lundi 29 mai 2023

[Nimier, Marie] Petite soeur

 


 

 

Coup de coeur

 

Titre : Petite soeur

Auteur : Marie NIMIER

Parution : 2022 (Gallimard)

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

« Quand je partais dans les nuages, Mika me secouait gentiment. T’es où, petite sœur ? En Argentine ? En Équateur ? J’adorais la façon dont il prononçait ces mots. T’es où, petite sœur ? J’aimerais écrire une chanson avec ça, un refrain que chacun aurait sur les lèvres, voilà ce que je me dis en arrivant quai Malo. Un arbre lance ses branches vers le fleuve, des branches nues, tortueuses. L’escalier B est indiqué par une flèche en angle. Ça sent l’immeuble bien tenu, habité par des gens qui payent régulièrement leurs charges. Je pense en montant les étages : neuf semaines, je vais habiter chez Gabriel Tournon pendant neuf semaines, le temps de voir l’arbre se couvrir de feuilles. Ici, personne ne sait ce qui m’est arrivé. »

Alice, la trentaine, s’installe dans une ville inconnue pour consigner les souvenirs liés à son frère Mika, récemment disparu. Ensemble, ils ont grandi dans une famille de comédiens, et fait les quatre cents coups. Pourquoi n’a-t-elle pas revu depuis sept ans ce garçon auquel elle était si attachée ?
Insolite et bouleversant, ce roman explore l’ambiguïté des relations fraternelles et le pouvoir des mots.

 

 

Un mot sur l'auteur :   

Née en 1957, Marie Nimier est une romancière et parolière française. Fille de l'écrivain Roger Nimier (1925-1962), elle se tourne d'abord vers la scène et vers la musique, puis, dès 1985, entame une carrière d'écrivain qui lui vaut plusieurs prix littéraire, dont les Prix de l'Académie Française et de la Société des Gens de Lettre pour Sirène. Elle est l'auteur de romans, d'albums pour enfants et de pièces de théâtre.

 

 

Avis :

Elle était de onze mois l’aînée, et pourtant, parce qu’en comparaison on la voyait nettement moins brillante, voire un peu lente si ce n’est légèrement attardée, elle était pour tous la petite sœur de Mika. Elle doit maintenant en parler au passé, parce que ce frère extraverti jusqu’à la flamboyance, aussi protecteur que cruel, qu’elle aimait et admirait aveuglément, tout au moins dans l’enfance et jusqu’à leur brouille il y a sept ans maintenant, vient de mourir à vingt-huit ans, en lui léguant ses cendres : un geste accablant pour Alice, dont la mémoire encadre précisément sa relation avec son frère de deux souvenirs au goût de cendres, emblématiques du début et de la fin de son emprise sur elle.

Car, si elle est la seule à s’en apercevoir maintenant, c’est bien une relation toxique qui s’est développée dès la petite enfance entre le frère et la sœur. Elle qui n’en a jamais parlé sait qu’il est temps de faire face à cette réalité et que, pour enfin tenter de s’en affranchir, il va lui falloir la mettre en mots. Une petite annonce lui permet de partir habiter quelques semaines chez un inconnu obligé de s’absenter sans son chat, et la voilà bientôt, avec pour seule compagnie Vanessa, une florissante plante carnivore, et Ulysse, un invisible félin, libre de confier à ses carnets une histoire qui, au fil de réminiscences d’abord désordonnées, et grâce aux bienveillants conseils littéraires de sa tante, prend peu à peu la forme d’un roman autobiographique.

Allégée par un discret humour sous-jacent et par la touchante tendresse de personnages secondaires, la narration se met en place sans pathos ni auto-apitoiement, alignant faits et souvenirs pour laisser apparaître en filigrane ce dont Alice prend douloureusement conscience en même temps que le lecteur : tout, depuis le début, était tordu dans cette famille, le garçon développant dès le plus jeune âge les comportements cruellement et sournoisement manipulateurs du pervers narcissique, les parents aveugles entretenant inconsciemment la domination du fils si brillant sur sa sœur si fragile et si terne, la fille intégrant son infériorité et sa dépendance à son frère jusqu’à presque passer pour inadaptée et tomber toujours plus bas sous une emprise totale et destructrice. Le processus est implacable et pernicieux, d’autant plus terrifiant que, sous les apparences d’une fratrie unie et d’une famille aimante, se cache une violence des plus absolues parce qu’elle s’attaque au développement-même d’une personnalité, empêchée dès la plus tendre enfance, poussée vers une auto-destruction téléguidée par une cruauté déguisée en amour.

