jeudi 4 janvier 2024

[Jollien-Fardel, Sarah] Sa préférée

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Sa préférée

Auteur : Sarah JOLLIEN-FARDEL

Parution : 2022 (Sabine Wespieser)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Dans ce village haut perché des montagnes valaisannes, tout se sait, et personne ne dit rien. Jeanne, la narratrice, apprend tôt à esquiver la brutalité perverse de son père. Si sa mère et sa sœur se résignent aux coups et à la déferlante des mots orduriers, elle lui tient tête. Un jour, pour une réponse péremptoire prononcée avec l’assurance de ses huit ans, il la tabasse. Convaincue que le médecin du village, appelé à son chevet, va mettre fin au cauchemar, elle est sidérée par son silence.

Dès lors, la haine de son père et le dégoût face à tant de lâcheté vont servir de viatique à Jeanne. À l’École normale d’instituteurs de Sion, elle vit cinq années de répit. Mais le suicide de sa sœur agit comme une insoutenable réplique de la violence fondatrice.

Réfugiée à Lausanne, la jeune femme, que le moindre bruit fait toujours sursauter, trouve enfin une forme d’apaisement. Le plaisir de nager dans le lac Léman est le seul qu’elle s’accorde. Habitée par sa rage d’oublier et de vivre, elle se laisse pourtant approcher par un cercle d’êtres bienveillants que sa sauvagerie n’effraie pas, s’essayant même à une vie amoureuse.

Dans une langue âpre, syncopée, Sarah Jollien-Fardel dit avec force le prix à payer pour cette émancipation à marche forcée. Car le passé inlassablement s’invite.

Sa préférée est un roman puissant sur l’appartenance à une terre natale, où Jeanne n’aura de cesse de revenir, aimantée par son amour pour sa mère et la culpabilité de n’avoir su la protéger de son destin.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Née en 1971, SARAH JOLLIEN-FARDEL a grandi dans un village du district d’Hérens, en Valais. Elle a vécu plusieurs années à Lausanne, avant de se réinstaller dans son canton d’origine avec son mari et ses deux fils. Devenue journaliste à plus de trente ans, elle a écrit pour bon nombre de titres. Elle est aujourd’hui rédactrice en chef du magazine de libraires Aimer lire. Les lieux qu’elle connaît et chérit sont les points cardinaux de son premier roman.

 

 

Avis :

La narratrice Jeanne vit avec sa famille dans un village niché au plus profond du Valais, en Suisse. Un rien suffisant à déclencher ses incontrôlables fureurs, son père terrorise la maisonnée, roue de coups sa mère et abuse de sa sœur aînée. Battue comme plâtre pour avoir un jour osé lui tenir tête du haut de ses huit ans, la petite fille réalise avec amertume, que pas plus le médecin que leurs voisins et proches, n’ont envie de s’en mêler. Tous savent, mais se taisent. Dès lors, c’est la rage au ventre et toute entière tendue par le désir de s’échapper, que Jeanne grandit, puis parvient enfin à s’émanciper. Mais à quel prix ?

« Tout à coup, il a un fusil dans les mains. La minute d’avant, je le jure, on mangeait des pommes de terre. » Ainsi commence le récit fracassant d’une enfance ravagée, tellement gorgée d’acide qu’elle rongera la narratrice sa vie durant, se moquant bien de la distance et du silence dont cette dernière tentera pourtant d’user comme d’un barrage entre elle et les siens. Les scènes, cruelles et brutales, usent d’un réalisme saisissant pour évoquer la violence absolue d’un homme au-delà de toute rédemption, et ses effets dévastateurs sur ses proches, abandonnés à sa merci, comme dans la cage d’un fauve, par la lâche indifférence des témoins.

Sur les trois femmes coincées dans l’orbite du monstre, pendant que la mère, privée d’échappatoire par sa dépendance économique, et son aînée, vampirisée par la « préférence » incestueuse du père, se laissent réduire en cendres au fond de leur enfer, seule Jeanne trouve la force de rester debout, en préparant son évasion. Elle ne se doute pas encore que cette violence qu’elle combat, elle l’a déjà fait sienne au travers de son dégoût et de sa haine, et qu’elle n’est déjà plus que l’un de ces arbres, certes encore droits mais à demi calcinés, qui continuent à se consumer de l’intérieur à petit feu, longtemps après le passage de l’incendie.

Cinglé par la grêle de ses mots durs et acérés, l’on s’engloutit dans cette histoire - d’une noirceur que rien, ni l’amour d’une mère, ni les attachements amoureux, ni le puissant enracinement à une terre, ne parvient à exorciser -, impressionné par l’évidente vérité de ses personnages. Qu’il s’agisse de leurs mots, de leurs émotions ou de leur comportements, tout sonne juste et s’enroule autour d’une analyse psychologique irréprochable de pertinence et remarquable d’empathie. Et c’est déjà bien ébranlé par les uppercuts encaissés au fil des pages, que l’on s’achemine vers le coup de grâce d’un dénouement, sans doute d’autant plus bouleversant, que simplement, mais clairement, suggéré… Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

« Alors, Jeanne, tu as joué les cascadeuses ? »          
Il me taquine, ça ne peut pas être autrement. Qu’est-ce qui est pire ? Être un salopard ignare ou un homme subtil, mais suffisamment lâche pour ne pas voir qu’une gamine de huit ans a été rossée ? Avant de le mépriser définitivement, j’ai tenté la franchise, il se pouvait que je n’aie pas l’air si cabossé.         
« C’est mon père.          
– Ton papa ? Tu veux voir ton papa ? Mais il n’est pas là, ton papa.          
– Non-non-non-non. » C’est une prière, non-non-non-non, j’élève le ton, mais ma voix est fluette : « C’est pas vrai. C’est mon père qui m’a tapée. »          
Il passe la main sur mon front : « Ça va passer, il faut la surveiller cette nuit. »
 

Ces années-là ont été un purgatoire. Un répit sans sérénité ni rutilance après quinze ans à vivre dans cette terreur quotidienne, qui s’immisçait dans le banal. Je restais paralysée par les bruits – une porte qui claque à cause d’un courant d’air bloquait ma respiration, les tiroirs des commodes, que mes voisines de chambre fouillaient le matin pour se vêtir, me renvoyaient illico à ces fins de nuit où mon père, qui partait tôt au travail, ne trouvant pas une chaussette ou un pull, arrachait les tiroirs et hurlait contre ma mère « feignasse qui fout rien même pas la lessive pour son mari qui bosse comme un con ». Il faudrait une décennie pour que je ne voûte plus mes épaules, n’enfonce pas mon cou au moindre grincement d’un meuble ou un pas sur un plancher. Une vie entière ne suffirait pas à soigner mon ventre détraqué et mon estomac douloureux.
 

J’ai traversé ces années, égoïstement, soulagée par cette trêve. Comme en convalescence. Mais c’est à cet âge-là, quand le peu d’innocence qui me restait est définitivement mort, que je me suis racornie. Pour survivre, pour me protéger des dégâts paternels que j’avais fuis, mais qui continuaient de me tourmenter.
 
 
En une soirée, j’ai su ce que je n’avais jamais vu. Je n’avais rien senti, pas même supposé : « Ça a commencé le soir où il t’avait tapée et que le docteur était venu, tu te souviens ? »          
Si je me rappelle…          
« Bon, pas trop souvent, dix fois peut-être.          
– Dix fois quoi ? »          
Elle dont il se moquait à table ou devant les rares personnes qu’on croisait – la bécasse, il disait. La bécasse, il la violait.          
« ll t’a violée ?          
– Violée ? Euh, non, pas vraiment. Je crois pas. Il me touchait, il m’embrassait. Une fois, j’étais déjà grande, je lui ai… enfin bref. Après ça, il a plus rien fait.          
– Et maman ?          
– Elle sait rien. Il me disait que c’était moi, que je l’excitais, que je faisais exprès. Mais je faisais pas exprès, je te jure. J’avais des seins. Il les adorait. »          
Elle a dit ça : il les adorait.          
« Tu déconnes, là ? Un père qui adore les seins de sa fille ! Tu te rends bien compte de ce que ça veut dire ?          
– Je sais que c’est mal. Mais j’étais sa préférée… »          
L’abject et l’obscénité m’étouffent. J’ai mal pour elle, je le hais, lui. Plus encore. Et ma mère, muette, sourde et aveugle, la sainteté dont je la parais et que je vénérais, ma famille plus miséreuse que ce que je pensais. Je voudrais la consoler de sa peine. J’en suis incapable.
Sa préférée.


Si j’aime tant Lausanne, c’est d’abord par lui, le lac Léman. Il est le symbole de mon exil. (…)
Cent kilomètres. Une peccadille. Pourtant, l’un après l’autre, ces kilomètres ont poli mes origines jusqu’à les rendre invisibles. En surface. 


Je cachais aux autres ces douleurs, je les enfonçais dans mes entrailles, qu’elles rongeaient petit à petit. L’air de rien, ces discussions me dépouillaient de mon armure, mais n’adoucissaient ni ma rage ni ma honte. Moi qui, si longtemps, étais demeurée en marge, de ma famille, de l’école, des gens. Moi qui pensais, prétentieusement, être différente, je réalisais que, dans la solitude de ma chambre, grâce à mes lectures hasardeuses et vagabondes, des liens s’étaient tissés malgré moi. Que, dans le fond, je n’étais pas totalement en dehors du monde. Que ma peur, quotidienne, lancinante, n’avait pas tout dévoré. Peu importaient les drames, les souffrances et les méandres familiaux, ils ne se devinaient pas forcément sur nous. 


DE L’ATTIRANCE, DU DÉSIR, ou même de mes goûts, je ne savais rien. Rien. Si, à vingt ans, j’étais si indifférente au sexe, c’est que j’étais imperméable à tous les plaisirs. Être aux aguets avait accaparé tout mon être. Esprit et corps. Chaque jour. Anticiper les gestes de mon père, avoir peur à chaque instant. Faut l’imaginer, ça, tous les jours, la trouille, tous les jours. En rentrant de l’école, se demander s’il sera là, s’il sera bourré, énervé. Avoir le souffle bloqué au moindre bruit ou, pire encore, au son de sa voix, à sa manière de poser ou de jeter ses chaussures, être en apnée à table ou dans la salle de bains, en faisant les devoirs ou en lisant. Mon corps est un rempart – jamais de nonchalance, de la nervosité dans les jambes pour détaler. Mon corps est un radar – détecter la présence de mon père, courber la nuque, mais garder les yeux levés, tête et épaules rentrées, la bosse de bison naîtra vite. Mon corps fait mal et je renie ses douleurs, brûlures d’estomac, ulcère à vingt ans, dos en pagaille. Mon corps n’existe pas, mon corps ne connaît ni la consolation ni la jouissance. Mon corps ne m’appartient pas. Mon cœur a été évidé. Le rêve est dans la tête, l’espoir est dans l’esprit, plus puissant que moi, que tout : partir.          
Quand, bien plus tard, j’avais avoué à Marine n’avoir jamais eu la moindre pensée sexuelle pendant mes années adolescentes, elle s’était exclamée :          
« Mais, c’est impossible… tout le monde pense au sexe ! C’est la vie, le sexe ! »          
Moi, je suis née morte.


Comme une fulgurance, dans cette cuisine, j’ai compris : elle m’avait choisie pour fuir son milieu. Comme moi. À l’envers. Je me rends compte que, malgré le déni, malgré les singeries que nous nous imposions pour nous métamorphoser, l’empreinte des origines restait. Éternelle et ineffaçable, surgissant lorsqu’on était trop mal à l’aise ou au contraire qu’on baissait la garde. On avait beau lutter, Charlotte dirait toujours « zut » et moi toujours « putain ».


J’étais verrouillée, sans accès aux plaisirs, sauf à celui de nager, que j’avais découvert loin de mon père. Tout le reste confluait vers lui. Les besoins élémentaires, comme manger ou dormir, recelaient un danger. J’avalais la nourriture tout rond et somnolais sans tranquillité. 


– Jeanne, je suis désolé. Je l’aimais. Chuis tellement malheureux sans elle. »          
La colère. La colère immense. Des années de colère qui montent.          
« Comment tu oses ? dis-je en haussant le ton à chaque phrase. Comment tu oses ? Tu ne te souviens plus d’avoir jeté maman sur le sol de la cuisine, de t’être assis sur son torse, tes jambes emprisonnaient ses bras et tu la giflais ? Tu ne te souviens plus d’avoir trempé sa tête dans la baignoire, comme quand tu avais noyé le chat d’Emma ? Tu ne te souviens plus d’avoir tapé le visage de ma sœur dans de la purée chaude parce qu’elle parlait, à la fin la purée était rouge et son visage à elle aussi. Tu ne te souviens plus quand maman a lâché un paquet de riz et que tu l’as forcée à ramasser les grains avec sa bouche en la tenant par les cheveux, tellement que tu en avais arraché des poignées ? Tu te rappelles plus tout ça ? Moi, oui ! En boucle, ça tourne. Ah ! et Emma, Emma, EMMA, tu t’en souviens ? Emma que tu violais ? Tu t’en souviens ? Tu t’en souviens, salopard ? »   
 
       
Il renifle et entre deux hoquets :          
« C’était comme ça, à l’époque.          
– Quoi ? Putain ! Quoi, c’était comme ça ? T’es cinglé, ou bien ? Non, c’était comme ça par ta faute, parce que tu es une sale merde. Chez mes copines, non, c’était pas comme ça. Je suis pas née au Moyen Âge, bordel de merde ! Alors, va te lamenter ailleurs. Pas chez moi. Crève ! Le plus vite possible. »


Je savais. Pas dans les détails, mais je savais, tout le monde savait pour ton père. Personne n’a rien fait. C’était comme ça. On ne disait rien, on ne se mêlait pas de la vie des autres. On se taisait. Mais, moi, j’avais une responsabilité, j’étais médecin. J’aurais dû vous aider. À cette époque, il n’y avait pas les moyens d’aujourd’hui. Mais j’aurais dû, j’aurais pu trouver une solution.


Il me regarde avec une tristesse terrible. Il sait que son heure point. Avec ses croyances, l’enfer l’attend. Ou alors, malin comme il est, son repentir de chien battu, ses déclarations d’affection pour ma mère ne servent qu’à le laver de ses péchés. Dieu pardonne. Pas moi.


« Je sais que tu me détestes. Mais moi je t’aime » – une pause et puis : « Pardon. »          
J’ai entendu le hoquet de Marine, derrière mon dos, qui ravalait des sanglots. Filmé, ça aurait filé la chiale à n’importe qui. Je ne suis pas n’importe qui. Je suis la fille de ce monstre, je suis la femme qui trompe, je suis la femme qui a frappé, je suis la femme sèche de l’intérieur, je suis la femme aux entrailles pourries, je suis la fille qui n’a sauvé ni sa mère ni sa sœur, je suis la fille d’un meurtrier, je suis la fille vide qui regarde son père mourir, je suis la femme qui n’écoute pas sa compagne lui dire : « Fais la paix. »
Je suis la femme sans rémission.
Je l’ai regardé, non pas regardé, toisé. Il y avait une pointe d’émotion et de peur dans mon ventre. Je l’ai regardé encore.
Je lui ai craché au visage.


LA MORT DE MON PÈRE ne m’a pas libérée. Au contraire, elle m’a accablée plus encore que les départs d’Emma et de maman. Je n’avais pas de chagrin. Cette absence de tristesse n’était pas une enveloppe bricolée, une fausseté pour tenir à distance les autres ou pour survivre. Je n’éprouvais, sincèrement, aucune peine. Je crois que j’aurais voulu sentir un peloton de larmes dans la gorge, plutôt que cette masse dure dans mon estomac. La haine et la colère restaient comme figées. Je suis devenue rance. Je détestais celle que je devenais. Incapable de pardon, incapable d’avancer ou de me défaire des frusques puantes de mon enfance. Plus je me détestais, plus je me cloîtrais.


De mes quinze mille jours, combien disent l’espérance de la vie ? Combien en ai-je retenus ? Tout me ramène dans cet endroit que j’ai fui. Alors que maintenant je pourrais tourner la page, vivre sans la peur, ne plus sursauter à chaque bruit, chaque appel téléphonique, chaque éclat de voix, car il n’est plus là. Il est toujours là. Et des milliers de pages lues et des centaines de chansons ? Qu’est-ce que je retiens ? Si peu. Alors je sais. Je sais que je n’ai jamais trouvé de sens. Je n’ai pas fait semblant, j’ai vécu un jour derrière l’autre sans qu’aucun ait pu effacer la peur et la rage de mon enfance. Ce n’est pas grand-chose pourtant, une enfance. Mais c’est tout ce qui subsiste pour moi. Je ne sais pas me réfugier ailleurs.          
Je sais que rien ne m’émeut jusqu’au bouleversement, jusqu’à déliter ma colère. Que les fondations de mon enfance ne sont pas assez solides pour que je tienne debout. Je pense à la terre des jardins qu’on retourne au printemps, à ce que disaient les vieux du village : « Y a pas moyen, t’as beau rajouter du fumier, ça prend pas. La terre n’est pas bonne. »          
Je ne suis pas bonne. Ça prend pas. Mauvaise terre, mauvaise graine.


 

6 commentaires:

  1. Je viens justement de l'emprunter en audio livre à la bibliothèque : j'ai hâte de l'écouter.

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  2. Il faudra que j'y vienne, c'est une compatriote! J'avais noté le titre à la sortie de ce roman pour une raison originale: un autre écrivain suisse, Michaël Perruchoud, avait publié quelques années auparavant un roman, également très bon, portant exactement le même titre.
    Bonne fin de semaine et bonne année!

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    1. Très belle année également !
      Le même titre pour un infanticide. Terrible aussi...

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  3. Mon côté "fleur bleue" aurait préféré une autre fin...
    (s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola

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    1. En général, ce genre d'histoire finit mal... Tout cela est malheureusement fort crédible.

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