Coup de coeur đ
Titre : Les naufragés du Wager
(The Wager: A Tale of Shipwreck,
Mutiny, and Murder)
Auteur : David GRANN
Traduction : Johan-Frédérik HEL GUEDJ
Parution : 2023 en anglais (USA)
et en français (Sous-Sol)
Pages : 448
Présentation de l'éditeur :
En 1740, le vaisseau de ligne de Sa Majesté le HMS Wager, deux cent
cinquante officiers et hommes dâĂ©quipage Ă son bord, est envoyĂ© au sein
dâune escouade sous le commandement du commodore Anson en mission
secrĂšte pour piller les cargaisons dâun galion de lâEmpire espagnol.
AprÚs avoir franchi le cap Horn, le Wager fait naufrage. Une poignée de malheureux survit sur une ßle désolée au large de la
Patagonie. Le chaos et les morts sâempilant, et face Ă la quasi-absence
de ressources vitales, aux conditions hostiles, certains se résolvent au
cannibalisme, des mutineries Ă©clatent, le capitaine commet un meurtre
devant tĂ©moins. Trois groupes sâaffrontent quant Ă la stratĂ©gie Ă
adopter pour sâen Ă©chapper. Alors que tout le monde croyait que
lâintĂ©gralitĂ© de lâĂ©quipage du Wager avait disparu, un premier groupe de
vingt-neuf survivants réapparaßt au Brésil deux cent quatre-vingt-trois
jours aprÚs la catastrophe maritime. Puis ce sont trois rescapés de
plus qui atteignent le Brésil trois mois et demi plus tard. Mais une
fois rentrés en terres anglicanes, commence alors une autre guerre, des
rĂ©cits cette fois, afin de sauver son honneur et sa vie face Ă
lâAmirautĂ© et au grand public.
Reconstitution captivante dâun monde disparu, Les NaufragĂ©s du Wager de David Grann est un formidable roman dâaventures et une rĂ©flexion saisissante sur le sens des rĂ©cits. Un grand livre par lâun des maĂźtres de la littĂ©rature du rĂ©el.
Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur :
NeÌ en 1967 aÌ New York, David Grann est depuis 2003 journaliste au New Yorker.
SalueÌ par ses pairs, il fut finaliste du prestigieux National Magazine
Awards en 2010. Il est lâauteur de plusieurs reportages fameux Un crime parfait (2009), Le CameÌleÌon (2009), Trial by Fire (2010), Chronique dâun meurtre annoncĂ© (2013) et The Yankee Comandante (2015), rassemblĂ©s dans le recueil Le Diable et Sherlock Holmes (Editions du sous-sol, Points). Il est aussi lâauteur de La CiteÌ perdue de Z (Points), de La note amĂ©ricaine (Pocket) et de The White Darkness (Editions du sous-sol, Points).
Avis :
Nul besoin dâinventer pour Ă©crire des histoires plus extraordinaires que les plus formidables des fictions : le journaliste et Ă©crivain amĂ©ricain David Grann, plĂ©biscitĂ© et adaptĂ© par les plus grands noms du cinĂ©ma outre-Atlantique, a lâart dâexhumer de la rĂ©alitĂ© des aventures Ă ce point incroyables quâil lui faut se battre, armĂ© de lâirrĂ©prochable rigueur de sa documentation et de la prĂ©cision sans concession de sa plume, pour que leur narration en paraisse plausible.Il lui aura donc fallu cinq ans dâun minutieux travail dâenquĂȘte, Ă recouper les documents de lâĂ©poque, journaux de bord et rapports maritimes, Ă explorer ouvrages et prĂ©cis de marine, de chirurgie ou encore dâhorlogerie, sans compter les Ă©tudes universitaires sur Stevenson, Melville et Byron â les premiers sâĂ©tant inspirĂ© de cette histoire pour leurs romans, le dernier des rĂ©cits de son grand-pĂšre rescapĂ© du naufrage â, Ă se rendre sur place aussi, sur lâĂźle Wager â ce bout de terre dĂ©solĂ©e, battue par les tempĂȘtes du Pacifique Sud au large de la Patagonie, oĂč subsistent encore des traces du navire perdu â, pour insuffler la vie dans un rĂ©cit Ă©poustouflant, aussi vrai que nature.
