dimanche 28 janvier 2024

[Hassaine, Lilia] Panorama

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Panorama

Auteur : Lilia HASSAINE

Parution :  2023 (Gallimard)

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

« C’était il y a tout juste un an.
Une famille a disparu, là où personne ne disparaissait jamais.
On m’a chargée de l’enquête, et ce que j’ai découvert au fil des semaines a ébranlé toutes mes certitudes. Il ne s’agissait pas d’un simple fait-divers, mais d’un drame attendu, d’un mal qui irradiait tout un quartier, toute une ville, tout un pays, l’expression soudaine d’une violence qu’on croyait endormie. »

Hélène, ex-commissaire de police, reprend du service pour retrouver un couple et leur petit garçon, Milo. Elle rencontre les dernières personnes à avoir été en contact avec eux. Depuis que la France a basculé dans l’ère de la Transparence, ces hommes et ces femmes vivent dans un monde harmonieux, libéré du mal, où chacun évolue sous le regard protecteur de ses voisins. Mais au cours de son enquête, Hélène va dévoiler une vérité aussi surprenante que terrifiante.
À travers cette contre-utopie, c’est le monde d’aujourd’hui que l’auteur interroge. Ce roman haletant montre des êtres en proie à leurs pulsions et à leurs fêlures derrière leur apparente perfection.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Lilia Hassaine a trente et un ans. Elle a déjà publié aux Éditions Gallimard L’œil du paon (2019, Trophée Folio - Elle) et Soleil amer (2021).

 

 

Avis :

Extrapolant à l’extrême nos tendances contemporaines, Lilia Hassaine imagine une crédible contre-utopie, où la dictature de l’ultra-transparence aboutit au triomphe de l’hypocrisie dans une société retranchée derrière les apparences.

Nous sommes en 2049. Depuis que, vingt ans plus tôt, la « Revenge Week » – semaine de la vengeance – a tourné à la révolution sanglante lorsque les victimes de harcèlement, de crimes familiaux et de délits écologiques ont entrepris de se faire justice dans la violence, et que, pour apaiser le pays, le gouvernement a adopté une nouvelle Constitution, la France métamorphosée vit sous le règne de la Transparence, un « pacte citoyen fondé sur la bienveillance partagée et la responsabilité individuelle ». Ceux qui le désirent – précisons : et qui en ont les moyens – peuvent vivre en totale sécurité dans des quartiers transparents, constitués d’habitations de verre qui les livrent au regard bienveillant et protecteur d’autrui. Les autres sont libres de s’entasser en marge, à leurs risques et périls, dans des zones de non-droit – devenues, il faut le dire, de plus en plus défavorisées au fil du temps.

C’est dans l’un de ces quartiers de verre, où ni secrets ni criminalité n’existent plus, qu’à la stupéfaction générale, une famille s’évapore au nez et à la barbe de tous. Ravie de reprendre du service alors qu’elle n’était plus depuis longtemps qu’une « gardienne de protection », une ex-commissaire est chargée d’enquêter. Car, crime il y a bien eu. Et, malgré les déboires de sa propre vie privée et, bientôt, les pressions dans cette société boule de verre propice aux effets de loupe, il va lui falloir faire la part des mensonges et des hypocrisies pour mettre au jour les vérités sordides camouflées sous la perfection affichée.

Captivé par le suspense et par l’original – mais jamais invraisemblable – imaginaire de ce récit habilement construit, dans une langue vive et élégante, entre fable et polar, l’on se retrouve face au miroir, pas si déformant, qu’avec une lucidité critique, l’auteur tend à la société d’aujourd’hui. Montée des populismes, libertés sacrifiées aux obsessions sécuritaires, confusion entre opinion et justice. Vies privées mises en vitrine sur des réseaux sociaux favorisant par ailleurs l’isolement, le conformisme et l’emballement émotionnel au détriment de la réflexion. Vie liquide de l’éphémère et de l’immédiateté, mirage et dictature des apparences dans un monde où tout le monde surveille tout le monde, se compare, aime ou déteste en stigmatisant la différence. Nettoyage des textes de tout ce qui peut paraître incorrect, wokisme : autant de glissements actuels de la société qu’il suffit juste à l’auteur de prolonger pour nous présenter une vision de cauchemar dont il faut bien reconnaître qu’elle paraît à peine dystopique.

C’est un panorama bien inquiétant que nous présente ce roman d’anticipation auquel on n’a aucun mal à croire, tant il reflète de vérités sur les tendances de la société contemporaine. Plus encore qu’une dystopie originale et un polar addictif, ce troisième livre de Lilia Hassaine est un puissant roman social, riche de sens et fort habilement construit. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Aujourd’hui elle a seize ans (...). Pour elle, l’amour est un projet. Pour moi, je le sais désormais, l’amour est une fugue. Au sens musical. Les voix s’accordent un court instant, mélodieuses, puis se séparent, en contrepoint. Je n’ai jamais autant aimé mon mari qu’en son absence. Sa liberté, c’était mon pays imaginaire, celui de mes élucubrations et de mes angoisses. Je l’aimais parce qu’il n’existait pas. Je l’aimais parce que je pouvais le réinventer sans cesse, à chaque printemps de mes journées, le convoquer dans mes songes, le parer de toutes sortes de mystères. Je l’aimais parce que je l’attendais.


Ma fille est une professionnelle du spectacle, et le spectacle, c’est elle. Si elle le pouvait, elle se promènerait avec un lampadaire au-dessus de la tête pour être toujours éclairée à son avantage. Je dois vous paraître rétrograde, mais je suis consciente que ce mouvement a démarré il y a longtemps déjà, quand chaque photo Instagram était une fenêtre sur nos vies. On dévoilait nos intérieurs, nos corps et nos opinions. Très vite, la discrétion a eu l’air d’une affreuse prétention. Refuser de montrer, c’était dissimuler.
Dans la sphère professionnelle, beaucoup d’entreprises avaient déjà aboli les murs. Un être humain isolé dans un bureau représentait un risque : et s’il ne travaillait plus ? Et s’il passait son temps à gérer ses affaires personnelles, ou à jouer à des jeux en ligne ? En abattant les cloisons, les patrons faisaient des économies de surface, mais ils pouvaient surtout savoir qui arrivait à quelle heure, s’assurer que tout le monde était bien occupé à sa tâche et s’éviter deux ou trois affaires de mœurs au passage. Tout cela était présenté comme un gain de convivialité. On est tous ensemble, on est une équipe. La convivialité consistait donc à entendre les conversations téléphoniques de Clara, à subir les bruits de bouche de Michel et à voir Sylvain s’éclipser tous les jours à 11 heures aux toilettes. La société a pris le même chemin. Elle s’est muée en un gigantesque open space.
Les réseaux sociaux ont connu leur apogée au moment de la révolte de 2029. L’avenir était alors au métavers, on nous promettait que l’homme du futur s’échapperait du monde matériel grâce à des casques de réalité virtuelle. Personne n’avait anticipé le scénario inverse : une société où, sans casque ni lunettes connectés, on jouerait chaque jour à être l’avatar de soi-même.


La maison est spartiate. Un vieux frigo, pas de table basse, pas de vitrécran ni de télévision, des fauteuils en cuir craquelé, patiné, une bibliothèque dont je ne peux décrocher mon regard. En ville, elles ont peu à peu disparu des intérieurs. On préfère désormais les tablettes numériques, plus légères, plus pratiques. Surtout, elles permettent de lire la dernière version en date d’un ouvrage : depuis que les auteurs peuvent retoucher leur texte après publication, le livre n’est plus cet objet poussiéreux, figé dans le passé, il évolue, s’adapte à l’époque. Les maisons d’édition ont même recruté des modérateurs professionnels, chargés de retravailler et de nettoyer certains passages à la place de l’auteur. Trois versions d’un même ouvrage (une version brute, pour les universitaires, une version abrégée, pour les impatients, et une version normalisée, pour les plus sensibles) sont aujourd’hui disponibles grâce aux nouvelles tablettes.


Je sais que ce soir David sera là et qu’il fera comme si de rien n’était. Je sais aussi que je ferai comme lui. Je sais le mensonge de nos existences, l’image qu’on veut donner, parce que vivre en dehors du bonheur, c’est déjà être déclassé.
 
 
Moi-même, j’y croyais, je regardais ces photos [influenceuses] avec une pointe de jalousie et pas mal d’envie, ça avait l’air si simple, le bonheur, il suffisait d’aller à l’hôtel Machin, de manger dans tel restaurant, d’acheter telle crème, telle fringue, de payer tel coach, à grand renfort de codes promotionnels. Je regardais la vie des autres défiler et j’en oubliais la mienne, que je trouvais sans intérêt. Je ne pouvais ni consommer, ni même devenir un produit de consommation, comme certaines de mes amies aux parents permissifs. Elles se filmaient dans leur intimité, et plus c’était intime, plus l’algorithme les encourageait à recommencer. Plus elles dévoilaient de morceaux de peau, plus elles devenaient visibles, et plus elles étaient récompensées. Le like est l’équivalent numérique de la croquette pour chiens, me répétait mon père, professeur de philosophie au crâne dégarni. Il m’interdisait tout ça. Je vivais seule avec lui, dans un lotissement pavillonnaire, et je m’ennuyais à en crever. Il me disait : Prends un livre comme il m’aurait dit : Prends un médicament, et il s’imaginait que j’allais l’écouter.
J’avais aimé les livres. Le problème n’était pas que je ne les aimais plus, mais que je ne savais plus comment les faire fonctionner. Il n’y avait pas de bouton latéral, pas de mode veille. Et, même quand je parvenais à me concentrer pendant deux ou trois pages, je sentais mon cœur palpiter d’agacement, les phrases étaient trop longues, trop bavardes, elles ne s’adressaient pas à moi, c’était à moi de faire l’effort de les lire et de les comprendre. Mon smartphone était bien plus puissant, il ne me demandait rien, il anticipait mes désirs, et tout semblait gratuit. Plus tard, j’ai compris qu’il se nourrissait de mon ennui et que j’avais payé tous ces gens de mon temps. J’avais cru les belles parleuses, celles qui se piquaient de sororité et de bienveillance alors qu’elles s’enrichissaient sur le dos de mes complexes d’adolescente.


Je me suis souvent demandé à partir de quel âge on devenait vieux. Peut-être est-ce à partir du jour où l’on met en terre l’un des siens. On peut devenir vieux très jeune. À la mort de mon père, je n’avais que dix-neuf ans. J’ai dépassé cette année l’âge qu’il avait quand il m’a quittée. Ça non plus, on n’y est pas préparé. Les morts ont pour toujours l’âge qu’ils avaient au moment de mourir.


Les enfants ont disparu des rues, ils ne jouent plus au ballon et passent leurs journées avec des casques de réalité virtuelle vissés sur le crâne. Ils partent en vacances dans des paysages éphémères et construisent des châteaux de sable sur des plages virtuelles face à des océans artificiels. Quand ils retirent leurs casques, leurs parents ne leur semblent pas plus réels. Ils ont tout fait pour incarner ce qu’ils rêvaient d’être, physiquement et professionnellement, devenant peu à peu leurs propres avatars. Soyez vous-même en mieux, promet la publicité de la clinique Élite, à Chareau, spécialiste du ravalement esthétique.

 

 

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