jeudi 26 octobre 2023

[Grann, David] Les naufragés du Wager

 




Coup de coeur 💓

 

Titre : Les naufragés du Wager
           (The Wager: A Tale of Shipwreck,
           Mutiny, and Murder)

Auteur : David GRANN

Traduction : Johan-Frédérik HEL GUEDJ

Parution :  2023 en anglais (USA)
                   et en français (Sous-Sol)

Pages : 448

 

 

 

 

 

PrĂ©sentation de l'Ă©diteur :  

En 1740, le vaisseau de ligne de Sa MajestĂ© le HMS Wager, deux cent cinquante officiers et hommes d’équipage Ă  son bord, est envoyĂ© au sein d’une escouade sous le commandement du commodore Anson en mission secrĂšte pour piller les cargaisons d’un galion de l’Empire espagnol. AprĂšs avoir franchi le cap Horn, le Wager fait naufrage. Une poignĂ©e de malheureux survit sur une Ăźle dĂ©solĂ©e au large de la Patagonie. Le chaos et les morts s’empilant, et face Ă  la quasi-absence de ressources vitales, aux conditions hostiles, certains se rĂ©solvent au cannibalisme, des mutineries Ă©clatent, le capitaine commet un meurtre devant tĂ©moins. Trois groupes s’affrontent quant Ă  la stratĂ©gie Ă  adopter pour s’en Ă©chapper. Alors que tout le monde croyait que l’intĂ©gralitĂ© de l’équipage du Wager avait disparu, un premier groupe de vingt-neuf survivants rĂ©apparaĂźt au BrĂ©sil deux cent quatre-vingt-trois jours aprĂšs la catastrophe maritime. Puis ce sont trois rescapĂ©s de plus qui atteignent le BrĂ©sil trois mois et demi plus tard. Mais une fois rentrĂ©s en terres anglicanes, commence alors une autre guerre, des rĂ©cits cette fois, afin de sauver son honneur et sa vie face Ă  l’AmirautĂ© et au grand public.

Reconstitution captivante d’un monde disparu, Les NaufragĂ©s du Wager de David Grann est un formidable roman d’aventures et une rĂ©flexion saisissante sur le sens des rĂ©cits. Un grand livre par l’un des maĂźtres de la littĂ©rature du rĂ©el.

 

 

Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur : 

Né en 1967 à New York, David Grann est depuis 2003 journaliste au New Yorker. Salué par ses pairs, il fut finaliste du prestigieux National Magazine Awards en 2010. Il est l’auteur de plusieurs reportages fameux Un crime parfait (2009), Le Caméléon (2009), Trial by Fire (2010), Chronique d’un meurtre annoncĂ© (2013) et The Yankee Comandante (2015), rassemblĂ©s dans le recueil Le Diable et Sherlock Holmes (Editions du sous-sol, Points). Il est aussi l’auteur de La Cité perdue de Z (Points), de La note amĂ©ricaine (Pocket) et de The White Darkness (Editions du sous-sol, Points).

 

 

Avis :

Nul besoin d’inventer pour Ă©crire des histoires plus extraordinaires que les plus formidables des fictions : le journaliste et Ă©crivain amĂ©ricain David Grann, plĂ©biscitĂ© et adaptĂ© par les plus grands noms du cinĂ©ma outre-Atlantique, a l’art d’exhumer de la rĂ©alitĂ© des aventures Ă  ce point incroyables qu’il lui faut se battre, armĂ© de l’irrĂ©prochable rigueur de sa documentation et de la prĂ©cision sans concession de sa plume, pour que leur narration en paraisse plausible.

Il lui aura donc fallu cinq ans d’un minutieux travail d’enquĂȘte, Ă  recouper les documents de l’époque, journaux de bord et rapports maritimes, Ă  explorer ouvrages et prĂ©cis de marine, de chirurgie ou encore d’horlogerie, sans compter les Ă©tudes universitaires sur Stevenson, Melville et Byron – les premiers s’étant inspirĂ© de cette histoire pour leurs romans, le dernier des rĂ©cits de son grand-pĂšre rescapĂ© du naufrage –, Ă  se rendre sur place aussi, sur l’üle Wager – ce bout de terre dĂ©solĂ©e, battue par les tempĂȘtes du Pacifique Sud au large de la Patagonie, oĂč subsistent encore des traces du navire perdu –, pour insuffler la vie dans un rĂ©cit Ă©poustouflant, aussi vrai que nature.