En 1740, le Wager et ses deux cent cinquante hommes appareillent au sein dâune petite escadre de la Couronne britannique, avec pour mission la capture dâun galion espagnol revenant des Indes chargĂ© dâor. RetardĂ©e par les avanies dâun recrutement si difficile quâil a fallu rafler lâĂ©quipage parmi les indigents, les repris de justice et les vĂ©tĂ©rans malades ou estropiĂ©s, lâexpĂ©dition aborde lâenfer du Cap Horn Ă la pire des saisons. DrossĂ© sur les rochers dâun bout de terre surgi des ouragans, le Wager se disloque, laissant miraculeusement la vie sauve Ă une partie de lâĂ©quipage et de ses officiers. HabituĂ©s Ă la vie infernale du « monde de bois », cette prison flottante coupĂ©e du monde oĂč sĂ©vissent sans merci promiscuitĂ©, Ă©pidĂ©mies â typhoĂŻde, typhus, scorbut â et autoritĂ© de fer, les survivants vont pourtant passer, sur leur Ăźle dĂ©serte, par tous les cercles imaginables de lâenfer. Mutinerie, cannibalisme, meurtre, jalonneront les quelque six mois de la terrible robinsonnade, avant que le groupe, scindĂ© en diffĂ©rentes factions, ne trouve le moyen dâembarquer sur des grĂ©ements de fortune pour plus dâun an dâune navigation hagarde vers la civilisation. La poignĂ©e de fantĂŽmes mĂ©connaissables et Ă peine humains que le monde stupĂ©fait verra surgir dâun presque au-delĂ nâen auront pour autant pas fini de se battre pour dĂ©fendre leur peau. Commencera alors en effet lâheure des comptes, ceux Ă rendre Ă la Justice de lâAmirautĂ© au regard de lâimpitoyable code maritime britannique. Et lâon ne badine pas, ni avec lâabandon de poste, ni avec la mutinerieâŠ
Loin de la seule restitution journalistique dâune colossale enquĂȘte mais sans pour autant sâautoriser la moindre facilitĂ© romanesque, la narration sâanime dâune vie qui se nourrit de la puissance dâĂ©vocation dâun style net et prĂ©cis, capable de rendre en quelques mots le grain dâune atmosphĂšre ou dâune situation. Sur un rythme vif et fluide superbement servi par la traduction de FrĂ©dĂ©rik Hel Guedj, le souffle du rĂ©cit emporte ainsi le lecteur dans la dĂ©couverte, passionnante de bout en bout, non pas seulement dâun fait divers hors du commun, mais dâun pan historique Ă©difiant Ă bien des Ă©gards. A travers le microcosme du navire, condensĂ© flottant de lâorganisation dâune sociĂ©tĂ© et des rapports humains, dĂ©lĂ©gation dâune « civilisation » avide et pressĂ©e de piller le monde par tous les moyens â assujettissement barbare de ses propres hommes, piraterie, anĂ©antissement des peuples autochtones comme les malheureux Kaweskars des chenaux de Patagonie Ă©galement Ă©voquĂ©s par Jean Raspail dans Qui se souvient des hommes â, enfin espace clos oĂč, pour leur survie, des hommes se font plus sauvages que des bĂȘtes fauves, câest un miroir bien peu flatteur que nous tend cette sinistre tragĂ©die. Les autoritĂ©s de lâĂ©poque ne sây sont dâailleurs pas trompĂ©es, qui ont Ă©touffĂ© lâaffaire alors quâelle faisait sensation, dĂ©jĂ Ă coup de « fake news » dĂ©multipliĂ©es par la publication des diffĂ©rentes versions de chaque protagonisteâŠ