Avec ses mots d’une sincérité et d’une innocence désarmantes, décrivant de la manière la plus ordinaire et naturelle qui soit des situations horrifiantes, vécues sans la moindre conscience d’en être la victime, Alice nous plonge dans un récit douloureux et bouleversant, souvent troublant et dérangeant, qui, paradoxalement, ne se dépare jamais d’une fraîcheur et d’une légèreté entretenues par une plume fluide, pleine d’entrain et de spontanéité. Intrigué, attaché à cette fille si vaillamment perdue, c’est totalement captivé que l’on dévore ce roman très habilement construit. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations : 

Tout le monde a eu dans son existence quelqu’un qu’il a aimé et qui est parti. Tout le monde a été blessé par un ami sans avoir pu le raconter. Tout le monde s’est réveillé avec une phrase en tête impossible à prononcer. Il faut bien que ces mots restés en souffrance se rejoignent quelque part et trouvent eux aussi un endroit où aller.
 

Est-ce que Mika était né plus vieux que moi ? Avait-il profité, en arrivant en second,  de mon expérience et surtout de l’expérience de nos parents ? On dit que les aînés ouvrent le chemin pour les enfants suivants. En ce qui me concerne, j’ai ouvert le chemin sans doute, mais ensuite je suis restée sur le seuil à tenir la porte. Je me demande même si je n’y suis pas toujours un peu.
 

Depuis mon arrivée, j’ai écrit une trentaine de pages de ce qui ressemble de plus en plus à un roman. Le problème qui se pose est simple à formuler et difficile à résoudre : par quel bout attraper l’histoire ? Je n’arrive pas à me décider. Je cours toujours derrière ma première phrase.                                 
Je demande conseil à Georgia. La difficulté des premières phrases, me répond-elle, c’est qu’il n’y en a qu’une seule.                                 
Et vlan, débrouille-toi avec ça. Elle revient un peu plus tard vers moi, nous parlons longuement. Commencer est un art mystérieux. Difficile d’en saisir les ficelles, pour la bonne raison qu’il n’y a pas encore de ficelle, pas de fil à tirer. On entre dans un récit comme on entre dans un théâtre, en acceptant d’y croire.
 

Pour quelqu’un qui a besoin qu’on le remarque mais n’aime pas se montrer, c’est commode d’avoir un chien. Toute l’attention se porte sur l’animal. L’acteur se cache derrière son personnage tenu en laisse.
 

Un des proverbes de Georgia remonte à la surface, je le vois, je l’entends : Les larmes sont à l’âme ce que le savon est au corps.
 

Ce qui m’attirait dans les pièces de Sarah Kane, c’était Sarah Kane. Le reste me semblait hermétique. Enfin, presque tout le reste. À l’époque, je n’avais pas d’idées noires, ou tout le moins je ne les appelais pas comme ça, pourtant je comprenais très bien qu’on puisse en avoir. Je comprenais que l’on puisse écrire : Je suis abîmée, et personne ne peut me sauver. Ou encore (comment ai-je pu vibrer pour ces mots au point de les inscrire au feutre indélébile sur mon sac de cours ?) : L’amour me tient en esclavage dans une cage de larmes.
 

À force de recopier les pièces de Sarah Kane, j’ai fait de gros progrès. L’année suivante, j’avais deux écritures nettement séparées. Une pour mon usage personnel, faite de ces pattes de mouche qui tomberaient bien des années plus tard au fond d’un bocal, et l’autre pour les études, une écriture d’apparat en somme, qui attirait les compliments. Georgia était aux anges, mes parents étaient aux anges, et moi je m’appliquais.
 
