lundi 6 janvier 2020

[El Ayachi, Samira] Les femmes sont occupées






J'ai aimé

Titre : Les femmes sont occupées

Auteur : Samira EL AYACHI

Année de parution : 2019

Editeur : L'aube

Pages : 248






 

 

Présentation de l'éditeur :

« Le monde est fait pour deux catégories de personnes. Les hommes. Les femmes riches. Les autres se retirent sur la pointe des pieds en riant doucement, et en s’excusant. »

Elle doit monter une pièce de théâtre. Finir sa thèse. Lancer une machine. Régler des comptes ancestraux avec les pères et les patrons. Faire la révolution – tout en changeant la couche de Petit Chose. Au passage, casser la figure à Maman Ourse et tordre le cou à la famille idéale. Réussir les gâteaux d’anniversaire. Retrouver la Dame de secours. Croire à nouveau en l’Autre.
Comme toutes les femmes, la narratrice de ce roman est très occupée. Découvrant sur le tas sa nouvelle condition de « maman solo », elle jongle avec sa solitude sociale, sa solitude existentielle, et s’interroge sur les liens invisibles entre batailles intimes et batailles collectives.


Résolument féministe et humaniste, ce roman à la langue inventive et teintée d’humour tendre dresse le portrait poignant d’une femme qui ressemble à tant d’autres.


Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Samira El Ayachi est née à Lens en 1979. Elle se consacre à l’écriture quand elle ne parcourt pas la France et le Maroc, à la rencontre de ses lecteurs.


Avis :

Depuis que son mari a demandé le divorce et est parti sans plus s’occuper de leur fils en bas âge, la narratrice se retrouve en situation de « famille monoparentale » : entre son travail, l’enfant, l’absence de solution de garde et les tâches domestiques, sa vie explose en un chaos bien vite inextricable, où tout la contraint à faire des choix inacceptables.

Cri de rage et coup de gueule, ce livre est un uppercut plein de colère envoyé à la face du monde, façonné par les hommes et pour les hommes. Définitivement féministe, mais aussi proche de tous les mouvements de contestation récents, l’auteur exprime sa révolte avec virulence, sans mâcher ses mots, plaçant le lecteur dans les chaussures de cette mère-célibataire en galère en rédigeant le récit à la seconde personne du singulier.

Son constat est amer : en matière parentale et familiale, les femmes n’ont dans les faits quasiment que des devoirs et les hommes que des droits. Le partage n’est pas équitable : si certains pères doivent s’enchaîner à des grues pour pouvoir jouer leur rôle, il est facile pour d’autres de s’en tirer avec le minimum de présence requise, voire d’échapper à toute pension alimentaire. A la mère d'assumer ce qu’il est convenu de considérer comme sa fonction naturelle, et tant pis si elle doit en plus subvenir aux besoins du foyer. De toute façon, même en couple, n’a-t-elle pas pris l’habitude de tout assumer de front, offrant à son mari « le pack femme à tout faire + enfants en forfait illimité » ?

Rédigé en une succession de saynètes croquées sur le vif, ce récit militant est écrit avec autant d’humour que de passion, insistant justement sur les combats qu’il reste à mener pour l’émancipation féminine, mais réduisant un peu trop à mon goût le rôle de l’enfant à celui d’un boulet. (3/5)


Citations : 

Il est allé dormir dans sa vie nouvelle. Ou chez le diable. On te dit que maintenant cela ne te regarde plus. Ce qui te regarde maintenant, c’est elle : cette masse noire qui attend sous le matelas de ta chambre. Un monstre sans visage ni corps qu’ont ramassé toutes tes angoisses ancestrales, qui connaît ton nom – un trou noir fait de tes peurs, de tes névroses, qu’il va falloir traverser une fois pour toutes à la nage. Avec une seule jambe et un seul bras. Le reste est occupé.

On t’a prévenue. Bientôt sera un peu plus dur. Reviendront à la nage des images de bonheur à deux, qui se colleront à ta peau comme une sangsue. Le manque viendra te tirer par les cheveux en pleine nuit. Ce sera là la preuve que tu es dans la bonne rame de métro. L’amour fini a toujours besoin de radoter.

Heureusement quelqu’un a inventé la lumière bleue pour que tu puisses te cacher dedans. Dans les moments où tu te sens hagarde, tu laisses tes doigts filer distraitement sur le fil d’actualité de Facebook. Tu ne sais pas ce que tu y fais, ni ce qui te conduit là. Tu ne sais pas ce que tu y cherches. Tu n’as nulle part où aller. Tu te jettes à corps perdu dans les bras de l’immensité. Tu te sens devenir une artère dans le corps d’un monstre mondial, tu nourris les réseaux sociaux de ton sang, il se nourrit de ton poil. Tu laisses les post des uns et des autres te conduire dans des petites chambres – toutes les chambres te vont, toutes sauf la tienne –, tu vas de lien en lien, quelqu’un s’occupe de tout, de votre destinée commune, quelqu’un te nourrit de ses nouvelles, tu espères tomber sur des aventures qui te ressemblent, tu espères des avis, des conseils : du réconfort dans la masse des solitudes superposées.

Allongées. Tu as vu autour de toi beaucoup de femmes allongées. Couchées. Ta propre mère. Allongée. Entre les allers et retours du père. Dehors, le père. Dedans, la mère. Une salle d’attente avec deux jambes et deux bras ouverts. Dès le départ, c’est mal proportionné. Immense l’attente, étroite la salle. La mère attend que le père entre en elle, que les enfants sortent d’elle, que les mondes partent, se fabriquent, puis reviennent. La vie d’une mère est cela : l’attente. Et quand tout le monde est parti, quand le petit monde quitte le nid, alors la mère s’installe dans des lits vides. Elle attend encore. Mais cette fois, elle ne sait plus ce qu’elle attend.

Il y a bien un moment où ça se soulève, où ça n’en peut plus : on arrive à un point où tous les échecs collés les uns aux autres deviennent une force et se retournent comme une bête contre le chef d’orchestre qui tombe de sa chaise et se sauve par l’arrière du plateau, par les coulisses secrètes, par des portes dérobées, dans la nuit des châteaux – ça fuit Versailles, laisse là l’or et les palais. C’est mystérieux par où ça commence, une contestation.


Si seulement j’avais les moyens, la première chose que je ferais, c’est de le quitter. La hantise de la précarité, c’est bien connu, fait que chacun reste sage. Le système est en place. Tout baigne. Voilà pourquoi les mères célibataires ne sont pas aidées comme elles le devraient. Sinon, tout le pays divorcerait. Et puis il y a toutes les autres. Des millions que tu rencontres chaque jour au coin de ta rue, sous l’abribus, à la boulangerie, derrière le bureau, à saisir du texte, à répondre au téléphone, à servir le café dans l’ombre. La France entière, en somme. Elles t’impressionnent. Celles qui, bien qu’en couple, se retrouvent à tout porter sur leurs épaules. Assurent les repas, les courses, le ménage, les anniversaires, les vacances, les aspects administratifs, les pansements affectifs, font tourner la boutique – en plus de travailler et de continuer à faire rire les enfants. Tu ne savais pas que ça pouvait exister : des mères célibataires en couple. Et tu ne vois plus que ça autour de toi. Des mères célibataires en couple. Une pandémie qui touche tous les âges, toutes les nationalités, toutes les classes sociales. Le mari est là, comme un fantôme, qui fait l’homme en représentation. Assurant dehors. Les pieds à la traîne dedans. La femme reste car elle est conditionnée à rester. Le mari reste pour le pack femme à tout faire + enfants en forfait illimité. Tout le monde se prend en otage. Tout le monde joue à cache-cache. 

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