AprĂšs lâhallucinant The White Darkness, qui nous emmenait dans une mortelle traversĂ©e pĂ©destre du contient antarctique, cette nouvelle et tout aussi vĂ©ridique aventure se lit, elle aussi, le souffle suspendu, fascinĂ© par cette rĂ©alitĂ© dĂ©passant la plus dĂ©bridĂ©e des imaginations. David Grann est aujourdâhui aux Etats-Unis une star du rĂ©cit de non-fiction. Gageons que cette rĂ©putation ne sera pas dĂ©mentie de ce cĂŽtĂ© de lâAtlantique. Coup de coeur. (5/5)
Citations :
Il nâĂ©tait pas rare que les autoritĂ©s locales, sachant combien lâenrĂŽlement de force Ă©tait impopulaire, se dĂ©barrassent des indĂ©sirables. Mais ces conscrits Ă©taient pitoyables, et les volontaires valaient Ă peine mieux. Un amiral dĂ©crit un groupe de recrues âinfestĂ©es par la variole, la gale, les Ă©crouelles et toutes sortes de maux, issues des hĂŽpitaux de Londres. Elles ne serviront quâĂ contaminer les navires ; pour le reste, la plupart dâentre elles sont des voleurs, des cambrioleurs, des forçats de [la prison de] Newgate et la lie de Londres. Et de conclure : âDurant toutes les guerres prĂ©cĂ©dentes jamais je nâai vu rameutĂ© un tel ramassis de gaillards plus lamentables les uns que les autres.â
Afin de remĂ©dier au moins en partie Ă cette pĂ©nurie dâhommes, le gouvernement envoya Ă lâescadre dâAnson cent quarante-trois fusiliers de marine, qui formaient alors une branche de lâarmĂ©e, avec leurs officiers. Les fusiliers de marine Ă©taient censĂ©s prendre part aux opĂ©rations terrestres dâinvasion et prĂȘter main-forte en mer. Pourtant, ces recrues Ă©taient si novices quâelles nâavaient jamais mis les pieds sur un navire ni ne savaient tirer avec une arme Ă feu. De lâaveu de lâAmirautĂ©, elles Ă©taient âinutilesâ. AcculĂ©e, la Navy nâeut dâautre choix que de rĂ©quisitionner pour lâescadre dâAnson cinq cents soldats invalides du Royal Hospital, une institution Ă©tablie au XVIIe siĂšcle Ă Chelsea pour des vĂ©tĂ©rans devenus âvieux, Ă©clopĂ©s ou infirmes au service de la Couronneâ. Nombre dâentre eux avaient la soixantaine bien tassĂ©e et ils souffraient de convulsions, Ă©taient perclus de rhumatisme, durs dâoreille, en partie aveugles, ou bien il leur manquait plusieurs membres. En raison de leur Ăąge et de leur extrĂȘme faiblesse, ces soldats avaient Ă©tĂ© jugĂ©s inaptes au service actif. Le rĂ©vĂ©rend Walter les dĂ©crivait comme âun assemblage dâobjets propres Ă exciter la pitiĂ©â.
Sur le trajet vers Portsmouth, prĂšs de la moitiĂ© des invalides se dĂ©robĂšrent, en boitillant sur sa jambe de bois pour lâun dâeux. âTous ceux qui avaient assez de jambes, ou du moins assez de forces pour sortir de Portsmouth, ayant dĂ©sertĂ©â, notait le rĂ©vĂ©rend Walter. Anson plaida auprĂšs de lâAmirautĂ© pour quâelle remplace âce dĂ©tachement ĂągĂ© et maladeâ, selon la formule de son aumĂŽnier. Or, il nây avait plus une seule recrue disponible, et aprĂšs que le commodore eut renvoyĂ© les plus infirmes, ses supĂ©rieurs leur ordonnĂšrent de remonter Ă bord.
