mercredi 24 janvier 2024

[Renard, Alice] La colère et l'envie

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La colère et l'envie

Auteur : Alice RENARD

Parution : 2023 (Héloïse d'Ormesson)

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Isor n’est pas comme les autres. Une existence en huis clos s’est construite autour de cette petite fille mutique rejetant les normes. Puis un jour, elle rencontre Lucien, un voisin septuagénaire. Entre ces âmes farouches, l’alchimie opère immédiatement. Quelques années plus tard, lorsqu’un accident vient bouleverser la vie qu’ils s’étaient inventée, Isor s’enfuit. En chemin, elle va enfin rencontrer un monde assez vaste pour elle.

La Colère et l’Envie est le portrait d’une enfant qui n’entre pas dans les cases. C’est une histoire d’amour éruptive, d’émancipation et de réconciliation. Alice Renard impose une voix d’une incroyable maturité ; sa plume maîtrisée sculpte le silence et nous éblouit.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Née à Paris en 2002, Alice Renard est diplômée en littérature médiévale à la Sorbonne. Révélée précoce à l’âge de six ans, la question de la neurodiversité et de l’hypersensibilité l’ont toujours passionnée. La Colère et l’Envie est son premier roman.

 

Avis :  

Isor n’a jamais été une enfant comme les autres. Mutique, ne semblant s’intéresser au monde que de manière purement sensorielle, régulièrement en proie à de sauvages et dévastatrices crises de violence mais ne cochant les cases d’aucun diagnostic médical, elle n’a jamais été scolarisée et vit recluse auprès de ses parents désemparés, dans un appartement qu’il leur a fallu quasiment capitonner et que leur entourage a fui depuis longtemps. Un praticien a avancé l’idée que, loin d’être idiote et infirme, elle pourrait, si elle voulait. Elle pourrait, mais elle ne veut pas…

Alors, leur vie avance, chaotique et infernale, comme nous la laisse percevoir, dans la première partie du récit, la solitaire alternance des apartés du père et de la mère. Entre la rage et la révolte chez l’un, l’amour qui étouffe de la frustration de ne pas comprendre chez l’autre, c’est par le regard d’autrui et par le constat désespéré de tout ce qu’elle n’est pas et qui la rend si insupportablement insaisissable et étrangère, en un mot inadaptée, qu’à treize ans, se dessine en creux une Isor toute d’« anormalité ». Jusqu’au jour où un incident oblige les parents à solliciter l’aide de leur voisin, un septuagénaire depuis longtemps résigné à la tristesse de sa solitude. A travers sa voix à lui, stupéfaite et bientôt comblée qu’un être puisse, contre toute attente, dégeler son coeur perclus de manque et de chagrin, émerge peu à peu de sa gangue d’opacité une Isor insoupçonnée. Qu’a donc décelé l’adolescente si instinctive, qui, chez ce vieil homme mis au rebut du monde, lui a soudain donné envie d’abattre les murs qui l’enserraient dans son inextricable intériorité ? Ne manquera plus à sa métamorphose que le dernier déclic, celui du grand âge et de la maladie de son ami, pour que la jeune fille brise définitivement ses entraves et trouve la motivation de vivre, enfin, ailleurs qu’en elle-même.
 
Diagnostiquée surdouée à l’âge de six ans, Alice Renard déclare dans une interview avoir mis beaucoup d’elle-même dans son personnage d’Isor. « C’est comme une version de moi, poussée à l'extrême, qui m'a permis de faire une catharsis. » En tous les cas, si exagération il y a, l’on n’y verra nullement l’une de ces narrations doucereusement miraculeuses, si irritantes au regard de l’immense majorité des handicaps « ordinaires » oubliés dans leur néant. Alice Renard écrit du plus profond d’elle-même et son récit a les justes accents de l’honnêteté et de la sincérité. Une justesse sans faille accompagne sa restitution des regards sur cette enfant différente que les médecins ne savent classer ni ses parents réconcilier avec une existence « vivable ». Isor ne répond à aucune attente, ne se plie à aucune règle et, au risque de passer pour déficiente, semble décidée à ne jamais intégrer un monde trop en décalage avec son univers intérieur. Son absence irradie pourtant la présence, et toute sa façon d’être, entière, libre, animale, débordant d’émotions non contenues toujours prêtes à exploser aux points de friction avec le monde extérieur, peut apparaître, soit totalement incompréhensible et ingérable, soit d’une incomparable intensité, brutale, sans concession, mais toujours on ne peut plus authentique. « Isor peut être très différente d’un jour à l’autre, mais elle reste toujours elle-même, sincère, incapable de tricher. Elle ne peut pas se contenir à une seule personne, à une seule apparence. Elle est plusieurs, elle est trop vaste. C’est sa manière à elle de saisir le monde du mieux qu’elle peut. »  
 
Premier roman très maîtrisé d’une toute jeune auteur de vingt-et-un ans que sa propre expérience a menée à s’intéresser de près à la neurodiversité et à l’hypersensibilité, L’envie et la colère n’est que justesse et poésie dans sa manière d’évoquer la difficulté à être au monde de ceux que leurs particularités neurologiques font dévier des normes sociétales. Un livre bouleversant, prix Méduse 2023. (4/5)

 

Citations : 

mère
Isor adore ranger les choses. Le mot peut étonner car, en réalité, les pièces, après son passage, semblent plutôt avoir été dévastées par un ouragan. Il suffit de la laisser un petit quart d’heure quelque part pour que tout soit chamboulé, du tapis aux tableaux.
père
Nous n’emmenons plus jamais Isor chez nos amis (d’ailleurs, plus aucun ami ne nous invite). Et dans la maison tout a été repensé en fonction d’elle, pour qu’elle ne puisse rien abîmer, ni se faire mal.


Dans le salon, on a fini par coller certains vases sur les étagères, clouer les tapis et poser des verrous aux tiroirs de la cuisine. On essaye aussi d’acheter le maximum d’objets en mousse ou en gomme. On a également fait retirer les clenches des portes pour ne pas qu’elle s’enferme, et, comme on a abandonné l’idée de la faire dormir dans un lit, on a entièrement couvert le sol de sa chambre de matelas.


Les signes de l’affection d’Isor sont souvent illisibles. Le fait-elle exprès ? Les moyens qu’elle choisit pour nous dire qu’elle nous aime sont généralement à double tranchant, brutaux. À l’image de ce qu’elle pense de nous ? J’ai parfois l’impression qu’elle nous en veut : de ne rien pouvoir partager, de ne pas vivre dans le même présent qu’elle. Sait-elle qu’au fond de moi je ressens exactement la même chose, que je lui en veux d’être une étrangère ? De ne pas être moi, comme moi ? Nous en veut-elle autant que moi je lui veux ? Y a-t-il tout de même en elle de la reconnaissance pour tout ce que nous mettons en œuvre ? Pour notre patience, pour notre capacité d’acceptation ? Un minimum de reconnaissance pour le sacrifice (ce mot pèse si lourd en moi certains jours) que nous faisons de nous-mêmes ? Ou voit-elle notre abnégation comme une chose naturelle, évidente, nécessaire ?
Il me semble que rien n’est prévu en nous pour ressentir ce qu’Isor voudrait que l’on ressente pour elle.


J’ai tout de suite rangé au grenier son étrange présent [nid d’oiseau]. Dans notre grenier (à défaut d’avoir une cave, pour les y piétiner symboliquement) s’entasse ce que Camillio et moi voulons oublier : les dossiers médicaux, et tous ces bouts de passé, comme ce nid, dont nous voudrions qu’ils n’aient jamais existé.


Isor a tracé ce cercle autour de nous (involontairement ?). À l’intérieur elle a tressé ce qui était naturel avec ce qui était inouï, ce qu’il fallait faire avec ce qu’il ne fallait pas faire, elle a bouleversé la norme et l’évidence en les faisant glisser vers son invraisemblance et son improbable à elle. Elle a commencé à nous faire vivre là-dedans en nous faisant digérer ses évidences. En nous soustrayant au réel.
Il y a des jours où je le vis comme une prise d’otage.

 

Le rythme auquel elles surviennent est irrégulier. On a cru, en treize ans, à des accalmies, à des aggravations. Mais en réalité, non, c’est imprévisible. Qu’est-ce qui les déclenche ? Rien n’est sûr, on a mis du temps à faire des conjectures. On a fini par vaguement saisir que c’était une forme de fatigue. À lutter contre un monde trop grand, trop violent. Il est alors trop difficile d’être elle, d’être Isor, de canaliser toutes les émotions qui l’habitent. Ou comme si elle ne savait plus lire ce qu’elle ressentait, comme si tout se brouillait, comme des ondes radio qu’on ne capte plus, entre deux stations, quand on entend à la fois l’une et l’autre, mélangées, interférées. Dans ces instants-là, elle se déborde, et elle explose. C’est toujours soudain. Un trop-plein. Un afflux de sensations qui la décollent d’elle-même.


Si tu savais, mon Isor ! Je ne suis qu’un petit homme tout cassé. L’organe qui sécrète la joie (car il y en a forcément un, non ?) a cessé de fonctionner en moi il y a bien longtemps. Seul, je n’ai plus la capacité de me réjouir. Et lorsque je n’ai pas le courage de me trouver des distractions, je suis forcé à de longs tête-à-tête avec ma tristesse. Je commence à bien la connaître. On en a passé des heures, elle et moi. Puisqu’il n’y a plus qu’elle qui me visite encore. Nous nous confondons, je suis devenu un homme triste sans m’en rendre compte. Les regrets, la douleur, je ne sais pas comment, mais j’ai réussi à les faire taire. La tristesse, jamais. Tout s’est anesthésié en elle. Tu sais, mon Isor, un jour la vie vous fait une crasse comme il n’est pas permis, et quelque chose en vous ne se répare jamais – ça ne sert même à rien d’essayer. Et on se laisse redéfinir, comme de la pâte à modeler. D’intrépide, vous devenez flegmatique, de solide, vous êtes désormais un peu las. C’est ainsi.
Toi, tu as de la joie pour trente. À défaut de produire la mienne, je peux au moins siroter celle qui s’écoule de toi.
Mais voilà que, pourtant, j’en arrive à espérer qu’un jour tu saches réparer ma joie.


L’autre jour, au moment de me réveiller de ma sieste, j’ai eu comme un flash. Je me suis vu non seulement nu mais écorché, marchant bras ouverts dans un paysage de sel. Je n’ai aucun doute sur ce que cette vision signifie. Qu’il faut que je me protège un peu de toute cette affection qui m’envahit. Je ne pardonne pas tout à fait à Isor, malgré ce que j’en pense. Elle ne sait pas ce qu’aimer veut dire, accaparée comme elle l’est par son sentiment, tout neuf. Moi, je sais ce que perdre implique, et je veux ne jamais avoir à le revivre. Jamais. À son âge, on dit merde aux risques, merde aux conséquences. Au mien, on prend toutes les précautions du monde. Dans une vie on n’a qu’un stock limité de patience et d’endurance. Je l’ai dit, je sais qu’il m’en reste très peu, et j’économise. Je ne saurais faire face à une perte de plus. Elle, elle est encore à l’âge où l’on se remet de n’importe quoi, où l’on encaisse les coups. J’ai peur d’une catastrophe – c’est dans ma nature. Il ne faudra plus jamais m’abandonner… (Je crois que je pourrais en pleurer.) Il est vrai, comme le notait Sénèque, que les vieillards sont pareils aux petits enfants, pleins de peurs imaginaires et d’impatience.


C’est fou comme on peut se tromper sur un nombre incalculable de sujets. Chaque certitude est une erreur en puissance. 


L’amour a sa grammaire. Et comme dans toutes les langues, sans la pratiquer, on la perd. Au fil des mois, j’ai réappris l’Absence, l’Attente, le Comblement, la Dépendance, la Fête, l’Impatience, la Jalousie, le Rêve et la Rêverie, le Ravissement, le Rendez-vous, la Solitude et le Souvenir. Tout un abécédaire que je potasse studieusement. J’aime être cet écolier des sentiments.
Dis, dis, mon Isor, reviendras-tu demain après-midi ?


 

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