En 1740, le Wager et ses deux cent cinquante hommes appareillent au sein d’une petite escadre de la Couronne britannique, avec pour mission la capture d’un galion espagnol revenant des Indes chargĂ© d’or. RetardĂ©e par les avanies d’un recrutement si difficile qu’il a fallu rafler l’équipage parmi les indigents, les repris de justice et les vĂ©tĂ©rans malades ou estropiĂ©s, l’expĂ©dition aborde l‘enfer du Cap Horn Ă  la pire des saisons. DrossĂ© sur les rochers d’un bout de terre surgi des ouragans, le Wager se disloque, laissant miraculeusement la vie sauve Ă  une partie de l’équipage et de ses officiers. HabituĂ©s Ă  la vie infernale du « monde de bois Â», cette prison flottante coupĂ©e du monde oĂč sĂ©vissent sans merci promiscuitĂ©, Ă©pidĂ©mies – typhoĂŻde, typhus, scorbut – et autoritĂ© de fer, les survivants vont pourtant passer, sur leur Ăźle dĂ©serte, par tous les cercles imaginables de l’enfer. Mutinerie, cannibalisme, meurtre, jalonneront les quelque six mois de la terrible robinsonnade, avant que le groupe, scindĂ© en diffĂ©rentes factions, ne trouve le moyen d’embarquer sur des grĂ©ements de fortune pour plus d’un an d’une navigation hagarde vers la civilisation. La poignĂ©e de fantĂŽmes mĂ©connaissables et Ă  peine humains que le monde stupĂ©fait verra surgir d’un presque au-delĂ  n’en auront pour autant pas fini de se battre pour dĂ©fendre leur peau. Commencera alors en effet l’heure des comptes, ceux Ă  rendre Ă  la Justice de l’AmirautĂ© au regard de l’impitoyable code maritime britannique. Et l’on ne badine pas, ni avec l’abandon de poste, ni avec la mutinerie


Loin de la seule restitution journalistique d’une colossale enquĂȘte mais sans pour autant s’autoriser la moindre facilitĂ© romanesque, la narration s’anime d’une vie qui se nourrit de la puissance d’évocation d’un style net et prĂ©cis, capable de rendre en quelques mots le grain d’une atmosphĂšre ou d’une situation. Sur un rythme vif et fluide superbement servi par la traduction de FrĂ©dĂ©rik Hel Guedj, le souffle du rĂ©cit emporte ainsi le lecteur dans la dĂ©couverte, passionnante de bout en bout, non pas seulement d’un fait divers hors du commun, mais d’un pan historique Ă©difiant Ă  bien des Ă©gards. A travers le microcosme du navire, condensĂ© flottant de l’organisation d’une sociĂ©tĂ© et des rapports humains, dĂ©lĂ©gation d’une « civilisation Â» avide et pressĂ©e de piller le monde par tous les moyens – assujettissement barbare de ses propres hommes, piraterie, anĂ©antissement des peuples autochtones comme les malheureux Kaweskars des chenaux de Patagonie Ă©galement Ă©voquĂ©s par Jean Raspail dans Qui se souvient des hommes –, enfin espace clos oĂč, pour leur survie, des hommes se font plus sauvages que des bĂȘtes fauves, c’est un miroir bien peu flatteur que nous tend cette sinistre tragĂ©die. Les autoritĂ©s de l’époque ne s’y sont d’ailleurs pas trompĂ©es, qui ont Ă©touffĂ© l’affaire alors qu’elle faisait sensation, dĂ©jĂ  Ă  coup de « fake news Â» dĂ©multipliĂ©es par la publication des diffĂ©rentes versions de chaque protagoniste


AprĂšs l’hallucinant The White Darkness, qui nous emmenait dans une mortelle traversĂ©e pĂ©destre du contient antarctique, cette nouvelle et tout aussi vĂ©ridique aventure se lit, elle aussi, le souffle suspendu, fascinĂ© par cette rĂ©alitĂ© dĂ©passant la plus dĂ©bridĂ©e des imaginations. David Grann est aujourd’hui aux Etats-Unis une star du rĂ©cit de non-fiction. Gageons que cette rĂ©putation ne sera pas dĂ©mentie de ce cĂŽtĂ© de l’Atlantique. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Il n’était pas rare que les autoritĂ©s locales, sachant combien l’enrĂŽlement de force Ă©tait impopulaire, se dĂ©barrassent des indĂ©sirables. Mais ces conscrits Ă©taient pitoyables, et les volontaires valaient Ă  peine mieux. Un amiral dĂ©crit un groupe de recrues “infestĂ©es par la variole, la gale, les Ă©crouelles et toutes sortes de maux, issues des hĂŽpitaux de Londres. Elles ne serviront qu’à contaminer les navires ; pour le reste, la plupart d’entre elles sont des voleurs, des cambrioleurs, des forçats de [la prison de] Newgate et la lie de Londres. Et de conclure : “Durant toutes les guerres prĂ©cĂ©dentes jamais je n’ai vu rameutĂ© un tel ramassis de gaillards plus lamentables les uns que les autres.”
Afin de remĂ©dier au moins en partie Ă  cette pĂ©nurie d’hommes, le gouvernement envoya Ă  l’escadre d’Anson cent quarante-trois fusiliers de marine, qui formaient alors une branche de l’armĂ©e, avec leurs officiers. Les fusiliers de marine Ă©taient censĂ©s prendre part aux opĂ©rations terrestres d’invasion et prĂȘter main-forte en mer. Pourtant, ces recrues Ă©taient si novices qu’elles n’avaient jamais mis les pieds sur un navire ni ne savaient tirer avec une arme Ă  feu. De l’aveu de l’AmirautĂ©, elles Ă©taient “inutiles”. AcculĂ©e, la Navy n’eut d’autre choix que de rĂ©quisitionner pour l’escadre d’Anson cinq cents soldats invalides du Royal Hospital, une institution Ă©tablie au XVIIe siĂšcle Ă  Chelsea pour des vĂ©tĂ©rans devenus “vieux, Ă©clopĂ©s ou infirmes au service de la Couronne”. Nombre d’entre eux avaient la soixantaine bien tassĂ©e et ils souffraient de convulsions, Ă©taient perclus de rhumatisme, durs d’oreille, en partie aveugles, ou bien il leur manquait plusieurs membres. En raison de leur Ăąge et de leur extrĂȘme faiblesse, ces soldats avaient Ă©tĂ© jugĂ©s inaptes au service actif. Le rĂ©vĂ©rend Walter les dĂ©crivait comme “un assemblage d’objets propres Ă  exciter la pitiĂ©â€.
Sur le trajet vers Portsmouth, prĂšs de la moitiĂ© des invalides se dĂ©robĂšrent, en boitillant sur sa jambe de bois pour l’un d’eux. “Tous ceux qui avaient assez de jambes, ou du moins assez de forces pour sortir de Portsmouth, ayant dĂ©sertĂ©â€, notait le rĂ©vĂ©rend Walter. Anson plaida auprĂšs de l’AmirautĂ© pour qu’elle remplace “ce dĂ©tachement ĂągĂ© et malade”, selon la formule de son aumĂŽnier. Or, il n’y avait plus une seule recrue disponible, et aprĂšs que le commodore eut renvoyĂ© les plus infirmes, ses supĂ©rieurs leur ordonnĂšrent de remonter Ă  bord.
David Cheap supervisa l’arrivĂ©e de ces hommes, dont un bon nombre Ă©taient si faibles qu’il fallait les porter Ă  bord des navires sur des brancards. Leurs mines paniquĂ©es trahissaient ce que tout le monde savait, au fond : ils embarquaient pour mourir. “Ils pĂ©riraient pour rien, selon toute vraisemblance de maladies lancinantes et douloureuses, convenait le rĂ©vĂ©rend Walter, qui plus est, aprĂšs avoir consacrĂ© l’énergie et la force de leur jeunesse au service de leur pays.”


Ainsi que l’observait un marin : “Un vaisseau de ligne est, pour ainsi dire, la quintessence du monde, oĂč il existe un spĂ©cimen de chaque caractĂšre, quelques belles Ăąmes et quelques vauriens de la pire espĂšce.” Parmi ces derniers, il listait “les bandits de grand chemin, les cambrioleurs, les voleurs Ă  la tire, les dĂ©bauchĂ©s, les adultĂšres, les joueurs, les pamphlĂ©taires, les gĂ©niteurs de bĂątards, les imposteurs, les souteneurs, les parasites, les ruffians, les hypocrites, les bellĂątres usĂ©s jusqu’à la corde”.


“Le capitaine devait ĂȘtre pour ses hommes le pĂšre et le confesseur, le juge et le jury, Ă©crit un historien. Il Ă©tait plus puissant que le roi, car le roi ne pouvait ordonner que l’on fouette un homme. Il pouvait leur ordonner d’aller au combat et, de ce fait, exerçait un pouvoir de vie et de mort sur chacun Ă  bord.”


Chaque Ă©lĂ©ment Ă©tait essentiel au bon fonctionnement du navire. L’inefficacitĂ©, les bĂ©vues, la stupiditĂ©, l’ivrognerie pouvaient conduire au dĂ©sastre. Un marin dĂ©crit un vaisseau de ligne comme “une mĂ©canique humaine, dans laquelle chaque homme est un rouage, une courroie ou une manivelle, le tout entrant en mouvement avec une rĂ©gularitĂ© et une prĂ©cision sans pareilles selon la volontĂ© du mĂ©canicien : le tout-puissant capitaine”.
 
 
Byron Ă©tait confrontĂ© Ă  la dure vĂ©ritĂ© de ce monde de bois : la vie de tous dĂ©pendait de la prestation de chaque membre de l’équipage. Ils Ă©taient comme les cellules d’un corps humain ; une seule cellule maligne les conduirait tous Ă  leur perte.


La notion mĂȘme de germes n’ayant pas encore fait son apparition, les instruments chirurgicaux n’étaient pas stĂ©rilisĂ©s, et la paranoĂŻa Ă  propos de l’origine de l’épidĂ©mie rongeait les marins comme le mal proprement dit. Le typhus se propageait-il dans l’eau ou avec la saletĂ© ? Par un contact ou par un regard ? L’une des thĂ©ories mĂ©dicales dominantes considĂ©rait que certains environnements stagnants, comme ceux d’un navire, Ă©mettaient des odeurs nocives qui contaminaient les humains. Il y avait vĂ©ritablement quelque chose “dans l’air”, croyait-on.  
Alors que les hommes de l’escadre d’Anson tombaient malades, officiers et mĂ©decins arpentaient les ponts, en flairant les coupables potentiels : la sentine croupie, les voiles moisies, la viande rance, la transpiration, le bois vermoulu, les rats crevĂ©s, la pisse et les excrĂ©ments, le bĂ©tail non lavĂ©, les mauvaises haleines. La fĂ©tiditĂ© avait provoquĂ© une invasion d’insectes d’une ampleur biblique de sorte que plus personne n’osait ouvrir la bouche, notait Millechamp, “de peur qu’ils ne leur volent au fond du gosier”. Plusieurs hommes d’équipage se taillĂšrent des Ă©ventails de fortune dans des morceaux de planche. “[Ils] s’en servaient pour brasser l’air infectĂ© d’un geste du poignet”, se rappelait un officier.


L’escadre continua sa progression. Bulkeley scrutait l’horizon, guettant l’AmĂ©rique du Sud, la terre ferme. Mais, hormis la mer, il n’y avait rien Ă  contempler. C’était un fin connaisseur de ses nuances et formes. Il y avait les eaux vitreuses et les eaux irrĂ©guliĂšres, les eaux coiffĂ©es de blanc et les eaux saumĂątres, les eaux d’un bleu transparent et celles creusĂ©es par la houle ou Ă©clairĂ©es par le soleil, aussi Ă©tincelantes que les Ă©toiles. Un jour, Ă©crit-il, l’ocĂ©an Ă©tait si pourpre qu’il “ressemblait Ă  du sang”. Chaque fois que l’escadre traversait une Ă©tendue de cet immense champ liquide, une autre apparaissait devant eux, comme si toute la Terre avait Ă©tĂ© submergĂ©e. 


Les mers de l’extrĂȘme Sud Ă©tant les seules eaux Ă  circuler sans obstacle autour du globe, elles accumulent une puissance dĂ©mesurĂ©e, avec des vagues qui se forment sur des distances de plus de vingt mille kilomĂštres, gagnant en intensitĂ© Ă  mesure qu’elles roulent d’un ocĂ©an Ă  l’autre. Enfin, Ă  leur arrivĂ©e devant le cap Horn, elles se retrouvent enserrĂ©es dans un Ă©troit couloir entre les terres continentales de la pointe sud du continent amĂ©ricain et la partie la plus septentrionale de la pĂ©ninsule antarctique. Ce dĂ©troit, appelĂ© le passage de Drake, rend le dĂ©ferlement maritime d’autant plus ravageur. Les courants ne sont pas seulement les plus longs de la Terre, mais aussi les plus fĂ©roces, transportant plus de cent millions de mĂštres cubes d’eau par seconde, soit plus de six cents fois le dĂ©bit de l’Amazone. Et puis, il y a les vents. Fouettant constamment vers l’est, depuis le Pacifique, oĂč aucune terre ne leur barre la route, ils accĂ©lĂšrent frĂ©quemment jusqu’à atteindre la force d’un ouragan et peuvent dĂ©passer les trois cents kilomĂštres Ă  l’heure. Les appellations que les marins attribuent Ă  ces latitudes traduisent leur violence : les quarantiĂšmes rugissants, les cinquantiĂšmes hurlants et les soixantiĂšmes dĂ©ferlants.
Qui plus est, un soudain relĂšvement des fonds marins de la rĂ©gion, qui remontent de quatre cents mĂštres de profondeur Ă  moins de cent, se combine aux autres forces brutes pour gĂ©nĂ©rer des vagues d’une ampleur effrayante. Ces “hauts rouleaux du cap Horn” peuvent effacer des mĂąts de trente mĂštres. Des icebergs mortels dĂ©tachĂ©s de la banquise flottent sur certaines de ces vagues. Et la collision des fronts froids de l’Antarctique et des fronts chauds de l’Équateur produit un cycle sans fin de dĂ©luges et de brouillard, de pluies glacĂ©es et de neige, de tonnerre et d’éclairs.
Quand une expĂ©dition britannique au XVIe siĂšcle dĂ©couvrit ces eaux, elle fit demi-tour aprĂšs avoir bataillĂ© avec ce qu’un aumĂŽnier du bord dĂ©crivit comme “la plus sauvage des mers”. MĂȘme les navires qui achevaient leur pĂ©riple autour du cap Horn le faisaient au prix d’innombrables vies, et tant de ces expĂ©ditions ont fini anĂ©anties – naufragĂ©es, coulĂ©es, disparues â€“ que la plupart des EuropĂ©ens ont complĂštement abandonnĂ© ces routes maritimes. L’Espagne prĂ©fĂ©rait acheminer ses cargaisons vers la cĂŽte du Panama, puis les transporter sur plus de quatre-vingts kilomĂštres au cƓur d’une jungle Ă©touffante et infestĂ©e de maladies vers des navires qui attendaient sur la cĂŽte opposĂ©e. Tout Ă©tait fait pour Ă©viter la voie du cap Horn.


Les voiles et les appendices du Centurion Ă©taient peu Ă  peu rĂ©duits en lambeaux, et plusieurs boulets de canon en avaient percĂ© la coque. Chaque fois que l’un d’eux frappait sous la ligne de flottaison, le charpentier et son Ă©quipe s’empressaient de combler le trou avec des bouchons de bois, de sorte que la mer ne s’y engouffre pas. Un boulet en fer forgĂ© de neuf livres dĂ©capita l’officier d’Anson, Thomas Richmond. Un autre marin fut touchĂ© Ă  la jambe. Un flot de sang jaillissait d’une artĂšre, ses camarades le descendirent dans le faux-pont oĂč on le coucha sur la table d’opĂ©ration. Tandis que le navire se convulsait Ă  chaque explosion, Allen attrapa ses lames et, sans anesthĂ©sie, entreprit de couper la jambe du blessĂ©. Un chirurgien de marine dĂ©crivait l’épreuve d’une opĂ©ration dans ces conditions : “À l’instant oĂč j’amputais le membre d’un marin blessĂ©, j’étais presque constamment interrompu par le reste de ses compagnons, qui Ă©taient dans une dĂ©tresse comparable ; certains poussaient les cris les plus perçants qui se pussent entendre, alors que d’autres, dans leur demande ardente d’ĂȘtre soulagĂ©s, me saisissaient par les bras au moment mĂȘme oĂč je passais l’aiguille pour refermer les vaisseaux bĂ©ants au moyen d’une ligature.” Pendant qu’Allen s’affairait, le navire tremblait sans relĂąche sous l’effet du recul des gros calibres. Le docteur rĂ©ussit Ă  scier la jambe juste au-dessus du genou et Ă  cautĂ©riser la blessure avec du goudron bouillant, mais l’homme ne tarda pas Ă  mourir.


