samedi 14 octobre 2023

[Toussaint, Jean-Philippe] L'échiquier

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'échiquier

Auteur : Jean-Philippe TOUSSAINT

Parution : 2023 (Minuit)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« Je voulais, écrit Jean-Philippe Toussaint, que ce livre traite autant des ouvertures que des fins de partie, je voulais que ce livre me raconte, m’invente, me recrée, m’établisse et me prolonge. Je voulais dire ma jeunesse et mon adolescence dans ce livre, je voulais débobiner, depuis ses origines, mes relations avec le jeu d’échecs, je voulais faire du jeu d’échecs le fil d’Ariane de ce livre et remonter ce fil jusqu’aux temps les plus reculés de mon enfance, je voulais qu’il y ait soixante-quatre chapitres dans ce livre, comme les soixante-quatre cases d’un échiquier. »

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Jean-Philippe Toussaint est né à Bruxelles en 1957. Il est écrivain, cinéaste et photographe. Il est l’auteur de dix-huit livres publiés aux Editions de Minuit. Il a obtenu le prix Médicis en 2005 pour Fuir et le Prix Décembre en 2009 pour La Vérité sur Marie. Ses romans sont traduits en plus de vingt langues. Il a réalisé quatre longs métrages pour le cinéma et a présenté des expositions de photos dans le monde entier. En 2012, il a présenté au Musée du Louvre à Paris l’exposition LIVRE/LOUVRE.

 

Avis :  

Coincé dans son appartement bruxellois par le confinement consécutif à la pandémie de mars 2020, Jean-Philippe Toussaint organise ses échappatoires. Ses après-midis seront consacrés à la traduction de la nouvelle de Zweig, Le Joueur d’échecs, dont le protagoniste Monsieur B., assigné à résidence par la Gestapo, ne tient le coup que parce qu’il a réussi à subtiliser un ouvrage consacré au jeu d’échecs. Et puisque, lui aussi, comparant ce jeu à la vie, y voit une façon rassurante d’approcher le monde, le matin il écrira son prochain livre, L’Echiquier. Un programme qui devrait d’autant plus lui convenir en cette période déstabilisante qu’il se fait cette réflexion : « Qu’importe ce que je recherche à travers l’écriture, qu’importe, finalement, ce que les livres racontent, l’écriture est cet abri mental dans lequel je me réfugie pour résister au monde. Le livre, pendant que je l’écris, devient un sanctuaire, un lieu clos où je suis protégé des offenses du monde extérieur. »
 
Dès lors, structurant son texte en soixante-quatre fragments pour arpenter la géographie de sa mémoire, non pas de manière linéaire mais par bonds et gambades à la manière du cavalier dont la polygraphie ne lui permet pas moins de parcourir toutes les cases de l’échiquier sans jamais repasser par la même, l’écrivain s'observe, à mesure que, de souvenirs en souvenirs, il commente la genèse de ce premier ouvrage autobiographique, entreprendre « un parcours vers les origines », une plongée à la rencontre de son « continent englouti », là où sous la surface du visible gît « quelque chose de noué », un « nœud secret qu’il s’agit d’élucider ». Et ce qu’il met au jour, en une sorte de dédoublement qui lui fait assembler des éclats de son enfance, de son adolescence et de sa vie avec Madeleine en un tout romanesque – souvenons-nous que Monsieur B., à force de jouer dans sa cellule, mentalement et contre lui-même, les parties proposées dans son livre, s’est lui aussi dédoublé au point de se retrouver au bord de la schizophrénie –, ce qu’il découvre, avec beaucoup d'émotion, qui explique ni plus ni moins que sa vocation d’écrivain en même temps que son goût pour le jeu d’échecs, c’est sa relation à son père.

