mardi 16 mai 2023

[Seethaler, Robert] Le dernier mouvement

 




Coup de coeur 💓

 

Titre : Le dernier mouvement
            (Der letzte Satz)

Auteur : Robert SEETHALER

Traduction : Elisabeth LANDES

Parution : en allemand en 2020,
                  en français (Sabine
                  Wespieser) en 2022

Pages : 128

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Sur le pont du paquebot qui le ramène en Europe après une ultime saison à New York, Gustav Mahler laisse dériver ses pensées. À cinquante ans, il est un compositeur adulé et le chef d’orchestre le plus réputé de son temps, mais son corps souffrant lui rappelle que la fin est proche. Emmitouflé dans une épaisse couverture, l’œil rivé sur la mer grise, son esprit dévide des souvenirs, surgis à la faveur d’une sensation fugace – le cri d’une mouette, l’ombre d’un nuage…

Robert Seethaler excelle à suggérer en quelques traits le pur bonheur des étés à la montagne, tout comme, dans un registre bien différent, la décennie pendant laquelle Mahler a réformé et dirigé l’Opéra de Vienne. L’amour tourmenté du musicien pour sa femme Alma, son chagrin à la mort de sa fille aînée et, bien sûr, la haute conception de son art traversent ce texte aussi bref que profond.
Sans la moindre emphase, l’écrivain restitue la légendaire exigence du maître, bourreau de travail malgré sa faible constitution, de même que sa quête permanente de la beauté.
C’est sans doute de son apparente simplicité que cet intense roman tire sa force. Les rares mots échangés face à l’océan entre l’illustre passager et le jeune garçon de cabine chargé de veiller à son bien-être sont à cet égard exemplaires.
Portrait tout en intériorité d’un artiste dont le génie ne s’est jamais tari, Le Dernier Mouvement est également une poignante méditation sur la puissance de la création.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Robert Seethaler est né en 1966 à Vienne. Écrivain de renom outre-Rhin, il est également acteur et scénariste, et vit désormais à Berlin. Sabine Wespieser éditeur publie son œuvre en France depuis 2014.
Le Tabac Tresniek 
(2014 ; paru en allemand en 2012 sous le titre Der Trafikant) a remporté dans les pays germanophones un grand succès, et en France un bel accueil critique et public. 
Une vie entière (2015 ; Ein ganzes Leben, 2014 en allemand) a valu à Robert Seethaler le statut de meilleur auteur de l’année décerné par les libraires d’outre-Rhin et l’a imposé en France et ailleurs comme un des romanciers de langue allemande les plus importants de sa génération. 
Le Champ (2020 ; Das Feld, 2018 en langue originale) a connu en Allemagne, ainsi qu’en Autriche, un succès retentissant (plus de 300 000 exemplaires vendus à ce jour) et est traduit dans une quinzaine de langues. Il confirme la profondeur du talent de l’écrivain, capable de mener avec une grande simplicité son lecteur au plus près de ses émotions.
Le Dernier Mouvement
 (Der letzte Satz, 2020 en Allemagne) paraît chez Sabine Wespieser éditeur au mois de février 2022.

 

 

Avis :

1911. Gustav Mahler se repose, fragile silhouette de vieillard emmitouflée dans ses couvertures, sur le pont du transatlantique qui le ramène en Europe après une ultime saison à New York. Il n’a que cinquante ans, mais, malade et perclus de douleur, celui que tous considèrent comme un compositeur de génie et le plus grand chef d’orchestre de son temps, voit ses jours désormais comptés. Pendant que son épouse et sa fille, comme déjà lointaines, vaquent à leurs occupations quelque part à l’intérieur du navire, il laisse son esprit divaguer au gré de ses réminiscences, à peine rattaché au présent par la discrète mais vigilante présence du jeune garçon mis à son service par la compagnie maritime.

