dimanche 8 octobre 2023

[Delecroix, Vincent] Naufrage

 


 


J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Naufrage

Auteur : Vincent DELECROIX

Parution : 2023 (Gallimard)

Pages : 144

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

 « On aurait voulu que je dise, je le sais bien, on aurait voulu que je dise : Tu ne mourras pas, je te sauverai. Et ce n’était pas parce que je l’aurais sauvé en effet, pas parce que j’aurais fait mon métier et que j’aurais fait ce qu’il fallait : envoyer les secours. Pas parce que j’aurais fait ce qu’on doit faire. On aurait voulu que je le dise, au moins le dire, seulement le dire.
Mais moi j’ai dit : Tu ne seras pas sauvé. »

En novembre 2021, le naufrage d’un bateau de migrants dans la Manche a causé la mort de vingt-sept personnes. Malgré leurs nombreux appels à l’aide, le centre de surveillance n’a pas envoyé les secours.
Inspiré de ce fait réel, le roman de Vincent Delecroix, œuvre de pure fiction, pose la question du mal et celle de la responsabilité collective, en imaginant le portrait d’une opératrice du centre qui, elle aussi, aura peut-être fait naufrage cette nuit-là. Personne ne sera sauvé, et pourtant la littérature permet de donner un visage et une chair à toutes les figures de l’humanité.

 

Un mot sur l'auteur :

Né en 1969, Vincent Delecroix est diplômé de l’Ecole normale supérieure, docteur agrégé en philosophie et Maître de conférences à l’université. Son roman Tombeau d'Achille lui a valu le grand prix de littérature de l'Académie française.

 

Avis :  

Dans la nuit du 24 novembre 2021, une embarcation sombre à mi-parcours de sa traversée de la Manche, entraînant dans la mort 27 des 29 migrants à son bord. Ils ont pourtant appelé à l’aide durant plusieurs heures, donnant chaque fois leur position. Mais l’opératrice du CROSS (Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage) du Pas-de-Calais n’a jamais envoyé de secours. Sur les enregistrements de ses échanges avec l'un des naufragés, on peut l’entendre le renvoyer vers les autorités britanniques, avant de finir par lui asséner, agacée par l’insistance de ses appels désespérés : « Bah t’entends pas, tu ne seras pas sauvé. »

Ce fait réel a inspiré à Vincent Delecroix un récit purement fictionnel, construit autour de cette femme telle qu’il l’a imaginée à partir de ce que la presse en a dit. Interrogée par une capitaine de gendarmerie, curieusement si semblable à elle-même qu’elle lui paraît comme une sorte de double de l’autre côté du miroir, l’opératrice devenue narratrice reste sûre d’elle, expliquant sa froideur et son absence d’empathie sans doute ni remords apparents. Dans son métier, explique-t-elle, « les états d’âme ça empêche d’agir, de prendre des décisions, d’être efficace ». Et tandis que le regard et le jugement de son interlocutrice lui renvoient l’image de plus en plus accusatrice d’un monstre d’inhumanité, elle se défend en refusant de faire figure de bouc émissaire, tout au bout de la longue chaîne de notre indifférence : « Alors donc il fallait en revenir à moi, en disant que la cause de leur mort, c’était moi. Autrement dit pas la mer, pas la politique migratoire, pas la mafia des passeurs, pas la guerre en Syrie ou la famine au Soudan – moi. »

« Ça arrangerait bien tout le monde, mais il ne faut pas croire : non, je ne suis pas seule, sur le rivage, je ne suis pas la seule à regarder de loin et à l’abri le spectacle interminable, nuit après nuit, des naufrages. (…) Pendant que je me tiens là, sur la terre ferme, il y a tous les autres aussi, derrière moi, et ça fait du monde, des milliers, des millions de personnes. Tout le monde est là, le monde entier en vérité : le monde entier derrière moi, sur le rivage. (…) Vous êtes tous là. »
 
Implacable et dérangeant, appelant autant à l'émotion qu'à la réflexion, le roman procède à la manière d’une onde de choc. Choc lorsque le récit nous place à bord du canot, dans l’épouvante d’une nuit de mort, alors qu’agrippé à un mince et indifférent filet de voix, l’espoir s’amenuise désespérément. Choc lorsque l’indifférence lointaine de l’opératrice scelle le drame. Choc enfin de nous voir rappelés à nos responsabilités par cette femme en vérité ni pire ni meilleure que la plupart d’entre nous : « Le type qui dort dans un carton au pied de ton immeuble, connard, tu ne le vois pas non plus ? Pourtant il rame pareil sur le bitume et coule pareil. Il n’est pas à des dizaines de kilomètres en pleine mer, pourtant, et en pleine nuit, celui-là. Et il est assez facile à géolocaliser : il est au bout de ta chaussure. Alors tu lui envoies les secours ou c’est encore à moi de le faire ? »
 
Miroir de nos indifférences face aux naufragés de la société, un livre qui, pour le coup, ne devrait laisser personne de marbre. (4/5)

 

Citations : 

Alors je devais comprendre qu’entre mal faire et faire le mal la distance apparemment n’était pas si grande, comme aussi il n’y avait qu’un pas entre la mauvaise volonté et la volonté mauvaise. Et du coup ce n’était même plus une erreur de jugement, quelle que soit la nature de ce jugement, une mauvaise estimation de la situation, dont il était question, et la défaillance, elle n’était pas à chercher dans les services du CROSS mais en moi. Mais pas non plus, en moi, dans mes capacités à évaluer la situation et à prendre les bonnes décisions : dans mon âme pour ainsi dire, si quelque chose de ce genre existe. En sorte que la défaillance n’était peut-être pas ponctuelle non plus et qu’elle s’étendait au-delà des circonstances de cette nuit-là, ce n’était pas seulement comme si j’avais raté une marche cette nuit-là, que j’étais partie dans le décor pour quelques heures, oubliant quelque chose que tout le monde savait ou égarant temporairement quelque chose que tout le monde possédait, la conscience morale ou l’humanité, mais plutôt la révélation funeste d’une défaillance ou d’une anomalie bien plus durablement présente en moi. Un monstre, voilà sur quoi en définitive il s’agissait de faire la lumière.
 

L’empathie, ai-je dit à la capitaine de gendarmerie, c’est une crétinerie luxueuse que se paient ceux qui ne font rien et qui s’émeuvent au spectacle de la souffrance. Tant mieux pour eux. Mais le vrai, c’est qu’on ne peut pas faire les deux à la fois. Il y a des gens, je suppose, qui sont très forts pour s’émouvoir sur le sort d’autres gens, et même pour s’intéresser à leur sort tout simplement, et je suppose aussi qu’ils sont nécessaires et je leur fais confiance pour me dire ce qu’il faut faire ; mais moi je ne suis pas très forte pour cela, et de toute manière ce n’est pas mon métier. Mon métier, de manière plus générale, ce n’est pas de m’intéresser à la vie de ces gens ni de m’émouvoir de leur souffrances, prétendues ou réelles, c’est de les sortir de la baille si c’est nécessaire. Je ne veux pas les connaître, ces gens. Je ne veux rien avoir à faire avec eux, avec leur vie, je veux dire leur vie d’avant, leur existence, leur histoire, qui ils sont, ce qu’ils ont fait ou ce qu’ils valent et surtout ce qui les a poussés à être aussi cons. Moi je n’ai affaire qu’à la vie toute nue.
 

Depuis combien de temps j’avais cette pensée-là, cette conviction qui n’avait pas même la force d’une conviction véritable, je n’aurais pas pu le dire exactement, mais ce n’était pas Julien qui m’avait fourré ça dans la tête, ni lui ni personne d’autre. Pas lui en tout cas qui m’a appris ce que je sais, à savoir qu’il faut que l’un se noie pour qu’un autre puisse respirer à son aise et que l’air qu’on inspire c’est le souffle de celui qui expire, que l’un soit chassé pour qu’un autre s’installe, et qu’il n’y a pas une seule place qu’on occupe qui ne soit volée à un autre, qu’on a foutu à la mer.
(On me reproche de ne pas réussir à me mettre à leur place, ai-je encore songé. Mais la vérité est que c’est exactement le contraire : je suis à leur place parce que c’est leur place que j’occupe et eux, ceux qui se noient, ils sont à la mienne et ils coulent pour que je reste à la surface et je peux rester sur la terre ferme tant qu’ils sont dans l’eau).
 

Qui se trouve sur le rivage ? Qui regarde le naufrage, depuis la terre ferme ? Est-ce que vraiment, il n’y a que moi, moi toute seule ? Ça arrangerait bien tout le monde, mais il ne faut pas croire : non, je ne suis pas seule, sur le rivage, je ne suis pas la seule à regarder de loin et à l’abri le spectacle interminable, nuit après nuit, des naufrages. (…)
Pendant que je me tiens là, sur la terre ferme, il y a tous les autres aussi, derrière moi, et ça fait du monde, des milliers, des millions de personnes. Tout le monde est là, le monde entier en vérité : le monde entier derrière moi, sur le rivage. (…)
Vous êtes tous là. Si je me retournais, je vous verrais tous, installés dans vos canapés sur le sable, dans vos chaises longues, dans vos bureaux, regardant sans regarder pendant que je tiens la vigie comme une conne, et après, une fois le spectacle terminé, fustigeant C’est scandaleux, C’est révoltant. Pourtant cette nuit je n’en ai pas vu un seul se jeter à l’eau pour venir en aide, pas un qui se soit proposé de regonfler le canot pneumatique avec ses petits poumons. Mais quand il s’agit de vociférer et de traiter les autres de monstres, là, tout le monde a du souffle.
 
 
Il n’y a pas de naufrage sans spectateurs. Même quand il n’y a personne, quand c’est au milieu de la mer et de la nuit sans témoin, même quand à des milliers de milles nautiques on ne voit pas âme qui vive et qu’il n’y a que des vagues et cette bouillie de nuit qui recouvre tout et engloutit tout, quand il n’y a pas plus d’yeux pour voir ça que de bras pour se tendre, il y a tout de même des spectateurs et le rivage, d’où on regarde ça, n’est jamais très loin, même si la distance est, en même temps, infinie. Même quand on ferme les yeux, on regarde et je n’en connais pas un seul qui pourrait dire Je n’étais pas là. Sans bouger de chez eux, tous au spectacle et le spectacle est permanent, il a lieu tous les jours, toutes les nuits, il continue pendant les jours de fête et même quand on fait autre chose on est tout de même spectateur du naufrage.
Des spectateurs aveugles et un spectacle pour aveugles. Ils regardent, ils ne voient rien, et d’ailleurs ils ne peuvent rien voir, vu que la scène est toute noire et qu’à cette distance, quand on est dans son canapé ou devant sa télé, on ne peut rien discerner. Ils ne voient rien mais ils sont quand même au spectacle. Il n’y a que moi qui ai les jumelles de théâtre et qui vois, mais pas un dans le public pour me les demander et me les emprunter, et moins encore pour monter sur la scène obscure, pas un qui fait mine de se lever pour mettre les pieds dans l’eau.
Il n’y a que moi qui vois et qui entends et qui réponds. Et l’aveugle qui maintenant crache sur moi en terminant son copieux déjeuner avec ses collègues avant de retourner dans son petit bureau, je lui demande : Le type qui dort dans un carton au pied de ton immeuble, connard, tu ne le vois pas non plus ? Pourtant il rame pareil sur le bitume et coule pareil. Il n’est pas à des dizaines de kilomètres en pleine mer, pourtant, et en pleine nuit, celui-là. Et il est assez facile à géolocaliser : il est au bout de ta chaussure. Alors tu lui envoies les secours ou c’est encore à moi de le faire ?


 

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