Maniant ainsi, comme Nabokov qu’il analyse avec admiration, la virtuosité de la ligne – c’est-à-dire de la construction d’ensemble du roman : «  C’est très technique, et cela demande beaucoup de préparation. Cela me fait penser à certains coups d’échecs, apparemment anodins ou innocents, qui préparent en réalité une subtile combinaison à long terme » – et la virtuosité du détail – « c’est quand Nabokov, délaissant les grands desseins de la composition, s’empare d’un pinceau très fin et intensifie un contour, accentue un cil. C’est la souplesse, c’est la ductilité de son trait de plume, c’est la précision de sa touche, pour souligner un détail, faire vivre un reflet de lumière sur le velouté d’une épaule, chatoyer une couleur, briller un rayon de soleil sur le pare-brise d’une voiture ou dans les lunettes d’un personnage, dans lequel on aperçoit soudain, en reflet, avec un frisson d’incrédulité, la tête chauve de l’auteur – qui vous fait un clin d’œil » –, il réussit, par petites touches servant, au millimètre près, un dessein d’ensemble savamment calculé, encore une fois dans le droit fil de la métaphore du jeu d’échecs, un livre assurément brillant, original dans sa construction, drôle et émouvant dans l’intimité de ses questionnements existentiels, d’une grande beauté enfin quand il évoque sa relation à son père. Un père qui, très symboliquement, refuse soudain de se mesurer à lui lorsque le fils se retrouve assez fort pour le battre aux échecs, mais qui, effaçant toute rivalité, l’encourage à devenir écrivain comme lui.

Entre journal de confinement et exercice autobiographique, un récit aussi brillant que singulier qui, filant la métaphore du jeu d’échecs, déroule, en même temps que la bobine de vie de l’auteur, son rapport à l’écriture et, à travers elle, à la vie et à la mort. Aujourd’hui plus que jamais, si Jean-Philippe Toussaint a la passion des échecs et de la littérature, c’est parce qu’ils lui offrent « une protection intellectuelle inégalable contre les menaces du monde extérieur. » (4/5)

 

Citations : 

Certes, il s’agissait de traduire. Mais traduire, c’est écrire. Comme la guerre, selon Clausewitz, qui est la continuation de la politique par d’autres moyens, la traduction n’est rien d’autre que le prolongement de l’écriture par d’autres moyens.
 

J’ignorais, à ce moment-là, qu’un jour j’écrirais des livres. J’ignorais qu’écrire des livres, au-delà du plaisir que j’y prendrais, serait un moyen de me préserver des offenses de la vie. Car si j’écris, si un jour je me suis mis à écrire, c’est peut-être précisément pour ériger une défense contre les arêtes coupantes du réel. 
 

Car les lieux de notre enfance n’appartiennent plus au monde matériel, ils sont devenus une composante du temps, et ce n’est qu’en moi-même que je pourrais les retrouver, ce n’est que par l’écriture que je pourrais les faire revivre.
 

Il y a, je crois, une géographie de la mémoire. Ce sont les lieux, beaucoup mieux que les dates, qui laissent le passé faire soudain irruption dans le présent pour nous permettre de retrouver un instant, intacte et inchangée, l’essence même de ce qui est à jamais disparu.
 

Comme celui de la vie humaine, le temps d’une partie d’échecs est limité, qui s’écoule dans le murmure de son tic-tac inexorable. Un ingénieux dispositif vient encore renforcer le supplice, qui fait se soulever un petit drapeau rouge à l’intérieur de la pendule, qui se soulève toujours davantage à mesure que le temps passe, se stabilise en équilibre fragile et menace de tomber, sa chute scellant la défaite, et, métaphoriquement, la fin de la vie, du joueur dont le temps imparti est écoulé. C’est à cette époque que j’ai pris conscience pour la première fois du rapport symbolique très étroit que le jeu d’échecs entretient avec la mort. Les échecs, c’est, bien sûr, par l’intermédiaire du mat (al-shah mât, « le roi est mort »), la mise à mort symbolique du Roi adverse, du père, de l’adversaire, mais c’est aussi l’expérience, concrète, de sa propre mort, et la peur qu’elle peut susciter déjà bien en amont de l’issue fatale, lorsque nous sommes en manque de temps et que, dans l’agitation et l’inquiétude, le regard errant sur l’échiquier et jetant un coup d’œil anxieux sur la pendule, on se rend compte que le temps qui nous est imparti se réduit comme peau de chagrin et que le drapeau de notre pendule ne va pas tarder à tomber.
 

La virtuosité de la ligne concerne la construction d’ensemble du roman, c’est l’art de l’illusion ou du trompe-l’œil, dont Nabokov est le maître incontesté. J’adore cette idée de préparer, très en amont, un effet qui ne se révélera que trente ou cinquante pages plus tard. C’est très technique, et cela demande beaucoup de préparation. Cela me fait penser à certains coups d’échecs, apparemment anodins ou innocents, qui préparent en réalité une subtile combinaison à long terme. Comme lecteur, je suis très sensible aux effets de surprise et aux pincements de ravissement que provoquent ce genre de prouesses. Mais l’autre virtuosité de Nabokov n’est pas moins impressionnante. La virtuosité du détail, c’est quand Nabokov, délaissant les grands desseins de la composition, s’empare d’un pinceau très fin et intensifie un contour, accentue un cil. C’est la souplesse, c’est la ductilité de son trait de plume, c’est la précision de sa touche, pour souligner un détail, faire vivre un reflet de lumière sur le velouté d’une épaule, chatoyer une couleur, briller un rayon de soleil sur le pare-brise d’une voiture ou dans les lunettes d’un personnage, dans lequel on aperçoit soudain, en reflet, avec un frisson d’incrédulité, la tête chauve de l’auteur – qui vous fait un clin d’œil.
 
 
Je voulais que ce livre soit bien autre chose, je voulais qu’il soit une ouverture, une disponibilité, une liberté, une audace, mais aussi un rempart contre le monde extérieur, un talisman, une égide. Je voulais que ce livre soit une réflexion plus ample sur la littérature, je voulais que ce livre dise l’origine de ce livre, qu’il en dise la genèse, qu’il en dise la maturation et le cours, et qu’il le dise en temps réel. Je voulais que ce livre soit sensible, concret, malicieux, humain, ombrageux, imprévu, généreux, je voulais que ce livre soit tout à la fois un journal intime et la chronique d’une pandémie, je voulais que ce livre ouvre la voie à la tentation autobiographique, qu’il soit une conjonction de hasards et de destinée, de contingences et de nécessité. Je voulais que ce livre ait une dimension de kairos, de moment opportun, puisque c’est la crise sanitaire qui l’a suscité et que jamais je ne l’aurais écrit si nous n’avions vécu la pandémie de Covid-19. Je voulais aussi évoquer dans ce livre l’affleurement de la vieillesse qui commence à m’envelopper comme une brume inexorable qui monte autour de moi, je voulais que ce livre traite autant des ouvertures que des fins de partie, je voulais que ce livre me raconte, m’invente, me recrée, m’établisse et me prolonge. Je voulais raconter mon enfance dans ce livre, dire ma jeunesse et mon adolescence, je voulais débobiner, depuis ses origines, mes relations avec le jeu d’échecs, je voulais faire du jeu d’échecs le fil d’Ariane de ce livre et remonter ce fil jusqu’aux temps les plus reculés de mon enfance, je voulais qu’il y ait soixante-quatre chapitres dans ce livre, comme les soixante-quatre cases d’un échiquier.


Mais, en dessous de ces puissantes eaux de surface, sous les grands courants du journal intime et de l’autobiographie, je sentais gronder et se mouvoir des courants beaucoup plus intimes et essentiels. J’avais l’intuition que le sujet secret de ce livre, enfoui au plus profond de moi, restait encore à découvrir.


Je me suis souvent demandé ce qui définit l’espace mental de l’écriture d’un livre. Comment appréhender cet espace clos qui permet pourtant à la pensée un rayonnement illimité ? Comment le délimiter, comment circonscrire cet espace intime qui ne s’appréhende ni en superficie ni en volume, mais plutôt en durée, les heures et les semaines que l’on consacre à l’écriture ? Ne perçoit-on pas, quand on écrit, que notre esprit est séparé, de façon étanche, du monde extérieur, de ses périls, de ses épreuves ? Aujourd’hui, plus que jamais, dans un monde que la crise sanitaire a rendu hostile, je me sens en sécurité quand j’écris.


