mercredi 18 octobre 2023

[Murat, Laure] Proust, roman familial

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Proust, roman familial

Auteur : Laure MURAT

Parution : 2023 (Robert Laffont)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Toute mon adolescence, j'ai entendu parler des personnages d'À la recherche du temps perdu, persuadée qu'ils étaient des cousins que je n'avais pas encore rencontrés. À la maison, les répliques de Charlus, les vacheries de la duchesse de Guermantes se confondaient avec les bons mots entendus à table, sans solution de continuité entre fiction et réalité. Car le monde révolu où j'ai grandi était encore celui de Proust, qui avait connu mes arrière-grands-parents, dont les noms figurent dans son roman. 
J'ai fini, vers l'âge de vingt ans, par lire la Recherche. Et là, ma vie à changé. Proust savait mieux que moi ce que je traversais. il me montrait à quel point l'aristocratie est un univers de formes vides. Avant même ma rupture avec ma propre famille, il m'offrait une méditation sur l'exil intérieur vécu par celles et ceux qui s'écartent des normes sociales et sexuelles. 
Proust ne m'a pas seulement décillée sur mon milieu d'origine. Il m'a constituée comme sujet, lectrice active de ma propre vie, en me révélant le pouvoir d'émancipation de la littérature, qui est aussi un pouvoir de consolation et de réconciliation avec le Temps.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Historienne, écrivaine, professeure de littérature à l’Université de Californie à Los Angeles, Laure Murat est l’autrice, entre autres, de La Maison du docteur Blanche, prix Goncourt de la biographie (Lattès, 2001), Une révolution sexuelle ? (Stock, 2018), et Qui annule quoi ? (Seuil, 2022). Elle écrit depuis des années sur l’œuvre de Marcel Proust et a contribué aux catalogues des expositions du musée Carnavalet et de la Bibliothèque nationale de France en 2022.

 

Avis :  

Née princesse Murat, du croisement de la noblesse d’empire – le maréchal Murat fut nommé roi de Naples par son beau-frère Napoléon – et de la noblesse d’Ancien Régime – le duc de Luynes compta parmi les favoris de Louis XIII –, l’auteur fut contrainte à ses vingt ans de rompre avec sa famille et l’étroitesse de ses codes aristocratiques pour vivre son homosexualité au grand jour. Aujourd’hui enseignante universitaire en Californie, connue pour ses essais et biographies sur la psychiatrie, la littérature et le troisième sexe, et plus particulièrement pour ses multiples études consacrées à Marcel Proust, elle passe pour la première fois à l’écriture autobiographique, le regard finement critique de « ce petit journaliste », que sa grand-mère plaçait avec condescendance en bout de table, l’amenant à passer au crible sa vie, sa famille et ce « monde de formes vides » qu’est l’aristocratie française.

« Toute mon adolescence, j’ai entendu parler des personnages de la Recherche, persuadée qu’ils étaient des oncles ou des cousines que je n’avais pas encore rencontrés. » Proust procédant par insertion de noms inventés à l’intérieur de vraies généalogies, Laure Murat se retrouve en effet des ancêtres communs avec le duc et la duchesse de Guermantes. Par un effet miroir proprement saisissant, la voilà qui découvre, dans cette œuvre qui n’a pas fini de la fasciner, tout ce qu’elle a toujours vécu d’expérience sans jamais en avoir clairement conscience. La lecture de Proust est une révélation. Elle lui ouvre les yeux sur la vanité d’un monde en perpétuelle représentation, « un théâtre qui ne ferme jamais », tout entier consacré à la mise en scène de sa distinction. En vérité, l’aristocratie n’a plus comme preuve de son statut d’élite que la seule forme creuse modelée par un corset de codes et de normes.

Tenir son rang en est le maître-mot, et l’affection se devant d’être « désincarnée, toujours distante » pour une dignité et des apparences toujours sauves, cela donne des scènes, parfois drôles, souvent d’une confondante cruauté. « ‘’On ne pleure pas comme une domestique’’, répétait mon arrière-grand-mère, que la haine de l’effusion avait poussée à donner un bal à la mort d’un de ses fils. » « ‘’Avec les enfants, chérie, il faut être in-di-ffé-rent, c’est cela, le secret. In-di-ffé-rent’’, avait recommandé ma mère de sa voix douce à ma sœur, qui lui demandait un jour conseil à propos de l’éducation de sa fille aînée. » Et comme il n’y a pas pire que de briser le code, l’auteur qui, à vingt ans, prétend sortir son homosexualité du placard, s’attire d’office une éviction violente. « ‘’Tu incarnes à mes yeux l’échec de toute une éducation morale et spirituelle’’, et : « ‘’Pour moi, tu es une fille perdue.‘’ Je l’ai vue pleurer pour la première fois. C’est cela, surtout, que ma famille m’a le plus reproché : tu as fait pleurer ta mère en public. Comme une domestique. »

Loin de l’évocation plaintive ou revancharde d’un monde fermé qui l’a exclue, le récit de Laure Murat, assis sur une lecture éblouissante de l’oeuvre de Proust, impressionne par l’intelligence et l’acuité de ses analyses. Sa narration est celle d’un choc littéraire, aboutissant à une compréhension de sa propre vie et à une libération. « Proust (…) élaborait sous mes yeux le mode d’emploi des créatures que nous étions. Il mettait en mots et en paragraphes intelligibles ce qui se mouvait sous mes yeux depuis que j’étais née. » « Ma lecture de la Recherche m’a délivrée des faux-semblants attachés à l’aristocratie de mes origines, m’a instaurée en tant que sujet (…) et, plus que tout, m’a ouverte au réel. »  
 
Elle l’a aussi instituée universitaire, pour la grande chance de ses étudiants, mais aussi de ses lecteurs, qui apprécieront la clarté de sa démonstration en même temps que la qualité de sa plume. Dire que Gallimard avait refusé le manuscrit de Du côté de chez Swann en l’assortissant de ce commentaire lapidaire : « Trop de duchesses ! » A vrai dire, si elle bénéficie d’une « glose exponentielle », avec seulement quelque 5000 nouveaux lecteurs chaque année, l’oeuvre proustienne reste finalement très peu lue. « Plébiscité, encensé, revendiqué comme le plus grand écrivain du XXe siècle, Proust subit le sort des artistes fétichisés, dont la reconnaissance et le prestige sont inversement proportionnels au succès commercial. » Avec une avocate telle que Laure Murat, justice lui est passionnément rendue. (4/5)

 

Citations : 

Les usages de l’aristocratie relèvent pour l’essentiel, comme dans tout milieu, de codes tacites. Leur spécificité est de se prévaloir du temps, ce temps long de l’histoire, qui trace, enregistre, accumule un savoir immémorial sur l’art de la performance sociale. Prétendre à l’antériorité, ce n’est pas seulement se passer de ratification, mais s’assurer la maîtrise du récit. De cette grande machinerie de la sociabilité, aucun rouage ne doit se voir. (…) L’invisibilité fonde l’illusion d’un monde parfait, miracle perpétuel et désincarné ; elle en est la condition silencieuse, la clé de voûte.
 

Dès le plus jeune âge, j’ai pris l’habitude, à la fois inconsciente et suggérée, de détecter et d’interpréter les indices tacites qui forment l’équilibre des situations en société. Personne ne me les a appris ni expliqués, même si tout le monde s’attendait à ce que je les repère et les enregistre. Demande-t-on aux animaux comment ils ont assimilé les lois de la jungle ? Il s’agit de sentir comment se crée ou se défait une ambiance, de pénétrer l’art de relancer une conversation ou d’en dévier le sujet d’un mot. Cet entraînement muet, qui consiste à écouter et regarder, à lire les visages et humer les climats, à imiter et répéter sans consignes, a forgé en moi une conviction profonde qui est peut-être au fondement de n’importe quelle éducation : ce qui se transmet vraiment ne s’enseigne pas.
Et cela, peut-être superlativement dans l’aristocratie. Tout se joue entre les lignes, à capter, surprendre, intercepter les signes subliminaux de l’effacement, dans une vie où tout effort doit être radié, toute passion dissimulée, toute souffrance tue, selon une orthopédie mentale aux règles non écrites. On ne parle jamais de soi, on ne fait pas de vagues, on évite les sujets qui fâchent car « c’est assommant », et il est impensable de montrer quelque émotion en public. La joie et la peine, l’excitation et la douleur, l’enthousiasme et la mélancolie sont affaire de classe. « On ne pleure pas comme une domestique », répétait mon arrière-grand-mère, que la haine de l’effusion avait poussée à donner un bal à la mort d’un de ses fils, engagé volontaire tombé pour la France en 1916, à l’aube de son vingtième anniversaire. Caricatural, ce sinistre exemple pourrait presque avoir valeur de principe dans la nécessité à convertir tout mouvement sensible, jusqu’à la plus intime catastrophe, en exercice de style.
 

Un monde où tout se tient et où tout le monde se tient. Tenir, tenir son rang, c’est le verbe étalon, qui s’applique à la langue, à laquelle on demande d’abord de la tenue, comme on est censé savoir tenir son cheval. Se tenir, le regard fixé sur l’horizon immuable des rituels, a une vertu majeure : s’abstenir de penser. Mal se tenir, au propre comme au figuré, confine au sacrilège. Combien de fois n’ai-je pas obéi à ce rappel à l’ordre, traduit par un regard noir qui se passait de commentaires : « Tiens-toi ! » Comprendre : tiens-toi droite et reste à ta place. Comme une table bien dressée où l’on évitera de mettre les coudes, à côté de couverts équidistants. Cette technique du corps et du maintien postural exige à mots couverts un peu plus que de la tenue : de la retenue, voire de la rétention, jusqu’à de la réticence à se mêler au monde extérieur. C’est une mécanique des comportements, dont la pratique est fondée sur le refoulement.
 

La véritable vocation de la stylistique aristocratique consiste à convaincre « les autres » de la légitimité d’un pouvoir intact, comme si la Révolution française n’avait jamais eu lieu, et de justifier le forfait du privilège. Privilegium ou privata lex, la loi privée, l’exception juridique accordée à une élite, dans un système où la naissance fonde les inégalités. Sauf que cette élite, défaite après la guerre de 14 – et c’est l’un des thèmes majeurs d’À la recherche du temps perdu –, n’a plus rien aujourd’hui à offrir que des titres désuets et un blason qui s’étiole. Sans l’argent qui autorise le maintien d’un patrimoine et d’un mode de vie somptueux, l’aristocratie n’est rien. Rien, qui danse sur du vide.
 
 
À la manière d’un amputé qui, longtemps après l’opération, sent toujours son membre fantôme, le monde familial de mon enfance vivait figé dans la conscience intacte de sa supériorité sociale. Étymologiquement, aristocratie signifie le « pouvoir des meilleurs ». Admettre que la noblesse avait perdu son prestige et ne constituait plus l’élite, c’eût été céder à l’inimaginable : l’aveu d’un déclassement. Il ne suffisait donc pas de se tenir, il fallait désormais maintenir coûte que coûte un univers, un décor, un mode d’existence devenus étrangers aux réalités contemporaines et sans rapport avec le siècle.


Le déclin de l’aristocratie depuis la Révolution française a été d’une lenteur record. Alors qu’elle aurait dû s’éteindre à l’avènement de la IIIe République, elle a jeté tous ses efforts dans le maintien de son train de vie et de la pantomime mondaine qui l’accompagne, artefacts destinés à persuader la société de son intemporelle prospérité. Sa survie doit tout à l’esthétique – car c’en est une – des manières et de la mondanité. Et si la performance aristocratique est plus visible, plus tangible, au temps de Proust qu’à l’époque de Saint-Simon, c’est précisément parce que la noblesse a entre-temps perdu la main au profit de la bourgeoisie industrielle et financière et qu’elle sur-joue, par compensation, la comédie du pouvoir, dans un interminable chant du cygne. Ce que j’ai vécu un demi-siècle après la mort de Proust, c’est l’écho mourant de cette Belle Époque, le lointain souvenir d’une obsession formelle qui refusait de disparaître, parce qu’elle entretenait la fiction de notre grandeur.


Lorsque, encore adolescent, mon père comprit en lisant À la recherche du temps perdu que sa grand-mère avait connu Proust, il la pressa de questions. « Ah oui, répondit-elle évasivement, ce petit journaliste que je mettais en bout de table… » Il ne put rien en tirer de plus. Noblesse de robe ou d’épée, d’Ancien Régime ou d’Empire, l’aristocratie n’a rien saisi de la grandeur de Proust. Précisons tout de même qu’en 1904, année de la première visite de Proust, personne n’est en mesure de deviner le génie de l’auteur de la Recherche, qui n’a alors publié qu’un recueil de nouvelles, Les Plaisirs et les Jours (1896), et vient de sortir une traduction annotée de la Bible d’Amiens de Ruskin. Ni Gide ni Colette, agacés à la même époque par ce mondain érudit et cérémonieux qui commettait des articles au Figaro, n’auront plus de prescience. Et cet aveuglement persistera jusqu’au fameux refus par Gallimard du manuscrit de Du côté de chez Swann, assorti de ce commentaire lapidaire : « Trop de duchesses ! »


Dans les années 1950, à l’époque où les feux de la Belle Époque étaient éteints depuis longtemps, Joseph était devenu l’inamovible gardien du temple, qui continuait d’officier à chaque « dîner du samedi », réunion de quelques fidèles. Un soir, chargé d’un immense plateau, il s’était pris les pieds dans le tapis, renversant les tasses en porcelaine de Sèvres, et en se redressant avait déclaré : « Eh bien voilà, le café est servi. » Une autre fois, alors qu’il annonçait le dîner, la maîtresse de maison lui fit remarquer qu’il manquait un invité. Il n’en tint aucun compte et rétorqua : « Il n’avait qu’à être à l’heure » – poussant quelques instants après le retardataire à sa place en lui rappelant à voix haute : « Le dîner est à huit heures et demie précises. » Joseph avait ses têtes et supportait mal la critique. Les plats arrivaient tièdes. Ce qui avait fait s’exclamer un vieil habitué, Jean de Castellane, en se voyant proposer du champagne : « Ah, enfin quelque chose de chaud ! » 


De la chronique mondaine à laquelle elle avait été honteusement réduite, la Recherche s’élevait, fabuleuse, dense et tournoyante comme une spirale qui m’évoquait la tour de Babel de Brueghel l’Ancien, cette tour ouverte sur le monde et la nature, bâtie sur une masse rocheuse où s’intègre l’architecture, où à chaque étage une multitude de personnages, détails minuscules ramenés à l’échelle, vaquent à leurs occupations. Non seulement ce monument littéraire n’était pas le fort imprenable dont on m’avait menacée, mais il formait l’espace intelligent qui invitait à tourner sans fin, entrer, sortir, grimper, redescendre, emprunter tous les escaliers et arpenter tous les couloirs du Temps. Ce livre immense m’enchantait comme un kaléidoscope dont chaque mouvement révèle des figures et des combinaisons insoupçonnables, des mondes infinis.
Il m’autorisait, surtout, à relire le réel sous un autre jour. L’énorme supériorité de Proust par rapport à une classe sociale infatuée et inculte m’a saisie de façon inoubliable, en me révélant la plus libératoire des identifications symboliques, qui se vérifierait à toutes mes relectures : les gens qui m’entouraient étaient, stricto sensu, des personnages de Proust. Et ce qui achevait de m’en convaincre, c’est qu’ils ne s’en rendaient même pas compte.


Si bien qu’il n’est pas si extravagant de se trouver une parenté avec le duc et la duchesse de Guermantes lorsqu’on sort de ce milieu par ailleurs si endogame, qui adore exercer sa compétence à se repérer sans efforts dans la forêt généalogique, pour une raison très simple : l’aristocratie est le seul milieu social dont les membres peuvent quasiment tous revendiquer les racines (ou se rattraper aux branches) d’un même arbre pluriséculaire. C’est même sa particularité : constituer une classe minuscule en même temps qu’une immense famille unie, fût-ce au énième degré, par les liens du sang. En enchâssant à plaisir plusieurs de ses personnages dans des généalogies existantes – ainsi d’Hannibal de Bréauté (nom inventé), fils d’une Choiseul et petit-fils d’une Lucinge (noms attestés), ou du duc de Guermantes (nom éteint et « relevé » par le romancier), petit-fils d’une La Rochefoucauld (nom existant) –, Proust était le premier à introduire d’autres possibles dans le système impeccablement réticulé où j’étais née.


Proust n’évoque pas des figures aux faits et gestes remarquables. Il instrumentalise des noms titrés à valeur de signes. Des silhouettes provisoires, des figurants dont le patronyme enferme une essence où le Temps s’est accumulé.


Pour une raison que je ne m’étais encore jamais formulée : la caractéristique principale des gens du monde est d’être constamment en représentation. Il n’y a jamais de relâche dans le spectacle mondain. La façon de s’habiller, de parler, d’être, de manger, de marcher, de dire bonjour, de remercier, de signifier est en permanence sous le contrôle d’un œil au regard fixe, comme la conscience dans le poème de Victor Hugo – « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn ». C’est celui de l’Histoire, dont il convient d’être digne. Ce phantasme, ou cette vue de l’esprit, est d’une autorité redoutable, a fortiori dans une famille où l’on s’est illustré sur le champ de bataille. « Il faut bien te persuader, écrivait le quatrième prince Murat à son fils à la chute du Second Empire, que tu as un nom qui est bien lourd à porter et que ce qui serait considéré comme très bien chez tout autre, ne te sera compté que comme passable. » Même les relations censément les plus simples sont marquées par l’idée – en partie inconsciente – d’appartenir à une caste modèle, qui exige d’être toujours à la hauteur et de montrer l’exemple. C’est un jeu de rôles permanent. Un aristocrate jouera l’aristocrate dans la moindre de ses actions, en remerciant un serveur, en saluant une connaissance, en se montrant généreux ou distant. L’aristocrate est, par excellence, quelqu’un qui se prend pour un aristocrate.


Comme le garçon de café, l’aristocrate « joue avec sa condition pour la réaliser ». Mais la différence, et elle est fondamentale, c’est qu’une fois son service terminé, le garçon de café dépose son tablier et retourne à la vie ordinaire – « Vous pouvez éteindre votre téléviseur et reprendre une activité normale », disaient les Guignols de l’info. L’aristocrate jouera l’aristocrate jusque dans son sommeil. Son rôle est comme la tunique de Nessus : il lui colle à la peau. Le garçon de café, le tailleur, le commissaire-priseur, autres exemples pris par Sartre, peuvent changer de métier et donc de mimiques professionnelles. L’aristocrate est incapable de changer de rôle. Car il a été éduqué dans le mimétisme. S’en défaire, cela reviendrait – croit-il – à changer la nature profonde de son être, comme si la noblesse était une partition inscrite dans les gènes à interpréter tous les jours. Il n’y a pas plus aliéné que l’aristocrate.


Proust nous dit : « Être grande dame, c’est jouer à la grande dame, c’est-à-dire, pour une part, jouer la simplicité »
C’est aussi, et peut-être surtout, jouer le naturel. La princesse de Guermantes, qui, lorsqu’elle reçoit, passe d’un groupe à l’autre dans son salon, comme guidée par l’improviste, est une artiste en la matière, puisque en trois quarts d’heure elle a réussi à faire comme par enchantement le tour de tous ses invités. La facilité déconcertante qu’elle montre à cet exercice a pour but, dit le narrateur, « de mettre en relief avec quel naturel “une grande dame sait recevoir” ». Autrement dit, le naturel ainsi joué n’a pas pour objectif de se faire oublier et d’être pris pour authentique. Il vaut au contraire pour sa mise en scène. Proust est sans conteste celui qui a pointé avec le plus d’acuité et de lucidité cette perversité très caractéristique du comportement aristocratique, qui n’aime rien tant que mettre subrepticement en spectacle sa discrétion, son naturel, sa modestie, sa simplicité, voire sa générosité, ruinant ainsi le principe intrinsèque à toutes ces qualités, quand la « vraie » noblesse eût été de les rendre indécelables et d’effacer toutes les coutures dans le montage d’un geste ou d’une pensée altruistes. Cette faiblesse pour le spéculaire contribue pour une large part à ce que Proust estime être, à raison, la vulgarité de l’aristocratie.


Alors que le duc de Guermantes fait mille signes au narrateur pour qu’il s’approche d’un petit groupe formé autour d’une tête couronnée, ce dernier, au lieu de répondre à l’invitation, s’incline profondément, et poursuit son chemin. Il tirera de ce salut et de cette réserve un bénéfice considérable – la duchesse de Guermantes rapportera l’épisode avec délice à la mère du narrateur. Car il a compris sa place, qui n’était pas parmi les grands de ce monde, contrairement à ce que le duc semblait suggérer. Il a marqué sa reconnaissance au duc, lui laissant le temps de mettre sa générosité en spectacle, et s’est effacé, comme il le lui était en réalité demandé. Ou comment se montrer accueillant envers un bourgeois pour mieux l’exclure du cénacle – puis lui faire savoir combien sa compréhension a été appréciée en haut lieu.


De ma mère, jamais un baiser, dont elle exécrait jusqu’à l’idée même. Ce régime ne m’était pas réservé. Elle était sous ce rapport, et sans doute sous ce rapport exclusivement, d’un égalitarisme sans défaut, au point de tous nous tenir à distance d’un simple geste d’avertissement, avec la main préventive du policier arrêtant la circulation, comme s’il y avait autour de son corps une ligne invisible à ne jamais franchir. Rarement un mot plus haut que l’autre, aucune colère spectaculaire. Rien. Rien du tout. L’absence, le vide, purs, qui avaient la dureté transparente d’un mur de cristal, lisse et sans aspérité ; une paroi impeccable, qui permettait de se voir mais jamais de se toucher. « Avec les enfants, chérie, il faut être in-di-ffé-rent, c’est cela, le secret. In-di-ffé-rent », avait recommandé ma mère de sa voix douce à ma sœur, qui lui demandait un jour conseil à propos de l’éducation de sa fille aînée. Comme j’assistais à cette conversation, je lui avais fait remarquer qu’elle donnait ce conseil à sa fille, accessoirement en ma présence, et que cela éclairait d’une lumière singulière sa propre expérience de la maternité. Elle balaya ma remarque d’un mouvement d’impatience, l’air de dire « vous êtes vraiment trop susceptibles », et sortit de la pièce. Le dernier mot, le dernier geste, elle y tenait beaucoup.


La famille, aristocrate ou non, n’exclut personne tant que les choses ne sont pas dites. Quelle ne fut pas ma surprise à l’époque de constater que l’immense majorité de mes ami·es gay, né·es dans les années 1950 et 1960, assumant ouvertement leurs préférences dans la vie courante, n’avaient jamais abordé explicitement le sujet avec leurs parents. L’une avait pu venir à des réunions familiales avec sa compagne sans autre forme d’explication, un autre écrire des livres sur l’homosexualité et militer publiquement, mais sans jamais évoquer la question de leur vie amoureuse, si banale pour n’importe quel·le hétérosexuel·le. Quel besoin de dire quoi que ce soit, puisque c’est évident ? ai-je souvent entendu de la part de gens que le sujet contrariait. Quelle obscure nécessité alors à la taire obstinément, cette fameuse évidence, inaccessible et comme barrée à la parole ? C’est l’ultime et perverse victoire de la société et de ses institutions : prolonger la loi du silence jusque dans l’apparente acceptation, ou plutôt articuler la tolérance à la persistance du mutisme imposé.


Anatole France prétendait : « La vie est trop courte. Proust est trop long. » Ânerie intégrale, et fielleuse. J’ai toujours pensé l’inverse. La vie est trop longue et la Recherche trop courte. Le roman fait trois mille pages, soit cent trente heures de lecture en deux mois, selon de savants calculs. Impensable, vraiment ? Personne n’est obligé de lire Proust. Mais tout le monde perd à l’ignorer. On le lira à vingt ans, trente, quarante, soixante ans. Peu importe. Comme les rencontres amoureuses, la lecture de la Recherche attend son heure. Elle ne peut en aucun cas être forcée. C’est la lecture consentie par excellence. Et donc celle qui procure les plus grands plaisirs.


« Monsieur le duc de Luynes, Château de Luynes, à Luynes », disait le libellé des enveloppes qui jonchaient son bureau. Je suis le duc, la terre et le fief, le domaine naturel et l’espace politique. Territoire, nom, origine, tout était collé. Depuis la nuit des temps jusqu’à celle du tombeau.


 

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