Les quatre naufragĂ©s poursuivirent leur traversĂ©e du golfe, en suivant les conseils de leurs guides chonos : Ă  quel moment ramer et Ă  quel autre se reposer, comment trouver refuge et oĂč pĂȘcher des berniques. MĂȘme confrontĂ©s Ă  cette situation, dans leurs rĂ©cits, les naufragĂ©s trahissent leur racisme viscĂ©ral. Byron continuait de se rĂ©fĂ©rer aux Patagoniens comme Ă  des “sauvages”, et Campbell se plaignait : “Nous n’osions dĂ©plorer aucun manquement dans leur conduite, alors qu’ils se considĂ©raient comme nos maĂźtres, et que nous Ă©tions obligĂ©s de nous soumettre Ă  eux en toutes choses.” En effet, le sentiment de supĂ©rioritĂ© des naufragĂ©s Ă©tait chaque jour battu en brĂšche. Quand Byron cueillit quelques baies pour s’en nourrir, l’un des Chonos les lui arracha des mains, en lui signifiant que c’était du poison. “En consĂ©quence, selon toute probabilitĂ©, ces gens m’ont Ă  prĂ©sent sauvĂ© la vie”, reconnaissait-il.


Cela faisait trois mois qu’ils Ă©taient partis de l’üle du Wager et presque un an qu’ils avaient fait naufrage. Ainsi que l’écrivit Byron, les autres et lui-mĂȘme “n’avaient plus guĂšre figure humaine”. Cheap Ă©tait au plus mal. “Je ne pouvais comparer son corps Ă  rien d’autre qu’à une fourmiliĂšre, des milliers d’insectes rampant dessus, notait-il encore. Il n’avait maintenant plus du tout la force de se dĂ©barrasser de ses tourments, car il avait achevĂ© de se perdre, ne se remĂ©morant plus nos noms, de ceux qui Ă©taient autour de lui, ou mĂȘme le sien. Sa barbe Ă©tait aussi longue que celle d’un ermite. [
] Ses jambes Ă©taient aussi grosses que des bornes, alors que son corps semblait rĂ©duit Ă  de la peau sur des os.”


Une mutinerie, en particulier en temps de guerre, peut se rĂ©vĂ©ler une menace si redoutable pour l’ordre public qu’elle n’est souvent mĂȘme pas officiellement reconnue comme telle. Au cours de la PremiĂšre Guerre mondiale, sur le front occidental, les troupes françaises de plusieurs unitĂ©s refusĂšrent de se battre lors de l’une des plus amples mutineries de l’histoire. Mais le rĂ©cit gouvernemental officiel rĂ©duisit ces incidents Ă  de simples Ă©pisodes dâ€™â€œĂ©branlements et de redressement du moral”. Les dossiers militaires restĂšrent sous scellĂ©s pendant cinquante ans, et ce ne fut qu’en 1967 qu’une analyse faisant autoritĂ© fut publiĂ©e en France.


AprĂšs son retour en Angleterre, Morris publia un rĂ©cit de quarante-huit pages, qui s’ajouta Ă  la bibliothĂšque sans cesse plus volumineuse de ces chroniques de l’affaire du Wager. Les auteurs se prĂ©sentaient rarement, leurs compagnons et eux, en agents d’un systĂšme impĂ©rialiste. Ils Ă©taient la proie de leurs propres luttes quotidiennes et de leurs ambitions, occupĂ©s Ă  manƓuvrer leur navire, Ă  obtenir des promotions et Ă  gagner de l’argent pour faire vivre leur famille et, en fin de compte, Ă  leur survie. Mais c’est prĂ©cisĂ©ment cette complicitĂ© irrĂ©flĂ©chie qui permet aux empires de prospĂ©rer. En fait, c’est exactement ce dont ces structures impĂ©riales ont besoin : des milliers et des milliers de gens ordinaires, innocents ou non, qui servent un systĂšme, qui se sacrifient mĂȘme souvent pour lui, sans qu’aucun, ou presque, ne le remette jamais en question.

 

 

Du mĂȘme auteur sur ce blog :

 
 

 


 

2 commentaires:

  1. A lire tous ces avis dithyrambiques, je trépigne !! J'avais adoré La note américaine de cet auteur, et ce dernier titre a l'air tout aussi excellent. Et si tu le permets, je récupÚre ton lien pour l'ajouter au récapitulatif de "Lire (sur) les minorités ethniques", ce roman s'inscrivant dans le cadre de l'activité (https://bookin-ingannmic.blogspot.com/2021/12/lire-sur-les-minorites-ethniques-le.html).

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    1. Avec grand plaisir, Ingannmic. Si tu as aimé cet autre livre de l'auteur, tu vas te régaler.

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