Qu’importe ce que je recherche à travers l’écriture, qu’importe, finalement, ce que les livres racontent, l’écriture est cet abri mental dans lequel je me réfugie pour résister au monde. Le livre, pendant que je l’écris, devient un sanctuaire, un lieu clos où je suis protégé des offenses du monde extérieur. C’est en moi qu’il se terre, c’est en moi que se trouve le livre que je suis en train d’écrire, voilé, inconnu, et c’est à moi d’aller à sa rencontre. J’émets cette hypothèse : j’écris pour mettre au jour quelque chose d’enfoui, pour délier en moi quelque chose de noué. Je l’ai déjà dit dans d’autres circonstances, quand on écrit, il faut plonger, très profond, prendre de l’air et descendre, abandonner le monde quotidien derrière soi et descendre dans le livre en cours, comme au fond d’un océan. On n’atteint pas le fond tout de suite, il y a des étapes, des paliers de décompression. Dans les premières phases de la descente, on pressent encore le monde visible au-dessus de soi, on peut encore le voir, on peut encore s’en inspirer. C’est qu’on n’est pas descendu assez profond, il faut descendre encore, persévérer. À partir de 130 mètres, on ne voit quasiment plus rien, on commence à deviner des ombres nouvelles, le souvenir des personnes réelles s’estompe, des créatures fictives apparaissent et nous entourent, un grouillement de microorganismes vivants de tailles et de formes diverses. Nous sommes dans un monde trouble, entre la réalité et la fiction. On descend encore, et, au-delà de 200 mètres, plus aucun rayonnement solaire ne nous parvient. C’est que nous avons atteint le territoire de l’urgence, le monde des abysses, plus de 300 millions de kilomètres carrés d’obscurité et de silence où règnent des pressions écrasantes et où prolifèrent d’incessantes présences aveugles, d’infimes potentialités de vie en mouvement. Nous y sommes, c’est la bonne profondeur, nous avons maintenant le recul nécessaire, la distance idéale pour restituer le monde, pour retranscrire, dans les profondeurs mêmes de l’écriture, tout ce que nous avons capté à la surface. 


Chaque livre qu’on écrit est une quête pour atteindre ce continent englouti. Quel que soit le nom que l’on donne à cette Atlantide – le territoire de l’urgence ou l’intérieur même de notre esprit –, c’est la destination ultime de toute quête littéraire. Passé les colonnes d’Hercule qui en gardent l’accès, on pénètre prudemment dans l’enclos de l’île engloutie. (…)
Alors, l’esprit en suspension, on continue de flotter à l’horizontale entre deux eaux. Dans les espaces immergés qu’on parcourt lentement, on croise les vestiges d’une île engloutie, des murs en ruine, une végétation fabuleuse mangée d’algues et de lichens, et on observe ces monticules de sédiments mystérieux, ce limon infranchissable de couches de souvenirs enfouis, d’émotions disparues, de douleurs tues, vives, lointaines, de traumatismes oubliés, de pulsions morbides, d’inhibitions, certaines persistantes, d’autres vaincues, d’élans affectifs mort-nés, d’espérances brisées, de vexations infimes, de blessures d’amour-propre, dont les fragiles lueurs luisent sous l’eau dans le scintillement inaccessible de nos ténèbres intimes.


L’écriture romanesque est une méthode de connaissance de soi. Il suffit de supposer que les épisodes d’un livre, ce qu’un livre évoque, ce qu’il convoque, ce qu’il raconte, les images qui le hantent, les mots qui le composent, ne surviennent jamais par hasard et traduisent toujours une fatalité qui le dépasse : un conflit psychique, un désir inconscient, un nœud secret qu’il s’agit d’élucider. Dès lors, l’écriture d’un livre serait cette quête qui consiste à essayer de faire apparaître, à dévoiler, à mettre en mots ou à formuler, ce nœud secret, profondément enfoui, inexprimé, qui peut être autant source de terreur que trésor inestimable.
C’est un parcours vers les origines. L’origine, voilà, le moment initial de l’apparition d’une chose, son étincelle primitive. Le livre que je suis en train d’écrire est un livre d’origine. C’est l’histoire d’une vocation, non pas comment je suis devenu joueur d’échecs – non, je ne suis pas devenu joueur d’échecs –, mais comment je suis devenu écrivain.


(…) à l’époque, j’ignorais que tout joueur d’échecs de bon niveau est capable de jouer une partie à l’aveugle, et même, avec un peu de pratique et d’entraînement spécifique, d’affronter plusieurs adversaires sans voir l’échiquier. En 1933, Alekhine, ouvrant le bal, s’était ainsi mesuré à l’aveugle à trente-deux adversaires, et, le record, aujourd’hui, est détenu par un grand maître qui s’est servi de la méthode mnémotechnique dite du palais de la mémoire pour affronter simultanément quarante-huit adversaires. Ce Timour Gareïev, originaire d’Ouzbékistan, a choisi de faire son show en 2016 en direct de Las Vegas, et, pour l’aider dans sa performance, il avait exigé un accessoire particulier, auquel je n’aurais pas pensé spontanément, une bicyclette de fitness. Pendant toute la durée de la simultanée, il avait pédalé lentement sur son vélo d’appartement, les yeux bandés, seul au milieu du cercle de ses adversaires assis devant leurs échiquiers.


 

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