David Cheap supervisa lâarrivĂ©e de ces hommes, dont un bon nombre Ă©taient si faibles quâil fallait les porter Ă bord des navires sur des brancards. Leurs mines paniquĂ©es trahissaient ce que tout le monde savait, au fond : ils embarquaient pour mourir. âIls pĂ©riraient pour rien, selon toute vraisemblance de maladies lancinantes et douloureuses, convenait le rĂ©vĂ©rend Walter, qui plus est, aprĂšs avoir consacrĂ© lâĂ©nergie et la force de leur jeunesse au service de leur pays.â
Afin de remĂ©dier au moins en partie Ă cette pĂ©nurie dâhommes, le gouvernement envoya Ă lâescadre dâAnson cent quarante-trois fusiliers de marine, qui formaient alors une branche de lâarmĂ©e, avec leurs officiers. Les fusiliers de marine Ă©taient censĂ©s prendre part aux opĂ©rations terrestres dâinvasion et prĂȘter main-forte en mer. Pourtant, ces recrues Ă©taient si novices quâelles nâavaient jamais mis les pieds sur un navire ni ne savaient tirer avec une arme Ă feu. De lâaveu de lâAmirautĂ©, elles Ă©taient âinutilesâ. AcculĂ©e, la Navy nâeut dâautre choix que de rĂ©quisitionner pour lâescadre dâAnson cinq cents soldats invalides du Royal Hospital, une institution Ă©tablie au XVIIe siĂšcle Ă Chelsea pour des vĂ©tĂ©rans devenus âvieux, Ă©clopĂ©s ou infirmes au service de la Couronneâ. Nombre dâentre eux avaient la soixantaine bien tassĂ©e et ils souffraient de convulsions, Ă©taient perclus de rhumatisme, durs dâoreille, en partie aveugles, ou bien il leur manquait plusieurs membres. En raison de leur Ăąge et de leur extrĂȘme faiblesse, ces soldats avaient Ă©tĂ© jugĂ©s inaptes au service actif. Le rĂ©vĂ©rend Walter les dĂ©crivait comme âun assemblage dâobjets propres Ă exciter la pitiĂ©â.
Sur le trajet vers Portsmouth, prĂšs de la moitiĂ© des invalides se dĂ©robĂšrent, en boitillant sur sa jambe de bois pour lâun dâeux. âTous ceux qui avaient assez de jambes, ou du moins assez de forces pour sortir de Portsmouth, ayant dĂ©sertĂ©â, notait le rĂ©vĂ©rend Walter. Anson plaida auprĂšs de lâAmirautĂ© pour quâelle remplace âce dĂ©tachement ĂągĂ© et maladeâ, selon la formule de son aumĂŽnier. Or, il nây avait plus une seule recrue disponible, et aprĂšs que le commodore eut renvoyĂ© les plus infirmes, ses supĂ©rieurs leur ordonnĂšrent de remonter Ă bord.
David Cheap supervisa lâarrivĂ©e de ces hommes, dont un bon nombre Ă©taient si faibles quâil fallait les porter Ă bord des navires sur des brancards. Leurs mines paniquĂ©es trahissaient ce que tout le monde savait, au fond : ils embarquaient pour mourir. âIls pĂ©riraient pour rien, selon toute vraisemblance de maladies lancinantes et douloureuses, convenait le rĂ©vĂ©rend Walter, qui plus est, aprĂšs avoir consacrĂ© lâĂ©nergie et la force de leur jeunesse au service de leur pays.â
Ainsi que lâobservait un marin : âUn vaisseau de ligne est, pour ainsi dire, la quintessence du monde, oĂč il existe un spĂ©cimen de chaque caractĂšre, quelques belles Ăąmes et quelques vauriens de la pire espĂšce.â Parmi ces derniers, il listait âles bandits de grand chemin, les cambrioleurs, les voleurs Ă la tire, les dĂ©bauchĂ©s, les adultĂšres, les joueurs, les pamphlĂ©taires, les gĂ©niteurs de bĂątards, les imposteurs, les souteneurs, les parasites, les ruffians, les hypocrites, les bellĂątres usĂ©s jusquâĂ la cordeâ.
âLe capitaine devait ĂȘtre pour ses hommes le pĂšre et le confesseur, le juge et le jury, Ă©crit un historien. Il Ă©tait plus puissant que le roi, car le roi ne pouvait ordonner que lâon fouette un homme. Il pouvait leur ordonner dâaller au combat et, de ce fait, exerçait un pouvoir de vie et de mort sur chacun Ă bord.â
Chaque Ă©lĂ©ment Ă©tait essentiel au bon fonctionnement du navire. LâinefficacitĂ©, les bĂ©vues, la stupiditĂ©, lâivrognerie pouvaient conduire au dĂ©sastre. Un marin dĂ©crit un vaisseau de ligne comme âune mĂ©canique humaine, dans laquelle chaque homme est un rouage, une courroie ou une manivelle, le tout entrant en mouvement avec une rĂ©gularitĂ© et une prĂ©cision sans pareilles selon la volontĂ© du mĂ©canicien : le tout-puissant capitaineâ.
Byron Ă©tait confrontĂ© Ă la dure vĂ©ritĂ© de ce monde de bois : la vie de tous dĂ©pendait de la prestation de chaque membre de lâĂ©quipage. Ils Ă©taient comme les cellules dâun corps humain ; une seule cellule maligne les conduirait tous Ă leur perte.
La notion mĂȘme de germes nâayant pas encore fait son apparition, les instruments chirurgicaux nâĂ©taient pas stĂ©rilisĂ©s, et la paranoĂŻa Ă propos de lâorigine de lâĂ©pidĂ©mie rongeait les marins comme le mal proprement dit. Le typhus se propageait-il dans lâeau ou avec la saletĂ© ? Par un contact ou par un regard ? Lâune des thĂ©ories mĂ©dicales dominantes considĂ©rait que certains environnements stagnants, comme ceux dâun navire, Ă©mettaient des odeurs nocives qui contaminaient les humains. Il y avait vĂ©ritablement quelque chose âdans lâairâ, croyait-on.
Alors que les hommes de lâescadre dâAnson tombaient malades, officiers et mĂ©decins arpentaient les ponts, en flairant les coupables potentiels : la sentine croupie, les voiles moisies, la viande rance, la transpiration, le bois vermoulu, les rats crevĂ©s, la pisse et les excrĂ©ments, le bĂ©tail non lavĂ©, les mauvaises haleines. La fĂ©tiditĂ© avait provoquĂ© une invasion dâinsectes dâune ampleur biblique de sorte que plus personne nâosait ouvrir la bouche, notait Millechamp, âde peur quâils ne leur volent au fond du gosierâ. Plusieurs hommes dâĂ©quipage se taillĂšrent des Ă©ventails de fortune dans des morceaux de planche. â[Ils] sâen servaient pour brasser lâair infectĂ© dâun geste du poignetâ, se rappelait un officier.
Lâescadre continua sa progression. Bulkeley scrutait lâhorizon, guettant lâAmĂ©rique du Sud, la terre ferme. Mais, hormis la mer, il nây avait rien Ă contempler. CâĂ©tait un fin connaisseur de ses nuances et formes. Il y avait les eaux vitreuses et les eaux irrĂ©guliĂšres, les eaux coiffĂ©es de blanc et les eaux saumĂątres, les eaux dâun bleu transparent et celles creusĂ©es par la houle ou Ă©clairĂ©es par le soleil, aussi Ă©tincelantes que les Ă©toiles. Un jour, Ă©crit-il, lâocĂ©an Ă©tait si pourpre quâil âressemblait Ă du sangâ. Chaque fois que lâescadre traversait une Ă©tendue de cet immense champ liquide, une autre apparaissait devant eux, comme si toute la Terre avait Ă©tĂ© submergĂ©e.