A quoi se résume une vie ? A tant de choses, et à la fois si peu, tant Robert Seethaler est parvenu à l’exprimer tout entière en quelques images significatives. Sans quasiment parler de cette musique dont il fait dire à Mahler que les mots sont impuissants à la décrire sauf quand elle est mauvaise, évoquant avec une sobriété confondante de naturel et de puissance suggestive les quelques traits qui suffisent à laisser sentir la personnalité et la vie qui se sont tant entremêlées à l’oeuvre, l’écrivain transcende les faits historiques pour nous faire pénétrer l’âme, si passionnée et si exigeante, du compositeur visionnaire qui bouscula son époque et s’imposa comme un prodige de l’orchestration.

Drôle parfois, comme lorsque se rencontrent un Mahler exaspéré et un Rodin mal embouché, la narration se fait le plus souvent poignante, alors que l’esprit de celui que la maladie a prématurément vieilli garde toute sa vigueur et sa lucidité. Du bonheur simple des étés à la montagne au travail acharné et méticuleux du maître qui réforma l’Opéra de Vienne, de son amour torturé pour son épouse Alma, tombée dans les bras d’un amant plus jeune et plus disponible, à l’incommensurable chagrin de la perte de sa fille aînée, emportée par la diphtérie à l’âge de cinq ans, c’est toute une vie qui dans ce corps usé palpite encore, et qui, quand elle s’éteindra tout à fait, cédera la place à l’imposante éternité d’un chef-d’oeuvre qui nous dépasse. Alors, peut-être ou peut-être pas, pour nous comme, au lecteur d’en décider, pour le jeune et modeste employé placé par le hasard à la croisée d’un autre monde, continuera à vivre « l’indescriptible » musique de « Monsieur le directeur » Gustav Mahler.

Si la musique se vit et ne se décrit, il en est de même pour cet émouvant roman qui sait si bien, en un minimum de mots et avec une impressionnante puissance suggestive, nous ouvrir l’âme d’un homme qui repoussa jusqu’à l’épuisement les limites de son art. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Gustav Mahler est une petite flamme qui vacille dans la tourmente de son propre désespoir. Quelque pisseur de copies l’avait ainsi décrit, la « petite flamme » renvoyant bien évidemment à sa frêle carrure et à sa taille, qui n’excédait pas le mètre soixante. Il avait éclaté de rire et déchiré la feuille en morceaux. Mais, dans son for intérieur, il savait bien que le pisseur de copies avait raison. À même pas cinquante ans, il était un mythe, le plus grand chef de son époque, et peut-être même de toutes celles qui suivraient. Mais cette gloire, il la payait du désastre d’un corps qui se consumait lui-même inexorablement.
 
 
Il avait entendu dire un jour que chaque cellule du corps humain était remplacée plusieurs fois au cours d’une vie, si bien qu’au bout de quelques années déjà ne subsistait plus rien de votre corps initial. Une perpétuelle renaissance en miniature en quelque sorte. Mais alors, si les différentes parties étaient ainsi soumises à un échange permanent, pouvait-on encore concéder au tout quelque chose qui fût de l’ordre de la continuité ? Un soi pérenne, dont le noyau et l’essence seraient inaltérables ? Le chef Gustav Mahler à la réputation mondiale était-il encore la même personne que le jeune directeur récemment nommé de l’Opéra de Vienne qui s’asseyait, jadis, dans ce fauteuil à bascule, sous ce lustre en cristal ? Ou que le petit Juif de six ans, un chapeau plat à la main et une expression de tristesse infinie dans le regard, qu’on voyait sur la photo sauvée à l’instant, in extremis, du transfert au garde-meuble par Alma ?
 
 
Il eut un rire bref. Rodin claqua une motte d’argile sur le buste et marmonna quelque chose d’inintelligible.
« Pardon ? dit Mahler.
– Si monsieur voulait bien avoir l’obligeance de rester immobile, traduisit Claire de Choiseul.
– C’est bon, dit-il.
– Non, justement, cela n’est pas bon, dit Claire. Nous voulons que le travail avance, n’est-ce pas ?
– Qui ça nous ?
– Nous tous ici dedans et la plupart d’entre nous dehors. Tant que nous n’avançons pas ici dedans, le monde dehors tourne au ralenti.
– Puisse-t-il cesser complètement de tourner, dit Mahler. Voilà qui réglerait bien des choses.
– Ne l’écoutez pas, intervint Alma. Il est un peu fatigué.
– C’est faux, objecta Mahler. Je n’ai jamais été aussi en forme.
– Tais-toi ! dit Rodin. Tais-toi, putain ! *
– Que dit-il ? demanda Mahler.
– Il vous prie encore instamment de rester immobile, dit Claire. La journée n’est pas terminée.
– Elle semble même partie pour être interminable, dit Mahler. Mais bon, je m’en vais rester assis sans bouger. Jusqu’à ce que mort s’ensuive.
– Gustav, s’il te plaît, fais un effort !
– Mais pourquoi donc, c’est la solution : rester immobile jusqu’à la fin des temps. Vous pourrez m’embaumer ou m’empailler ou les deux. Ça nous épargnera tout ce travail avec ce buste. Sans parler du coût.
– Ne l’écoutez pas, dit Alma.
– Nous faisons notre possible, dit Claire.
– Mais sûrement pas l’impossible, dit Mahler.
– De quoi parlent-ils, ces idiots ? *» demanda Rodin.
Ses yeux étaient injectés de sang, les poils de sa barbe tressaillaient autour de sa bouche.
« De rien, dit Claire. Monsieur fantasme sur la mort *. »
Rodin secoua la tête. Puis il se leva, marcha vers la sculpture à moitié terminée d’un satyre qui émergeait du sol, et lui asséna un coup de pied magistral. Il ne se calma que lorsque Claire se fut approchée doucement de lui par-derrière, pour lui passer les bras autour du cou et lui souffler quelques mots à l’oreille d’une voix contenue mais pressante. Sans un regard pour le satyre anéanti, il revint au buste. Il rectifia encore une fois la racine des cheveux, passa l’index en travers du front, puis il s’affaissa sur lui-même, le souffle rauque, et ferma les yeux.
« Qu’est-ce qui se passe encore, maintenant ? demanda Mahler.
– Le maître a terminé, dit Claire en se levant de sa chaise. Il faut que cela sèche à présent et que ce soit moulé. Le buste vous arrivera par la poste.
– Et l’histoire finit bien, à la bonne heure, s’écria Mahler en sautant de son trépied. Allons-y, Alma ! »
(* en français dans le texte)
 
 
La mer n’est jamais ton amie, lui avait dit un vieux marin. Elle ne te veut ni bien ni mal, elle ne veut strictement rien. Elle n’a pas l’ombre d’une intention, quand elle te tue d’une seule lame.


« Désirez-vous encore un peu de thé ? » demanda le jeune homme. Il avait ôté sa casquette, Mahler voyait le bleu du ciel dans ses yeux.
« Tu restes assis tout le temps en bas des marches ? demanda-t-il.
– Pas tout le temps, dit le garçon.
– Qu’est-ce qu’ils t’ont dit de moi ?
– Ils ont dit que vous étiez célèbre. À cause de la musique. Et que je dois veiller sur vous. Que vous n’ayez pas froid. Que le thé ne soit pas trop chaud. Ce genre de choses.
– Mais il faut que le thé soit chaud.
– C’est comme vous le souhaitez.
– D’ailleurs c’est complètement idiot qu’il n’y ait pas de thé blanc russe sur ce bateau.
– Je ne savais même pas que cette sorte de thé existait. Il est bon ?
– C’est le meilleur. Il apaise l’âme.
– Alors je m’en procurerai dès que nous serons à terre. Et la prochaine fois que vous voyagerez avec nous, je vous servirai tous les jours une tasse de thé blanc russe.
– C’est très obligeant de ta part, dit Mahler. Je crois que tu iras loin.
– Je ne sais pas si c’est ce que je veux. Qui va loin, arrive tard.


C’est quel genre de musique, celle que vous faites ? Vous pourriez m’en parler ?
– Non, on ne peut pas raconter la musique, il n’y a pas de mots pour ça. Dès qu’on peut décrire la musique, c’est qu’elle est mauvaise.
 

La mort elle-même n’était qu’une idée de vivants. Tant qu’on pouvait se l’imaginer, elle n’était pas encore là. 

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 



 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire