mardi 16 janvier 2024

[Meriwether, Louise] Papa courait les paris

 



Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Papa courait les paris
           (Daddy Was a Number Runner)

Auteur : Louise MERIWETHER

Traduction : Romaric VINET-KAMMERER

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 1970
                  en français en
2023 (Philippe Rey)

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

À l’été 1934, nulle part les effets de la Grande Dépression ne sont plus criants qu’à Harlem, où sont établies Francie, douze ans, et sa famille. Dans l’incapacité de trouver un travail, le père s’adonne à une série de paris pour les infimes éclats d’espoir qu’ils promettent, mais jamais n’exaucent ; la mère rapièce les vêtements, court les ménages, essaie péniblement de joindre les deux bouts ; tandis que Junior, le frère aîné, est entraîné dans la vie dangereuse des gangs de rue. Francie, elle, est une grande rêveuse, qui sent néanmoins dans sa naïveté d’enfant qu’il y a des risques partout, surtout pour une fille noire à l’aube de son adolescence, qu’il s’agisse d’aller au cinéma ou de traverser son quartier. Harlem, source de tous les dangers, mais aussi lieu d’amour et de tendresse, refuge où s’expriment l’humour, la colère et la vitalité d’une communauté solidaire. 

Aux côtés de l’œuvre de Maya Angelou et de Toni Morrison, Papa courait les paris s’est installé dès sa publication originale en 1970 comme un classique de la littérature américaine, en ce qu’il révèle de la condition noire à Harlem dans les années 1930. Doux-amer, caractérisé par un vif sens de l’observation, ce grand roman de Louise Meriwether, traduit ici pour la première fois en français, est un vibrant hommage à la résilience, à l’intégrité et à l’esprit de son inoubliable héroïne.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Née en 1923, Louise Meriwether est autrice, journaliste, essayiste et une pacifiste de premier plan. Elle est l’autrice de plusieurs ouvrages, parmi lesquels Fragments of the Ark et Shadow Dancing, ainsi que des biographies pour la jeunesse d’icônes afro-américaines comme Rosa Parks. Avec Papa courait les paris, c’est la première fois qu’elle est traduite en France.

 

 

Avis :

Il aura fallu attendre les cent ans de la militante afro-américaine Louise Meriwether, pour que son premier et plus célèbre roman, paru en 1970, soit enfin traduit en français. S’inspirant de sa propre expérience, elle y raconte le quotidien dans le Harlem de 1934, à travers le regard de Francie, une adolescente noire de douze ans. Roman social autant qu’autofiction, ce livre connut un vif succès lors de sa parution et s’affirma bientôt comme un classique de la littérature noire américaine. Dans sa préface, James Baldwin soulignait sa principale originalité : faire relater la ségrégation par une jeune fille émergeant à peine de la naïveté de l’enfance. Curieusement, Toni Morrison employait concomitamment le même procédé, alors novateur, pour son premier et peu remarqué roman L’oeil le plus bleu. Cet inégal éclat de leurs premiers pas ne devait pas empêcher la seconde écrivain de faire la formidable carrière que l’on sait, et la première de sombrer dans l’oubli.

La pauvreté et le racisme ayant chassé les Meriwether de leur sud rural pour les envoyer tenter leur chance dans le nord, Louise et ses quatre frères grandissent à Harlem pendant la Grande Dépression, entre un père gardien d’immeuble et une mère femme de ménage. Malgré les moyens modestes de la famille, Louise accède à l’enseignement supérieur, devient journaliste littéraire pour un journal noir, puis scénariste à Hollywood, avant d’enseigner l’écriture créative à l’université tout en s’impliquant dans divers mouvements militant pour la cause noire. Parmi ses essais, romans, et surtout ouvrages pour la jeunesse, c’est sa première parution, Papa courait les paris, qui fait sa notoriété. Cette peinture de la vie de plus en plus difficile au sein du ghetto noir de Harlem, alors que la crise des années trente réduit les hommes au chômage et leurs épouses à quémander une maigre aide sociale, puise largement dans ses souvenirs d’enfance.

Entre deux petits boulots, le père de Francie est de plus en plus souvent sans ressources. Alors, il parie et joue les intermédiaires à la loterie des nombres, rejoignant la frange interlope des petits trafics en tout genre dont ses semblables se retrouvent à vivoter, sous le contrôle de la pègre et avec la complicité corrompue des autorités. Un gain sporadique, et ce sont quelques jours de bombance, trouées de joie dans un quotidien de plus en plus désespéré, de plus en plus dépendant d’allocations épongeant à peine l’ardoise honteuse grossie chaque mois chez les commerçants du quartier. Observant sa mère se débattre pour maintenir la famille à flot, pendant que son plus grand frère se mêle aux bandes de voyous qui traînent les rues et que le cadet, de plus en plus révolté par l’injustice et le racisme, se frotte aux émeutes qui secouent régulièrement un Harlem en proie aux violences policières, Francie passe du rire aux larmes avec l’insouciance de la jeunesse et, dans une narration d’un naturel confondant, tient la chronique des hauts et des bas de son entourage, peignant, avec une empathie toute de légèreté et de bonne humeur, un tableau plein de vie du quotidien, tissé de désespoir, de violence et de peur, des petites gens d’un quartier en plein naufrage.

En superposant deux points de rupture – l’éveil d’une toute jeune fille au sortir de l’enfance, au moment où la société américaine sombre dans la Grande Dépression –, Louise Meriwether réussit à la fois une peinture sociologique d’un des moments les plus sombres de l’histoire des Etats-Unis et un roman d’apprentissage plein de fraîcheur, où la découverte de la peur face aux dangereuses et injustes réalités de la vie n’empêche en rien une formidable joie de vivre. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

D’après Papa, Jocko était ce qui se faisait de plus important dans le milieu pour un homme de couleur depuis que les gangsters avaient repris la loterie des nombres. Et, selon Papa, les gangsters contrôlaient tout à Harlem – les paris, les putes et les maquereaux qui leur ramenaient de la chair fraîche.
Maman a grommelé : « Je croyais que le maire La Guardia avait promis de nettoyer tout ça.
- S’ils voulaient vraiment nettoyer cette ville, a répondu Papa, ils cesseraient d’arrêter les pauvres nègres qui essaient de décrocher le gros lot contre dix cents pour ne pas crever de faim. De quelle autre manière une homme de couleur peut-il ramasser six cents dollars après en avoir misé un seul ? Faut qu’ils empêchent les gangsters d’engranger les paris, ce sont eux qui empochent l’essentiel du fric. Mais les flics ne sont pas prêts à tuer la poule aux œufs d’or. Maintenant, arrête de te faire du mouron, Henrietta. Il ne m’arrivera rien, tu m’entends ? »
 

M. Edwards a remporté la mise après avoir parié deux dollars sur le 505 et déclaré qu’il  partait voir sa femme et son cousin Gabriel à La Nouvelle-Orléans. (…)
Mais M. Edwards n’a jamais vu un cent de son lot. Les banquiers changèrent le dernier chiffre pour un 6 quand ils découvrirent qu’une foule de gens à Harlem avait misé sur le même nombre. Un avion s’était écrasé la veille, et sa photo barrée d’un gros 505 sur une des ailes avait fait la une du News.
« C’est une honte de voir ces racketteurs changer un chiffre quand ça leur chante, s’est exclamé Papa. Comme si les chances à mille contre un de décrocher le bon numéro ne leur suffisaient pas. »
Pour M. Edwards, c’était bien plus qu’une honte. Fou furieux, il s’est rendu chez celui qui avait ramassé son pari pour exiger d’être payé et, pour le dérangement, il s’est pris deux balles. Trois jours plus tard, il est mort à l’hôpital de Harlem. (…)
Le gars qui a tiré sur M. Edwards n’a pas traîné bien longtemps derrière les barreaux avant qu’on le relâche. Selon papa, « quand les négros tirent sur d’autres négros, les flics s’en contrefoutent ».
 

Comme il n’y avait pas école le lendemain, j’ai veillé tard samedi soir. Maman et moi étions seules à la maison. Elle dans sa chambre à tenter de deviner quel numéro arriverait en tête le lundi suivant – Papa lui avait expliqué sa méthode -, moi installée à la table de la salle à manger, occupée à lire un livre de la bibliothèque, entourée de ma provision d’armes habituelle : marteau, tournevis et deux brosses à cheveux. En entendant un bruit suspect, j’ai balancé le marteau en direction de la cuisine et les rats se sont carapatés dans leur trou. Arrivée au dernier de mes projectiles, le leur ai abandonné le salon et suis allée me mettre au lit. Ces rats me flanquaient une peur bleue. Tout le monde a été mordu sauf moi. On raconte que, quand j’étais bébé, on me laissait dans un panier à linge au sommet de l’armoire pour me protéger.
Nos rats s’engraissaient en boulottant le poison que Maman disséminait une fois par semaine aux quatre coins de l’appartement sur des tranches de pommes de terre crues. Quant au soufre dont elle ne cessait de nous asperger, il ne servait absolument à rien. Un jour, ces rats ont pris en chasse le chat qu’on avait alors jusqu’à l’intérieur des murs du salon, et je suis prête à parier que ce même chat ne s’est pas arrêté de courir avant d’avoir atteint Brooklyn.
 
 
Le lendemain, les journaux racontaient en détail ce qu’il s’était passé. J’ai tout lu. Un adolescent portoricain âgé de seize ans avait bien volé un couteau chez Kress, mais les flics ne lui avaient pas tiré dessus, ils l’avaient embarqué et jeté en prison. Bref, l’émeute avait démarré de là, et trois mille Noirs ont brisé deux cents vitrines et résisté à cinq cents poulets. On dénombrait une centaine de blessés et un mort.


Papa nous a lu ce qu’Adam Clayton Powell Junior avait à dire. D’après Adam, les gens de couleur étaient en colère parce qu’ils n’avaient pas d’emploi et qu’ils étaient discriminés du berceau à la tombe, voilà pourquoi ils se soulevaient. Ils ne pouvaient espérer obtenir un boulot de chauffeur de bus dans leur propre quartier, de livreur de lait dans Harlem ou dans les boutiques de la 125e Rue. Et en colère, ils l’étaient aussi à cause de l’affaire Scottsboro, et parce que Mussolini bottait les fesses des Ethiopiens pendant que la Société des nations regardaient ailleurs. Adam ne l’expliquait pas exactement de cette manière, mais c’était ce qu’il voulait dire. Et il disait également que les loyers étaient plus hauts à Harlem que n’importe où ailleurs dans la ville, que tous ces immeubles n’étaient rien d’autre que des trous à rats, que c’était une honte et que Dieu savait que c’était la vérité.
Papa a tourné la page. « Encore un mort, s’est-il exclamé. Ecoutez ça : « Mort d’une cinquième victime des émeutes. Kenneth Hobston, seize ans, un Noir résidant 204, Saint-Nicholas avenue, a succombé à une blessure par balle survenue au cours de l’émeute hier à l’hôpital de Harlem. L’agent John McDonald a déclaré avoir tiré dans un groupe de gamins qui fuyaient un magasin qu’ils avaient pillé. Mais, d’après d’autres témoins, Hobston ne faisait qu’assister aux événements. Le garçon a été abattu d’une balle dans le dos. Le chef de la police a promis d’enquêter sur le sujet. Il s’agit du cinquième décès suite aux émeutes de la semaine dernière. »
- C’est une honte, s’est écriée Maman. Mort à seize ans. Mais pourquoi ?
- Et le chef de la police va enquêter, a ajouté Papa. Ce que ça veut dire, c’est qu’il va blanchir le flic en question. Cinq morts dont quatre noirs. Je ne sais pas quel est leur problème, à ces négros du nord de la ville. Même en émeute, ils n’y connaissent rien. Tout ce qu’ils font, c’est de faire buter en défonçant des vitrines et en jouant aux vandales. C’est pas ce qui va changer les choses. 


 

2 commentaires:

  1. Coucou ! Je ne connais pas du tout, mais le contexte, l'histoire, l'autrice m'intéressent ! C'est fou cette invisibilisation, il faut rattraper ça :)

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    1. Bonjour Lybertaire. Oui, ce livre n'a pas la notoriété qu'il mérite.

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