Les mers de lâextrĂȘme Sud Ă©tant les seules eaux Ă circuler sans obstacle autour du globe, elles accumulent une puissance dĂ©mesurĂ©e, avec des vagues qui se forment sur des distances de plus de vingt mille kilomĂštres, gagnant en intensitĂ© Ă mesure quâelles roulent dâun ocĂ©an Ă lâautre. Enfin, Ă leur arrivĂ©e devant le cap Horn, elles se retrouvent enserrĂ©es dans un Ă©troit couloir entre les terres continentales de la pointe sud du continent amĂ©ricain et la partie la plus septentrionale de la pĂ©ninsule antarctique. Ce dĂ©troit, appelĂ© le passage de Drake, rend le dĂ©ferlement maritime dâautant plus ravageur. Les courants ne sont pas seulement les plus longs de la Terre, mais aussi les plus fĂ©roces, transportant plus de cent millions de mĂštres cubes dâeau par seconde, soit plus de six cents fois le dĂ©bit de lâAmazone. Et puis, il y a les vents. Fouettant constamment vers lâest, depuis le Pacifique, oĂč aucune terre ne leur barre la route, ils accĂ©lĂšrent frĂ©quemment jusquâĂ atteindre la force dâun ouragan et peuvent dĂ©passer les trois cents kilomĂštres Ă lâheure. Les appellations que les marins attribuent Ă ces latitudes traduisent leur violence : les quarantiĂšmes rugissants, les cinquantiĂšmes hurlants et les soixantiĂšmes dĂ©ferlants.
Qui plus est, un soudain relĂšvement des fonds marins de la rĂ©gion, qui remontent de quatre cents mĂštres de profondeur Ă moins de cent, se combine aux autres forces brutes pour gĂ©nĂ©rer des vagues dâune ampleur effrayante. Ces âhauts rouleaux du cap Hornâ peuvent effacer des mĂąts de trente mĂštres. Des icebergs mortels dĂ©tachĂ©s de la banquise flottent sur certaines de ces vagues. Et la collision des fronts froids de lâAntarctique et des fronts chauds de lâĂquateur produit un cycle sans fin de dĂ©luges et de brouillard, de pluies glacĂ©es et de neige, de tonnerre et dâĂ©clairs.
Quand une expĂ©dition britannique au XVIe siĂšcle dĂ©couvrit ces eaux, elle fit demi-tour aprĂšs avoir bataillĂ© avec ce quâun aumĂŽnier du bord dĂ©crivit comme âla plus sauvage des mersâ. MĂȘme les navires qui achevaient leur pĂ©riple autour du cap Horn le faisaient au prix dâinnombrables vies, et tant de ces expĂ©ditions ont fini anĂ©anties â naufragĂ©es, coulĂ©es, disparues â que la plupart des EuropĂ©ens ont complĂštement abandonnĂ© ces routes maritimes. LâEspagne prĂ©fĂ©rait acheminer ses cargaisons vers la cĂŽte du Panama, puis les transporter sur plus de quatre-vingts kilomĂštres au cĆur dâune jungle Ă©touffante et infestĂ©e de maladies vers des navires qui attendaient sur la cĂŽte opposĂ©e. Tout Ă©tait fait pour Ă©viter la voie du cap Horn.
Qui plus est, un soudain relĂšvement des fonds marins de la rĂ©gion, qui remontent de quatre cents mĂštres de profondeur Ă moins de cent, se combine aux autres forces brutes pour gĂ©nĂ©rer des vagues dâune ampleur effrayante. Ces âhauts rouleaux du cap Hornâ peuvent effacer des mĂąts de trente mĂštres. Des icebergs mortels dĂ©tachĂ©s de la banquise flottent sur certaines de ces vagues. Et la collision des fronts froids de lâAntarctique et des fronts chauds de lâĂquateur produit un cycle sans fin de dĂ©luges et de brouillard, de pluies glacĂ©es et de neige, de tonnerre et dâĂ©clairs.
