samedi 4 janvier 2020

[Modiano, Patrick] Encre sympathique






 

J'ai beaucoup aimé

Titre : Encre sympathique

Auteur : Patrick MODIANO

Année de parution : 2019

Editeur : Gallimard

Pages : 144






 

 

Présentation de l'éditeur :

«Et parmi toutes ces pages blanches et vides, je ne pouvais détacher les yeux de la phrase qui chaque fois me surprenait quand je feuilletais l’agenda : "Si j’avais su…" On aurait dit une voix qui rompait le silence, quelqu’un qui aurait voulu vous faire une confidence, mais y avait renoncé ou n’en avait pas eu le temps.»


Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Patrick Modiano, né en 1945, est l'un des plus talentueux écrivains de sa génération. Explorateur du passé, il sait ressusciter avec une précision extrême l'atmosphère et les détails de lieux et d'époques révolues, comme le Paris de l'occupation, dans son premier roman, La Place de l'étoile, paru en 1968. Avec Catherine Certitude, il nous fait pénétrer dans l'univers tendre d'une petite fille au nom étrange, dont l'enfance se déroule dans le quartier de la gare du Nord, à Paris, au cours des années 1960.
Il est le quinzième écrivain français à recevoir la prestigieuse récompense, le Prix Nobel de littérature, le 9 octobre 2014.


Grand prix de la Fondation Prince Pierre de Monaco (1984)
Grand prix de Littérature Paul-Morand de l'Académie française (2000)
Prix mondial de la Fondation Simone et Cino del Duca (2010)
Prix Nobel de littérature (2014)


Avis :

Il y a trente ans, le narrateur s’était vu confié une enquête par l’agence de détectives qui l’employait : il s’agissait de retrouver une jeune femme disparue. Ses recherches avaient alors tourné court, et voilà que soudain, si longtemps après, cette affaire resurgit à sa mémoire et l’incite à la reprendre là où il l’avait laissée.

Construit comme une esquisse qui s’éclaircit à mesure des touches de lumière apposées peu à peu par l’auteur, le texte nous fait errer dans les limbes des souvenirs et non-souvenirs du narrateur, en quête des détails du passé qui lui permettront enfin d’élucider cette affaire de disparition. Toutes les explications sont à portée de sa conscience mais se dérobent dans le kaléidoscope de sa mémoire. Jusqu’à ce que…

Tout le roman repose sur l’idée que le présent est le résultat de notre passé et influencera lui aussi notre futur. Cette trame qui modèle notre vie à notre insu, en un invisible filigrane, est comme écrite à l’encre sympathique : les fils en sont cachés par une foule d’éléments parasites, déformés par notre mémoire, mais il suffit d’un rien pour qu’ils resurgissent soudain à notre esprit, révélant soudain à quel point ils nous ont construits et menés à notre vie d’aujourd’hui. Mais a-t-on vraiment intérêt à toujours tout comprendre ? Ne risque-t-on pas, en la perçant à jour, de rester prisonnier de cette forme de prédestination ?

Mélancolique et subtile, cette jolie réflexion sur la mémoire et le temps qui passe sans jamais disparaître tout à fait, est un petit bijou littéraire, où l’esquisse et le non-dit donnent tout son relief au texte. (4/5)



Citations :

Je crois qu’il est préférable de laisser courir ma plume. Oui, les souvenirs viennent au fil de la plume. Il ne faut pas les forcer, mais écrire en évitant le plus possible les ratures. Et dans le flot ininterrompu des mots et des phrases, quelques détails oubliés ou que vous avez enfouis, on ne sait pourquoi, au fond de votre mémoire remonteront peu à peu à la surface. Surtout ne pas s’interrompre, mais garder l’image d’un skieur qui glisse pour l’éternité sur une piste assez raide, comme le stylo sur la page blanche.

À mesure que je tente de mettre à jour ma recherche, j’éprouve une impression très étrange. Il me semble que tout était déjà écrit à l’encre sympathique. Quelle est dans le dictionnaire sa définition ? « Encre qui, incolore quand on l’emploie, noircit à l’action d’une substance déterminée. » Peut-être, au détour d’une page, apparaîtra peu à peu ce qui a été rédigé à l’encre invisible, et les questions que je me pose depuis longtemps sur la disparition de Noëlle Lefebvre, et la raison pour laquelle je me pose ces questions, tout cela sera résolu avec la précision et la clarté des rapports de police. D’une écriture très nette et qui ressemble à la mienne, les explications seront données dans les moindres détails et les mystères éclaircis. Et, en définitive, cela me permettra peut-être de mieux me comprendre moi-même.

(...) si vous avez parfois des trous de mémoire, tous les détails de votre vie sont écrits quelque part à l’encre sympathique.

Il ne faut jamais se fier aux témoins. Leurs prétendus témoignages sur des personnes qu’ils auraient connues sont inexacts, la plupart du temps, et ils ne font que brouiller les pistes. La ligne d’une vie disparaît derrière tout ce brouillage. Comment démêler le vrai du faux si l’on songe aux traces contradictoires qu’une personne laisse derrière elle ? Et sur soi-même en sait-on plus long, si j’en juge par mes propres mensonges et omissions, ou mes oublis involontaires ?

Dans le tracé assez rectiligne de ma vie, elle était une question demeurée sans réponse. Et si je continue d’écrire ce livre, c’est uniquement dans l’espoir, peut-être chimérique, de trouver une réponse. Je me demande : Faut-il vraiment trouver une réponse ? J’ai peur qu’une fois que vous avez toutes les réponses votre vie se referme sur vous comme un piège, dans le bruit que font les clés des cellules de prison. Ne serait-il pas préférable de laisser autour de soi des terrains vagues où l’on puisse s’échapper ?

Je n’ai jamais respecté l’ordre chronologique. Il n’a jamais existé pour moi. Le présent et le passé se mêlent l’un à l’autre dans une sorte de transparence, et chaque instant que j’ai vécu dans ma jeunesse m’apparaît, détaché de tout, dans un présent éternel.


Le passage du temps. Elle avait toujours vécu au présent, si bien que le parcours de sa vie était semé de trous de mémoire. Elle n’aurait pas su dire s’il s’agissait de trous de mémoire ou si elle évitait de penser aux différents événements de sa vie.

Sa vie était désormais une longue, trop longue histoire qu’elle aurait retracée à quelqu’un si elle s’était sentie en confiance. Mais à qui ? Et pourquoi ? Alors, il ne lui restait que le présent avec ses points de repère, quelques images fixes et immuables : le pin de la piazza Pitagora qu’elle voyait de ses fenêtres, les feuilles mortes des platanes, chaque automne, sur les quais du Tibre.

Et d’ailleurs existait-il vraiment, le passage du temps, dans cette ville que l’on qualifiait d’éternelle ? Bien sûr, au fil des années, les gens disparaissaient, les lumières s’éteignaient, le silence se faisait dans les lieux où l’on s’était habitué au brouhaha des conversations et aux éclats de rire. Et, malgré tout cela, il y avait un fond d’éternité dans l’air.

Pour la première fois, ces souvenirs venaient la visiter, à la manière d’un maître chanteur dont vous êtes certain qu’il a perdu votre trace depuis longtemps et qui, un soir, frappe doucement à votre porte.



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