Coup de coeur 💓
Titre : La Cour maudite (Prokleta avlija)
Auteur : Ivo ANDRIC
Traduction : Pascal DELPECH
Parution : en serbo-croate en 1954
en français dès 1962,
nouvelle traduction en 2025
(Noir sur Blanc)
Pages : 128
Présentation de l'éditeur :
La Cour maudite, c'est le surnom d'une prison mal famée de
Constantinople. On y rencontre tous les types humains : des malfaiteurs
et des innocents, des gueux et des princes. On les y enferme en nombre,
car la police ottomane « s'en tient au sacro-saint principe qu'il est
plus facile de relâcher de la Cour maudite un innocent que de rechercher
un coupable dans tous les recoins de la ville ». Le maître des lieux,
Karagöz, est un policier manipulateur, marionnettiste envoûtant, qui, en
exerçant son pouvoir arbitraire et en proscrivant l'insupportable
certitude, rend l'enfer tolérable. « Ils le maudissaient mais comme on
maudit une vie qu'on aime ou un destin funeste. » Après l'avoir
rencontré, à l'instar des habitants de la Cour maudite, les lecteurs de
ce conte magistral, parabole de tous les pouvoirs dévoyés, auront du mal
à « imaginer la vie sans lui ».
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Ivo Andrić (Travnik,1892 - Belgrade,1975) est l'auteur de romans mondialement connus comme Le Pont sur la Drina et La chronique de Travnik.
À la fois poète, nouvelliste, romancier, essayiste, son oeuvre se situe
en dehors de tout courant littéraire. Diplomate, favorable à l'unité
yougoslave (il se rallia au régime du maréchal Tito), il obtint en 1961
le prix Nobel de littérature.
Avis :
Une nouvelle traduction en français remet à l’honneur un court ouvrage de l’auteur et diplomate serbo-croate Ivo Andrić, prix Nobel de littérature en 1961. Ecrit en 1954, le roman ancré dans un lieu d’emprisonnement arbitraire de la Constantinople du début du XVIIIe siècle résonne d’échos fort contemporains alors qu’il y est question, dans un enchâssement de récits oraux, de la manière dont chaque époque réécrit faits et événements à l’aune de ses préoccupations et de ses peurs, sous les directives des puissants.
L’on enterre Fra Petar dans un monastère catholique de Bosnie. Un jeune moine se souvient des récits décousus du vieil homme alors qu’il ressassait ses souvenirs, en particulier de l’époque lointaine où il fut emprisonné deux mois à la Cour maudite. Commence la restitution de ce que l’homme a pu retenir du récit oral de son aîné.
La police de Constantinople y déversant ses coups de filet sans trier, selon le « principe qu’il est plus facile de relâcher (…) un innocent que de rechercher un coupable dans tous les recoins de la ville », la Cour maudite est alors une petite ville dans la ville. Y passe et s’y renouvelle perpétuellement un échantillon coloré et cosmopolite de la population, chacun pouvant un jour ou l’autre s’y retrouver « pour cause de délit ou suspicion de délit » jusqu’à ce que le maître des lieux, le tout puissant directeur Karagöz, une sorte d’ogre imprévisible et brutal n’écoutant que ses pulsions, décide de qui vivra ou mourra, sera libéré ou transféré. Peu importent l’innocence ou la culpabilité, tous se plient au fait du prince, en l’occurrence un potentat autant craint qu’admiré puisqu’au fond tous voient en lui un vague reflet d’eux-mêmes.
Dans cette chambre d’écho où le monde extérieur n’est que bruits vagues et incertains rapportés par le brassage des individus, où chacun y va de sa contribution d’autant plus subjective que le pouvoir fait feu de toute parole proférée pour frapper, sur le brouhaha général des petitesses et scélératesses ordinaires, Fra Petar va malgré tout entendre un mince filet de voix tout à fait différent. Creusant d’un étage encore la mise en abyme, un troisième récit vient s’enchâsser dans l’empilement des narrations, celui d’un certain Kamil, un lettré emprisonné, et bientôt torturé à mort, pour s’être intéressé de trop près à l’Histoire qui, trois siècles plus tôt, vit s’affronter deux frères, Bajazet l’aîné et Djem le cadet, pour la succession de leur père le Sultan Mehmet II le Conquérant en 1481. Vaincu, Djem chercha refuge auprès des Occidentaux qui, du pape aux différents souverains, s’en servirent comme otage et moyen de pression dans leur rapport de force avec l’Empire ottoman.
La nature du délit de Kamil ? S’être piqué d’étudier la vérité historique dans les livres quand l’Histoire et le droit de la réécrire appartiennent aux puissants. Un phénomène qui, à l’époque de l’auteur, s’applique sans mal aux Balkans, présentés au XIXe et XXe siècles comme une poudrière sans tenir compte de leur instrumentalisation dans les conflits géopolitiques des grandes puissances, et qui reste on ne peut plus d’actualité si l’on pense aujourd’hui à la chasse aux sorcières outre-Atlantique, à la censure woke et aux manipulations de l’information par les systèmes numériques.
Signifiante dans ses moindres détails, cette parabole construite il y a trois quarts de siècle sur la tradition du conte oral oriental n’a rien perdu de son acuité pour le lecteur de notre siècle. Une œuvre universelle, à lire autant qu’à réfléchir. Coup de coeur. (5/5)
L’on enterre Fra Petar dans un monastère catholique de Bosnie. Un jeune moine se souvient des récits décousus du vieil homme alors qu’il ressassait ses souvenirs, en particulier de l’époque lointaine où il fut emprisonné deux mois à la Cour maudite. Commence la restitution de ce que l’homme a pu retenir du récit oral de son aîné.
La police de Constantinople y déversant ses coups de filet sans trier, selon le « principe qu’il est plus facile de relâcher (…) un innocent que de rechercher un coupable dans tous les recoins de la ville », la Cour maudite est alors une petite ville dans la ville. Y passe et s’y renouvelle perpétuellement un échantillon coloré et cosmopolite de la population, chacun pouvant un jour ou l’autre s’y retrouver « pour cause de délit ou suspicion de délit » jusqu’à ce que le maître des lieux, le tout puissant directeur Karagöz, une sorte d’ogre imprévisible et brutal n’écoutant que ses pulsions, décide de qui vivra ou mourra, sera libéré ou transféré. Peu importent l’innocence ou la culpabilité, tous se plient au fait du prince, en l’occurrence un potentat autant craint qu’admiré puisqu’au fond tous voient en lui un vague reflet d’eux-mêmes.
Dans cette chambre d’écho où le monde extérieur n’est que bruits vagues et incertains rapportés par le brassage des individus, où chacun y va de sa contribution d’autant plus subjective que le pouvoir fait feu de toute parole proférée pour frapper, sur le brouhaha général des petitesses et scélératesses ordinaires, Fra Petar va malgré tout entendre un mince filet de voix tout à fait différent. Creusant d’un étage encore la mise en abyme, un troisième récit vient s’enchâsser dans l’empilement des narrations, celui d’un certain Kamil, un lettré emprisonné, et bientôt torturé à mort, pour s’être intéressé de trop près à l’Histoire qui, trois siècles plus tôt, vit s’affronter deux frères, Bajazet l’aîné et Djem le cadet, pour la succession de leur père le Sultan Mehmet II le Conquérant en 1481. Vaincu, Djem chercha refuge auprès des Occidentaux qui, du pape aux différents souverains, s’en servirent comme otage et moyen de pression dans leur rapport de force avec l’Empire ottoman.
La nature du délit de Kamil ? S’être piqué d’étudier la vérité historique dans les livres quand l’Histoire et le droit de la réécrire appartiennent aux puissants. Un phénomène qui, à l’époque de l’auteur, s’applique sans mal aux Balkans, présentés au XIXe et XXe siècles comme une poudrière sans tenir compte de leur instrumentalisation dans les conflits géopolitiques des grandes puissances, et qui reste on ne peut plus d’actualité si l’on pense aujourd’hui à la chasse aux sorcières outre-Atlantique, à la censure woke et aux manipulations de l’information par les systèmes numériques.
Signifiante dans ses moindres détails, cette parabole construite il y a trois quarts de siècle sur la tradition du conte oral oriental n’a rien perdu de son acuité pour le lecteur de notre siècle. Une œuvre universelle, à lire autant qu’à réfléchir. Coup de coeur. (5/5)
Citation :
Si tu veux connaître un pays, son gouvernement et aussi son avenir, il te suffit de savoir combien de gens honnêtes et innocents s’y trouvent en prison, et combien de scélérats et de délinquants y sont en liberté. Tu auras tout compris.
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