Quand une expĂ©dition britannique au XVIe siĂšcle dĂ©couvrit ces eaux, elle fit demi-tour aprĂšs avoir bataillĂ© avec ce quâun aumĂŽnier du bord dĂ©crivit comme âla plus sauvage des mersâ. MĂȘme les navires qui achevaient leur pĂ©riple autour du cap Horn le faisaient au prix dâinnombrables vies, et tant de ces expĂ©ditions ont fini anĂ©anties â naufragĂ©es, coulĂ©es, disparues â que la plupart des EuropĂ©ens ont complĂštement abandonnĂ© ces routes maritimes. LâEspagne prĂ©fĂ©rait acheminer ses cargaisons vers la cĂŽte du Panama, puis les transporter sur plus de quatre-vingts kilomĂštres au cĆur dâune jungle Ă©touffante et infestĂ©e de maladies vers des navires qui attendaient sur la cĂŽte opposĂ©e. Tout Ă©tait fait pour Ă©viter la voie du cap Horn.
Les voiles et les appendices du Centurion Ă©taient peu Ă peu rĂ©duits en lambeaux, et plusieurs boulets de canon en avaient percĂ© la coque. Chaque fois que lâun dâeux frappait sous la ligne de flottaison, le charpentier et son Ă©quipe sâempressaient de combler le trou avec des bouchons de bois, de sorte que la mer ne sây engouffre pas. Un boulet en fer forgĂ© de neuf livres dĂ©capita lâofficier dâAnson, Thomas Richmond. Un autre marin fut touchĂ© Ă la jambe. Un flot de sang jaillissait dâune artĂšre, ses camarades le descendirent dans le faux-pont oĂč on le coucha sur la table dâopĂ©ration. Tandis que le navire se convulsait Ă chaque explosion, Allen attrapa ses lames et, sans anesthĂ©sie, entreprit de couper la jambe du blessĂ©. Un chirurgien de marine dĂ©crivait lâĂ©preuve dâune opĂ©ration dans ces conditions : âĂ lâinstant oĂč jâamputais le membre dâun marin blessĂ©, jâĂ©tais presque constamment interrompu par le reste de ses compagnons, qui Ă©taient dans une dĂ©tresse comparable ; certains poussaient les cris les plus perçants qui se pussent entendre, alors que dâautres, dans leur demande ardente dâĂȘtre soulagĂ©s, me saisissaient par les bras au moment mĂȘme oĂč je passais lâaiguille pour refermer les vaisseaux bĂ©ants au moyen dâune ligature.â Pendant quâAllen sâaffairait, le navire tremblait sans relĂąche sous lâeffet du recul des gros calibres. Le docteur rĂ©ussit Ă scier la jambe juste au-dessus du genou et Ă cautĂ©riser la blessure avec du goudron bouillant, mais lâhomme ne tarda pas Ă mourir.
Les quatre naufragĂ©s poursuivirent leur traversĂ©e du golfe, en suivant les conseils de leurs guides chonos : Ă quel moment ramer et Ă quel autre se reposer, comment trouver refuge et oĂč pĂȘcher des berniques. MĂȘme confrontĂ©s Ă cette situation, dans leurs rĂ©cits, les naufragĂ©s trahissent leur racisme viscĂ©ral. Byron continuait de se rĂ©fĂ©rer aux Patagoniens comme Ă des âsauvagesâ, et Campbell se plaignait : âNous nâosions dĂ©plorer aucun manquement dans leur conduite, alors quâils se considĂ©raient comme nos maĂźtres, et que nous Ă©tions obligĂ©s de nous soumettre Ă eux en toutes choses.â En effet, le sentiment de supĂ©rioritĂ© des naufragĂ©s Ă©tait chaque jour battu en brĂšche. Quand Byron cueillit quelques baies pour sâen nourrir, lâun des Chonos les lui arracha des mains, en lui signifiant que câĂ©tait du poison. âEn consĂ©quence, selon toute probabilitĂ©, ces gens mâont Ă prĂ©sent sauvĂ© la vieâ, reconnaissait-il.
Cela faisait trois mois quâils Ă©taient partis de lâĂźle du Wager et presque un an quâils avaient fait naufrage. Ainsi que lâĂ©crivit Byron, les autres et lui-mĂȘme ânâavaient plus guĂšre figure humaineâ. Cheap Ă©tait au plus mal. âJe ne pouvais comparer son corps Ă rien dâautre quâĂ une fourmiliĂšre, des milliers dâinsectes rampant dessus, notait-il encore. Il nâavait maintenant plus du tout la force de se dĂ©barrasser de ses tourments, car il avait achevĂ© de se perdre, ne se remĂ©morant plus nos noms, de ceux qui Ă©taient autour de lui, ou mĂȘme le sien. Sa barbe Ă©tait aussi longue que celle dâun ermite. [âŠ] Ses jambes Ă©taient aussi grosses que des bornes, alors que son corps semblait rĂ©duit Ă de la peau sur des os.â
Une mutinerie, en particulier en temps de guerre, peut se rĂ©vĂ©ler une menace si redoutable pour lâordre public quâelle nâest souvent mĂȘme pas officiellement reconnue comme telle. Au cours de la PremiĂšre Guerre mondiale, sur le front occidental, les troupes françaises de plusieurs unitĂ©s refusĂšrent de se battre lors de lâune des plus amples mutineries de lâhistoire. Mais le rĂ©cit gouvernemental officiel rĂ©duisit ces incidents Ă de simples Ă©pisodes dââĂ©branlements et de redressement du moralâ. Les dossiers militaires restĂšrent sous scellĂ©s pendant cinquante ans, et ce ne fut quâen 1967 quâune analyse faisant autoritĂ© fut publiĂ©e en France.
AprĂšs son retour en Angleterre, Morris publia un rĂ©cit de quarante-huit pages, qui sâajouta Ă la bibliothĂšque sans cesse plus volumineuse de ces chroniques de lâaffaire du Wager. Les auteurs se prĂ©sentaient rarement, leurs compagnons et eux, en agents dâun systĂšme impĂ©rialiste. Ils Ă©taient la proie de leurs propres luttes quotidiennes et de leurs ambitions, occupĂ©s Ă manĆuvrer leur navire, Ă obtenir des promotions et Ă gagner de lâargent pour faire vivre leur famille et, en fin de compte, Ă leur survie. Mais câest prĂ©cisĂ©ment cette complicitĂ© irrĂ©flĂ©chie qui permet aux empires de prospĂ©rer. En fait, câest exactement ce dont ces structures impĂ©riales ont besoin : des milliers et des milliers de gens ordinaires, innocents ou non, qui servent un systĂšme, qui se sacrifient mĂȘme souvent pour lui, sans quâaucun, ou presque, ne le remette jamais en question.
Du mĂȘme auteur sur ce blog :
A lire tous ces avis dithyrambiques, je trépigne !! J'avais adoré La note américaine de cet auteur, et ce dernier titre a l'air tout aussi excellent. Et si tu le permets, je récupÚre ton lien pour l'ajouter au récapitulatif de "Lire (sur) les minorités ethniques", ce roman s'inscrivant dans le cadre de l'activité (https://bookin-ingannmic.blogspot.com/2021/12/lire-sur-les-minorites-ethniques-le.html).
RépondreSupprimerAvec grand plaisir, Ingannmic. Si tu as aimé cet autre livre de l'auteur, tu vas te régaler.
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