vendredi 6 octobre 2023

[Sinno, Neige] Triste tigre

 


 


Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Triste tigre

Auteur : Neige SINNO

Parution : 2023 (P.O.L.)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

 « Il disait qu’il m’aimait. Il disait que c’est pour pouvoir exprimer cet amour qu’il me faisait ce qu’il me faisait, il disait que son souhait le plus cher était que je l’aime en retour. Il disait que s’il avait commencé à s’approcher de moi de cette manière, à me toucher, me caresser c’est parce qu’il avait besoin d’un contact plus étroit avec moi, parce que je refusais de me montrer douce, parce que je ne lui disais pas que je l’aimais. Ensuite, il me punissait de mon indifférence à son égard par des actes sexuels. »

Entre 7 et 14 ans, la petite Neige est violée régulièrement par son beau-père. La famille recomposée vit dans les Alpes, dans les années 90, et mène une vie de bohème un peu marginale. En 2000, Neige et sa mère portent plainte et l’homme est condamné, au terme d’un procès, à neuf ans de réclusion. Des années plus tard, Neige Sinno livre un récit déchirant sur ce qui lui est arrivé. Sans pathos, sans plainte. Elle tente de dégoupiller littéralement ce qu’elle appelle sa « petite bombe ». Il ne s’agit pas seulement de l’histoire glaçante que le texte raconte, son histoire, une enfant soumise à des viols systématiques par un adulte qui aurait dû la protéger. Il s’agit aussi de la manière dont fonctionne ce texte, qui nous entraîne dans une réflexion sensible, intelligente, et d’une sincérité tranchante. Ce livre est un récit confession qui porte autant sur les faits et leur impossible explication que sur la possibilité de les dire, de les entendre. C’est une exploration autant sur le pouvoir que sur l’impuissance de la littérature. Pour se raconter, la narratrice doit interroger d’autres textes, d’autres histoires. Elle nous entraîne dans une relecture radicale de Lolita de Nabokov, ou de Virginia Woolf, et de nombreux autres textes sur l’inceste et le viol (Toni Morrison, Christine Angot, Virginie Despentes). Comment raconter le « monstre », « ce qui se passe dans la tête du bourreau », ne pas se contenter du point de vue de la victime ? Jusqu’à reprendre la question que le poète William Blake adressait au Tigre : « Comment Celui qui créa l’Agneau a-t-il pu te créer ? » (The Tyger). Le récit de Neige Sinno nous fait alors entrer dans la communauté de celles et ceux qui ont connu « l’autre lieu », celui de la nuit et du mal, qui ont pu s’en extraire mais qui en sont à jamais marqués, et se tiennent ainsi à la frontière des ténèbres et du jour. Nulle résilience. Aucun oubli ni pardon. Juste tenter de tenir debout, écrire son récit comme une « petite bombe artisanale qu’on fait exploser tout seul chez soi, dans l’intimité de la lecture. Elle a l’intensité et la fragilité des choses conçues dans la solitude et la colère. Elle en a aussi la folle et ridicule ambition, qui est de faire voler ce monde en éclats. »

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Neige Sinno est née en 1977 dans les Hautes-Alpes et vit aujourd’hui au Mexique.

 

Avis :  

Lorsque son beau-père surgit dans sa vie en 1983, Neige Sinno a sept ans et lui vingt-quatre. Elle a déjà une sœur et cette seconde union de sa mère ajoutera bientôt deux demi-frères et sœurs à la fratrie. La famille entame une existence bohème et précaire, dans une maison de Briançon transformée en campement par d’interminables travaux de restauration. Pour elle commence aussi le long calvaire de viols répétés pendant des années, jusqu’à ce qu’à l’adolescence, elle puisse enfin prendre le large. Elle ne sortira du silence qu’à ses vingt-et-un ans, lorsqu’elle se résoudra à porter plainte. Condamné après ses aveux à neuf ans de prison, le beau-père n’en fera que cinq - « Prisonnier modèle, remise de peine. C'est classique avec les délinquants sexuels. Ils sont les bons élèves de la prison. » - et refera alors sa vie, avec une nouvelle femme dont il aura quatre autres enfants.
 
A jamais marquée, contrairement à lui, par ses blessures de survivante, l’auteur vit aujourd’hui au Mexique. Elle qui se méfie des livres qui ont des sujets et qui ne croit pas au pouvoir thérapeutique de l’écriture, elle qui n’est qu’incertitude face à son projet – « j’ai peur que la seule chose qui m’arrive avec ce livre soit d’être invitée à des émissions de radio sur l’inceste, où l’on me demandera de résumer dans un langage encore plus simple que celui du ­livre ce qui y est dit afin que les auditeurs distraits et blasés n’aient pas à faire l’effort de le lire. » « Je ne souhaite pas qu’il ait beaucoup de lecteurs. Car ce serait une façon d’exister dans la littérature non pas par mon écriture mais par mon sujet, ce qui a toujours été ma hantise. Et surtout ce sujet-là, que je n’ai pas choisi, ni voulu, ni créé. Exister à mon tour par le biais de quelque chose que je n’ai pas fait mais qu’on m’a fait. Quel cauchemar. » – a pourtant passé vingt ans à la rédaction de cet ouvrage, disséquant compulsivement ces années à subir l’inceste, les attaquant sous tous les angles en un précipité de brefs chapitres, à l’écriture à l’os, nette et percutante, ses tâtonnements irrépressibles autour des gouffres ouverts dans sa vie et dans son être finissant par construire, non pas seulement un témoignage frappant, mais un texte hanté, débordant d’interrogations profondes, d’analyses et de réflexions qui en font définitivement un livre remarquable, d’ailleurs déjà couronné du prix « Le Monde » et dans la sélection du Goncourt.
 
Alors pourquoi écrire ? Pourquoi parler même ? « Il faut être prêt à perdre beaucoup de choses quand on décide de parler. On perd sa famille, c’est évident, on perd son village aussi, on perd son enfance, ses souvenirs d’enfance, ses illusions d’enfance. On gagne quoi en échange ? Je ne sais pas. On gagne la vérité, mais c’est quoi la vérité, exactement, je ne saurais le dire. » Intitulée « Portraits », la première partie s’essaye à peindre le violeur, constate son impuissance à le cerner objectivement – « évidemment, c’est impossible parce que c’est lui » –, tente alors le portrait de l’enfant, tout aussi irréalisable tant il renvoie de manière lancinante aux questions de l’innocence et du consentement, mais surtout parce qu’il n’existe plus, irrémédiablement, qu’au travers du regard et du désir de l’agresseur. « La domination sexuelle est une forme de soumission qui atteint les fondements mêmes de l’être. » « Les conséquences du viol (…) affectent depuis la faculté de respirer jusqu’à celle de s’adresser aux autres, de manger, de se laver, de regarder des images, de dessiner, de parler ou de se taire, de percevoir sa propre existence comme une réalité, de se souvenir, d’apprendre, de penser, d’habiter son corps et sa vie, de se sentir capable de simplement être. » « Tout mon caractère, c’est lui qui l’a fait. » « Je suis comme ci et comme ça, et tous ces ci et ça dérivent directement de l’enfance que j’ai eue. J’ai du mal à être sûre que j’existe. » « La victime existe en tant que véhicule qui portera, toute son existence, la trace du viol. Abîmés pour la vie. Abîmés, abîmées, cernés par des abîmes. Damaged for life. Ce livre lui donne encore raison. » Se constatant aussi incapable de trouver l’issue qu’un insecte se heurtant indéfiniment à la vitre invisible qui bloque son envol, le texte s’engage alors dans une seconde partie, « Fantômes », ou comment vivre avec le trauma, refaire sa vie peut-être, loin sans doute, en parler à sa propre fille aussi, en somme, et même si « On ne peut pas se relever et se défaire de quelque chose qui nous constitue à ce point », puisque « Le monde entier est perçu à travers ce filtre. Pour celui qui n’a connu que cela, c’est depuis l’oppression que tout s’organise. Il n’existe pas un soi non-dominé, un équilibre auquel on pourrait retourner une fois la violence terminée », tenter quand même de réfléchir à « ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu’on a fait de nous », le tout en convoquant les textes d’autres auteurs – Vladimir Nabokov, Virginia Woolf, Camille Kouchner, Emmanuel Carrère… –, les sciences sociales et des avis d’experts.

Comment refermer ce livre autrement que dans un silence pétrifié, comment le commenter quand seuls les mots de l’auteur méritent d’être entendus dans leur parfaite et impressionnante justesse ? Un livre-choc jusque dans sa sobriété, précis, lucide, intelligent. Un livre-combat, où l’auteur se collette aussi bien avec elle-même qu’avec le silence, question non pas tant de survie et de reconstruction, mais d’existence tout court. Très grand coup de coeur. (5/5)

 

Citations : 

Comment une petite fille comme ça peut-elle attirer le regard d’un homme ? Qu’est-ce qu’il voit quand il la voit ? Qu’est-ce qu’il peut y avoir d’érotique chez un petit être aux genoux croûtés qui n’a pas encore perdu toutes ses dents, qui peut passer une heure à essayer d’attraper des lézards entre les pierres chaudes de l’après-midi ?
L’innocence, c’est ça qu’il y a à voir, la plus pure innocence. Et ce qui attire, c’est peut-être simplement la possibilité de la détruire.
 

Le jour suivant j’ai brûlé le cahier dans le poêle. Ce n’était plus l’hiver et on n’y faisait pas de feu mais je m’en suis quand même servi comme contenant pour laisser le papier se consumer dans les flammes. Je me souviens que j’ai réalisé ces gestes dans une sorte de rituel. J’ai fait mes adieux au journal intime, pas seulement à ces bouts de papier mais au concept même de journal intime, ce jour-là, et pour le restant de mes jours. Je ne pouvais pas me permettre de fabriquer moi-même un objet qui me rende si facilement accessible, qui me mette encore plus à la merci de n’importe quel esprit décidé à me surveiller ou à me nuire.
Ami lecteur, amie lectrice, ma semblable, ma sœur, voici donc un aveu que je me dois de te faire, car je ne nourris point le désir de te fourvoyer : prends garde à mes propos, ils avanceront toujours masqués. Ne prends pas ce texte dans son ensemble pour une confession. Il n’y a pas de journal intime, pas de sincérité possible, pas de mensonge non plus. Mon espace à moi n’est pas dans ces lignes, il n’existe qu’au-dedans.
 

Il aurait toujours trouvé de quoi se justifier. C’est une chose que j’ai comprise, grâce à lui, à propos des puissants, des dictateurs ou simplement des gens qui veulent plus de pouvoir. Ils font feu de tout bois. Ils n’ont pas besoin d’inventer des contextes qui leur seraient favorables, toutes les crises sont bonnes, ainsi que les absences de crises, tout peut être retourné en leur faveur.
 

Les études sur les abuseurs d’enfants montrent qu’il n’y a pas de profil type, en dehors du fait qu’ils sont de sexe masculin dans la grande majorité des cas. Ils viennent de tous les milieux, de toutes les classes d’âge, de tous les pays. Selon certaines études cliniques, il existe deux grandes familles de prédateurs : les « fixés », ceux qui ont des troubles liés à la dépendance et à l’évitement, caractérisés par la soumission, la passivité, l’isolement social, et les « régressés », ceux qui ont des troubles liés au narcissisme, des tendances antisociales et psychopathiques, caractérisés par le pouvoir, la domination et la violence. Parmi les premiers il y a beaucoup de personnes immatures, qui ne comprennent même pas que leurs gestes sont inappropriés. Les seconds résolvent un problème de souffrance profonde en dominant un être plus faible, plus facile à manipuler qu’un adulte, plus apte à devenir une proie. Les pervers appartiennent plutôt à ce groupe-là, mais en plus de résoudre un conflit intérieur par le viol, ils éprouvent du plaisir dans la souffrance de leurs victimes. Ils sont manipulateurs, fabriquent un système philosophique qui justifie leurs actes à leurs yeux, se croient au-dessus de la morale et des lois, se sentent supérieurs, assument leur geste.
Ceux qui fascinent le public sont plutôt ceux-là. On pourrait croire en effet qu’ils conduisent à des personnalités plus intéressantes, car a priori plus lucides, plus à même de nous dire quelque chose sur le mal qu’ils commettent et dont ils jouissent. On sera tout aussi déçu que par les autres, qui relèvent de la maladie psychique, du manque, du malheur, du serpent qui se mord la queue. Les pervers peuvent parler d’eux-mêmes pendant des heures, analyser leur propre tragédie, même essayer de comprendre l’absence d’empathie qui les caractérise. Ils se trouvent passionnants et sont souvent contents d’avoir un auditoire, mais ils n’ont rien à dire de neuf sur ce qu’ils ont fait.
 
 
« J’ai compris que ce n’est pas l’espoir qui fait vivre : il n’y a aucun espoir ; ni la volonté : de quelle volonté peut-on parler, ici ? Mais l’instinct, l’esprit de conservation – ce qui fait vivre l’arbre, la pierre, l’animal . » C’est ce qu’écrit Chalamov après avoir passé un certain nombre d’années dans un atroce goulag. Voilà pour la supériorité morale du survivant.
Je suis là, je suis encore là. En ce sens je suis comme lui, je suis comme mon violeur, mon éducateur, mon entraîneur au jeu pervers et cruel de la vie. Nous avons traversé des pays de ténèbres et sommes ressortis, non pas indemnes, certes, mais du moins vivants.


C’est difficile de relater simplement des faits. (…) le journaliste relaie malgré lui les préjugés de l’époque. Selon lui, la jeune fille parle pour se libérer, se libérer du terrible secret. On imagine que cette jeune fille va beaucoup mieux, depuis qu’elle l’a dit, maintenant qu’elle partage avec d’autres son lourd fardeau. Dans aucun procès-verbal il n’est dit que j’aie parlé pour me libérer, au contraire, depuis le début je maintiens fermement que je parle pour protéger les autres, mais tout le monde continue quand même à croire que j’ai fait ça pour moi, et, par extension, que j’ai sacrifié un peu mon entourage afin d’arriver à mes fins.


Il n’y a jamais de happy end pour quelqu’un qui a été abusé dans son enfance. C’est une erreur et une source d’angoisse que de croire au mythe du survivant tel que nous le décrivent les films américains. Ça vous fait croire que le temps est linéaire, qu’il y a une progression de victime à plaignant à survivant à content. En réalité, on le sait depuis les peuples précolombiens ou les Grecs anciens, depuis Héraclite au moins, le temps est cyclique, il va et vient et revient éternellement. Il n’y a pas de final, c’est juste une question de scénario, il faut que le film s’arrête à un moment donné. Ne vous étonnez donc pas si vous êtes un survivant, une survivante, que vous avez fait votre bout de chemin, que vous ne vous en sortez pas trop mal, du mieux possible en fonction de vos conditions de départ, peut-être même que vous vous en sortez de manière prodigieuse, et que pourtant vous n’êtes pas content. Vous n’éprouvez pas ce sentiment de paix qu’éprouve l’actrice qui joue mon rôle, assise sur cette chaise aux côtés de ma fille qui a vécu une vie non sans douleurs ni souffrances, mais en tout cas exempte d’abus sexuels dans l’enfance. Et pour cause, puisque, évidemment je ne l’éprouve pas non plus, ce maudit sentiment de fin heureuse. Parce que ce n’est pas fini. Ni pour moi, ni pour vous, ni pour personne. Et tant qu’un enfant sur terre vivra cela, ce ne sera jamais fini, pour aucun d’entre nous.


Pourtant il est vrai que, dès qu’on peut parler du traumatisme, c’est qu’on est déjà un peu sauvé. Cela ne veut pas dire que ce soit la parole ou la littérature qui réalise la thérapie. Au contraire, l’écriture ne peut advenir que quand le travail, une partie du travail, a été fait, ce morceau de travail qui consiste à sortir du tunnel. « On n’écrit pas avec ses névroses », comme le dit Deleuze. « La névrose, la psychose ne sont pas des passages de vie, mais des états dans lesquels on tombe quand le processus est interrompu, empêché, colmaté. La maladie n’est pas processus, mais arrêt du processus. »
Finalement, la fameuse phrase d’Artaud (citée par tout le monde, à toutes les sauces), celle qui dit que nul n’a jamais écrit ou peint, sculpté, modelé, construit, inventé, que pour sortir en fait de l’enfer, est peut-être une scandaleuse méprise. En réalité c’est l’inverse qui se produit, c’est-à-dire que celui qui écrit, dessine, etc. est déjà de fait sorti de l’enfer, c’est justement pour ça qu’il peut écrire. Car quand on est en enfer, on n’écrit pas, on ne raconte rien, on n’invente pas non plus, on est juste trop occupé à être dans l’enfer.
Si on peut en parler, écrit Virginia Woolf, c’est que l’événement est détaché de la souffrance pure, qui se vit sur le mode de l’irréel. Il ne devient réel que quand il est saisi à travers le langage. 


Les différentes études sur les agresseurs que j’ai consultées indiquent qu’environ 20 % des violeurs d’enfants sont d’anciennes victimes. Un chiffre légèrement supérieur à l’incidence sur la population globale. Elles indiquent aussi que le cycle victime-agresseurs est surtout une croyance fortement ancrée chez la population et que le fait d’avoir été victime soi-même dans l’enfance est un facteur de risque, mais n’est pas une condition nécessaire ni suffisante pour devenir à son tour agresseur.


Damaged for life. Ce livre lui donne encore raison. Je veux qu’il existe cependant, mais je ne souhaite pas qu’il ait beaucoup de lecteurs. Car ce serait une façon d’exister dans la littérature non pas par mon écriture mais par mon sujet, ce qui a toujours été ma hantise. Et surtout ce sujet-là, que je n’ai pas choisi, ni voulu, ni créé. Exister à mon tour par le biais de quelque chose que je n’ai pas fait mais qu’on m’a fait. Quel cauchemar.
Et pourtant je vais l’écrire quand même, dans une espèce de rébellion insensée. Prendre ce taureau par les cornes et le faire tourner bourrique. Le saouler de paroles et de raisonnements jusqu’à ce qu’il craque, qu’il supplie que j’arrête et qu’il me laisse enfin en paix.


Il n’y a que cette solution. Mais est-ce une solution ? Et si c’en est une, pour qui ? Parler, porter plainte, c’est faire exploser la cellule familiale. Une fois que les mots sont lâchés, se déclenche le processus multiple d’exclusion. Tout le monde veut se protéger de cet incendie. La honte se propage vite, elle est contagieuse. On vous tourne donc le dos. À l’intérieur de la famille mais aussi au-dehors. Il ne vous restera pas beaucoup d’alliés, juste vos proches amis, ceux pour qui vous importez plus que la honte que vous pouvez attirer sur eux. C’est une consolation, c’est vrai, mais tout le monde n’est pas prêt à vivre toute sa vie dans cette solitude.


C’est qu’il est très difficile d’établir, encore plus que les faits eux-mêmes, ce qu’on entend par consentement. Est-ce qu’on se réfère à ce que l’enfant a fait, a eu l’air de faire, a ressenti ou eu l’air de ressentir, ce qu’il a dit ou échoué à dire ? Pour cette raison, des lois qui fixent clairement qu’il ne peut exister de consentement chez un enfant rendront le travail plus facile pour tous, même pour les violeurs qui transigent souvent avec eux-mêmes en s’imaginant qu’on leur a ouvert la porte d’une manière ou d’une autre. (…)
Même si on ne peut pas dire que la porte était grande ouverte, n’est-il pas possible qu’elle ait été un peu entrouverte ? On voyait de la lumière, ça filtrait pas mal, ça donnait comme un signal qu’on pouvait entrer. Est-ce que tu es bien sûre que tu n’avais pas laissé la porte entrouverte ? Par mégarde ou par peur de représailles, tu n’avais pas fermé à clef. Comment être sûre ? Tandis que si on statue depuis le départ qu’il n’est pas question de savoir si c’était ouvert ou pas, si la porte a été forcée ou poussée doucement, puisqu’il n’y a pas de porte, ça enlève quand même un sujet de taille sur lequel on n’a plus besoin de tergiverser.
C’est toujours grand ouvert chez un enfant. Un enfant ne peut pas ouvrir ou fermer la porte du consentement. Il n’atteint pas cette poignée. Elle n’est simplement pas à sa portée. Il y a des victimes adultes qui n’atteignent pas la poignée non plus, car elles sont à terre, elles marchent à quatre pattes depuis trop longtemps ou sont sous emprise ou d’autres circonstances comme celles-là, mais c’est un autre débat, et là effectivement il peut y avoir une discussion, une négociation, avec un jury au milieu, ou un médiateur qui aide les versions irréconciliables à trouver une ligne de contact ou une frange d’incertitude de contact dans leurs zones grises respectives.


Le monde adulte est souvent gris, de mille variantes de gris, et nos victoires comme nos défaites sont érodées aux angles par le caractère corrosif de ce gris. L’enfant, lui, vit en noir et blanc.


C’est quoi exactement un monstre, si ce n’est un être tellement hors norme qu’on ne peut pas le comprendre, qu’il ne peut pas se comprendre lui-même ? Pourquoi ne sont-ils pas des monstres, ces types qui ont mis leur sexe en érection dans le corps de leurs enfants en leur murmurant à l’oreille d’une toute petite voix pour que personne ne les entende qu’ils les aimaient plus que tout au monde ? Ils ne veulent pas être définis uniquement par leurs actes. Ils ont sans doute, comme disait ma mère, de bons côtés. Ils ont été un jour des enfants innocents eux-mêmes, mais leurs actes d’adultes les ont métamorphosés en autre chose. Et si cette chose n’est pas un monstre, je ne sais pas ce que c’est.


Il est sans doute normal qu’ils ne puissent pas regarder en face la gravité de ces actes. S’ils pouvaient vraiment le faire, ils se suicideraient. Ce qui serait à mon avis la seule sortie honorable pour un violeur d’enfant. Mourir de honte. Mais non, ils ne se suicident pas (ce sont les victimes d’inceste en général qui se suicident, pas les abuseurs), ils clament leur droit à une deuxième chance. Et nous, la société, qui les avons condamnés à une lourde peine de prison, avons choisi de croire qu’ils devaient y avoir droit puisque cette peine, un jour, arrive à son terme. Leur dette est payée. Ils peuvent sortir.


La prédation sexuelle n’est pas tant liée au plaisir physique qu’à une relation de domination, c’est-à-dire de pouvoir. Ils choisissent cette agression-là parce que c’est une manière de dominer, d’assujettir l’autre, qui va au-delà des autres formes possibles.
Il avait sur moi une toute-puissance qui lui donnait pendant le temps des viols la sensation d’être un surhomme. Il pouvait décider de ma vie ou de ma mort. Cette identité de monstre qu’ils rejettent tous ensuite, à un moment donné, ils l’ont incarnée avec une jouissance folle. Être un monstre, une fois que la société vous regarde c’est être un sous-homme, mais quand personne ne vous voit c’est l’inverse, vous êtes un roi.


Une personne violée est avant tout une personne qui a été sous le joug, sous la mainmise de quelqu’un qui a eu pendant un temps le pouvoir absolu sur elle. La domination sexuelle est une forme de soumission qui atteint les fondements mêmes de l’être.


Les conséquences du viol vont donc bien au-delà du domaine circonscrit de la sexualité, elles affectent depuis la faculté de respirer jusqu’à celle de s’adresser aux autres, de manger, de se laver, de regarder des images, de dessiner, de parler ou de se taire, de percevoir sa propre existence comme une réalité, de se souvenir, d’apprendre, de penser, d’habiter son corps et sa vie, de se sentir capable de simplement être.


Ma plus grande qualité, celle que j’invoque dans les moments de détresse, quand tout me semble se déliter, elle vient de ce que j’ai vécu, de ce qu’il m’a fait. Tout mon caractère, c’est lui qui l’a fait. Le bon et le mauvais. Le génial et le terrible. Je suis comme ci et comme ça, et tous ces ci et ça dérivent directement de l’enfance que j’ai eue. J’ai du mal à être sûre que j’existe. Je ne sais pas défendre mon espace corporel. Je me laisse facilement envahir par les autres.


Je sais que la vérité n’est pas dans le langage. Je sais que la vérité n’est nulle part. Je sais que le récit peut faire advenir une expérience qui n’est pas nécessairement de la même nature que ce qui est dit. La fiction est ce qui m’intéresse le plus au monde, depuis toujours. Je suis fascinée par cet ordre des choses où on dit autre chose que ce qu’on dit. Où il est naturel que ce qui est dit renvoie à un ailleurs, à une ombre du langage où la vérité attend sans pouvoir être dite jamais. C’est mon père qui m’a appris à lire, pas lui. C’est mon père qui m’a donné les armes qui sont les miennes, le refuge dans l’imaginaire, le goût de la solitude. L’amour de la littérature est né avec ces découvertes. Mais mon beau-père m’a fait connaître la duplicité du langage et du silence. C’est à partir de cette connaissance intime, à partir de cette haine, que j’écris.


On retrouve toujours cette question dans les témoignages de victimes : pourquoi ? Pourquoi ça ? Pourquoi moi ? Parfois elle est à l’origine du désir de confrontation avec l’agresseur, surtout quand il s’agit de personnes qui ont ensuite disparu de la vie des victimes. Certaines font des démarches pour le retrouver, pour lui poser la question directement. On ne peut pas s’empêcher d’avoir besoin de comprendre. Pourtant, et c’est là une frustration terrible, que le bourreau soit un imbécile ou un type sadiquement intelligent, il est toujours incapable de fournir une réponse qui éclaire véritablement. Il ne peut parler que de lui, de son point de vue, de ses motivations conscientes ou inconscientes. Et même quand on a été choisi, comme victime, parmi d’autres enfants, l’explication de pourquoi on a été choisi ne nous donne jamais de clefs pour avancer dans l’existence. Car on n’est jamais choisi en fonction de soi, mais toujours en fonction de lui. Les prédateurs sont le plus souvent des personnalités narcissiques, ils parleront d’eux-mêmes, parviendront même parfois à nous entraîner dans un délire compassionnel, surtout s’ils ont été, avant d’être coupables, des victimes eux-mêmes.
Cette impossibilité de mettre la main sur ce qui, en eux, est coupable, de comprendre l’origine du mal, de situer un déséquilibre qui pourrait être restauré, nous empêche aussi de parvenir à combler la nécessité de donner sens, et, par-là, de faire justice.


Comme l’avait montré Hannah Arendt, les bourreaux s’interdisent de penser leurs actes et cette absence de pensée profonde leur permet de survivre. Le journaliste est stupéfait de l’absence de cauchemars chez les personnes interrogées. Est-ce possible ? De tous les criminels de guerre, le tueur d’un génocide est celui qui en sort le moins tourmenté. Si regrets il y a, ils ne s’adressent qu’à eux-mêmes, à leur vie gâchée, à leur destin malchanceux. Ils se présentent tous comme de braves gars, que le pardon des victimes et de la société rendrait libres de mener une existence honnête à nouveau, comme avant le génocide.
À la question de savoir pourquoi les soldats commettaient les pires exactions sur les sites de conflits, j’ai entendu une fois un grand historien spécialiste des deux guerres mondiales répondre : parce qu’ils le peuvent. C’est une réponse qui pourrait n’avoir l’air de rien mais il disait cela avec une mélancolie profonde, résultat d’une vie de recherches sur la guerre, le mal, la violence. Ils violent parce qu’ils peuvent, parce que la société leur donne cette possibilité, parce qu’on leur a donné l’autorisation, et que quand un homme a la permission de violer, il viole. Comme si le mal était une potentialité toujours présente en nous et que, dans les conditions de possibilité de barbarie, la barbarie se manifeste automatiquement. C’est ça, le théâtre de la cruauté.


J’aurais pu reprendre à mon compte la belle phrase de Sartre dans son livre sur Genet que Didier Eribon a élue comme principe d’existence : L’important n’est pas ce qu’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu’on a fait de nous.


Relève-toi et marche n’est pas applicable dans le cas des violences faites aux enfants. Car pour les enfants, le sujet même de cette phrase, le toi de relève-toi, ainsi que le sujet de la narration, celui qui prononce les paroles pour enjoindre l’autre, celle qui écoute l’injonction, tout ce petit monde a déjà été violé, est toujours, déjà et encore dans le viol. On ne peut pas se relever et se défaire de quelque chose qui nous constitue à ce point. Le monde entier est perçu à travers ce filtre. Pour celui qui n’a connu que cela, c’est depuis l’oppression que tout s’organise. Il n’existe pas un soi non-dominé, un équilibre auquel on pourrait retourner une fois la violence terminée.


Un abus sexuel sur un enfant n’est pas une épreuve, un accident de la vie, c’est une humiliation profonde et systémique qui détruit les fondements mêmes de l’être. Quand on a été victime une fois, on est toujours victime. Et surtout, on est victime pour toujours. Même quand on s’en sort, on ne s’en sort pas vraiment.


De la même manière, je m’expose, avec ce livre qui ne peut pas aller bien au-delà de mon questionnement personnel, de ma biographie, à ce que ceux et celles qui le liront y puisent des particules qu’ils utiliseront hors du contexte de départ. Mes propos seront interprétés, déformés, délirés. Ils se combineront avec d’autres idées. C’est la seule façon qu’a la pensée de se reproduire vraiment, pas par rhizome ni racine mais par une pollinisation aléatoire.


Il faut être prêt à perdre beaucoup de choses quand on décide de parler. On perd sa famille, c’est évident, on perd son village aussi, on perd son enfance, ses souvenirs d’enfance, ses illusions d’enfance. On gagne quoi en échange ? Je ne sais pas. On gagne la vérité, mais c’est quoi la vérité, exactement, je ne saurais le dire.


Voici ce qu’en dirait David Foster Wallace : S’il y a bien quelque chose qui n’a pas changé, c’est la raison pour laquelle écrivent les écrivains qui ne le font pas pour l’argent : ils le font parce que c’est de l’art, et que l’art c’est du sens, et que le sens c’est du pouvoir.


 


 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire