermer un œil, expirer à fond, puis retenir son souffle tout en se fichant de savoir que la chose gémissante devant lui respire et endure d’atroces souffrances et une telle peur qu’elle est déjà perceptible – sous forme de nuage sombre.  Jakob a compris que le meurtre et la peinture ont un point commun : les deux réussissent lorsqu’on oublie que les choses ne sont pas simplement des couleurs et des ombres. Les deux s’exécutent facilement quand on fait abstraction de la substance.


— Tu as raison, a-t-il fini par dire. Mais seulement à moitié. Car tout cela va passer. L’art, lui, va rester.  
— Et quand bien même. S’il reste, le… l’art. N’en reste-t-il pas souillé ? Ensanglanté et crasseux ?  
Oui, cette fois-là, elle l’a vraiment ébranlé. Il avait l’air froissé, secoué, réellement blessé.  
— Et la Renaissance ? Qu’en est-il des Borgia et de leurs empoisonnements, de Shakespeare, qui a dû s’arranger avec Élisabeth ? On peut écrire seul des poèmes, on peut peindre seul des tableaux, mais des films ? Ça nécessite toujours le pouvoir et l’argent. Une grosse machinerie pour chaque film. Tu sais bien que je ne suis pas ici de plein gré, mais…
(…)
— Ce n’est peut-être pas si important, ce qu’on veut. L’important, c’est de faire de l’art dans les circonstances données. 


— Il dit qu’il connaît votre nom. Et que, même avant que vous ne soyez interdit de publication, il n’aurait jamais touché de sa vie à un de vos livres.  
— Je comprends. Si je pouvais les écrire sans devoir les lire au passage, j’en remercierais le Seigneur.
 
 
— Vous m’avez forcé ! m’écriai-je si fort que deux dames antédiluviennes à perles se retournèrent d’un air réprobateur.             
— Oui, vous le savez et moi aussi, mais ne serait-ce que dans cette salle, personne n’est au courant, et pensez-vous qu’on y croira chez vous en entendant vos amusantes saynètes ?             
— Pour lesquelles vous m’avez forcé, mon vieux !             
— “Forcé” est un bien grand mot. Je ne vous aurais pas amputé. Vous seriez resté un prisonnier normal. Sans Adlon ni cigares. Chacun est l’artisan de son bonheur, mon vieux. Le Reich, c’est chez vous maintenant. 


 

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