 
On joue au jeu de l’interprète. Je simule une extinction de voix. Mon frère parle à ma place et je hoche la tête pour confirmer ce qu’il dit. Si j’arrive à rester tout un dimanche sans prononcer un mot, il porte mon cartable pendant trois jours. (…)
Il me demande comment je pouvais vivre sans lui, avant sa naissance. Ça l’intrigue cette partie de mon existence. Je n’en ai aucun souvenir, évidemment, mais il insiste. Tu n’as qu’à inventer, dit-il, toi qui as de l’imagination ! Je lui raconte que j’étais transparente, qu’on pouvait voir entre mes côtes. Sa venue m’a donné des couleurs. Je crois que c’est une image assez fidèle à la réalité.


Mika n’était pas le seul à jouer avec l’idée de la mort. J’ai commencé très jeune à imaginer mon enterrement, et il m’arrive encore de le faire. Ça se passe toujours dans le même cimetière, au fond à gauche contre le mur d’enceinte. Au fil des années, la cérémonie gagne en précision. Un jour d’été, mon frère et moi étions allongés sur un paréo à la plage (je me souviens très précisément des motifs du tissu, une indienne colorée rapportée de tournée par mes parents), j’ai trouvé le courage de lui demander si c’était grave d’avoir ce genre de pensées. J’ai mis des guillemets à grave en traçant deux petites virgules dans l’air avec le majeur et l’index, comme Georgia le faisait lorsqu’elle parsemait ses phrases de mots anglais. Mika m’a rassurée, ce n’était pas grave.                                 
— Moi aussi j’imagine ton enterrement, avait-il ajouté, qu’est-ce que tu crois.


Je parle lentement et je mets longtemps à finir mes phrases, ce qui rend les gens impatients. Souvent, ils terminent à ma place, les gens n’aiment pas rester suspendus, ça les angoisse. C’est peut-être pour avoir le temps de finir moi-même mes phrases que je me suis attachée à l’écriture.


Être sœur et frère, c’est écrire avec la même encre sur des papiers différents.


Mika gardait toujours un œil sur moi, surtout à la cantine, il disait que c’était là que je risquais d’être embêtée. Pourtant, je n’offrais aucune prise à la provocation. Je mangeais lentement, calmement, ou plutôt je picorais. Selon lui, c’était bien pour cette raison qu’on pouvait avoir envie de me bousculer, pour égratigner mon côté lisse. Mon frère savait de quoi il parlait, et s’il me protégeait contre la méchanceté des autres, c’était par esprit de famille. Il voulait être le seul à m’infliger ces petites tortures censées me faire grandir. Le seul à manier l’aiguillon.


J’étais calme, mais je n’étais pas sereine. Je n’ai jamais été sereine. J’ai toujours eu l’impression d’avancer dans la vie en tirant des casseroles derrière moi, des casseroles pleines qu’il ne faut pas renverser sous peine d’être salie. 


Quand je raconte l’histoire à Tiago, les muscles de ses mâchoires se contractent. Il me demande comment il est possible d’être aussi tordu. Il ne pense plus à la série de tableaux qu’il pourrait tirer de mon récit, il pense à moi. Que Mika me caresse les épaules avec des orties, c’est une chose, mais qu’il se présente ensuite en sauveur, voilà qui le dégoûte. Et que je ne dise rien, que je ne proteste pas le dérange aussi. Ce qu’il ne comprend pas, et que je comprends en lui parlant : personne ne veut passer pour un être brutal, un sale type ou une harpie. Ni pour un souffre-douleur. La honte est une passion sourde qui fait plus de dégâts que la recherche du pardon.


Tiago ne lâche pas l’affaire. Il doit bien y avoir quelque intérêt à agir de la sorte, reprend-il le lendemain, ou à se laisser traiter de la sorte – c’est ce que je pense aussi. Je prends peu à peu conscience de la puissance des courants souterrains qui nous traversaient, mon frère et moi. Je nous croyais différents, dans un royaume à part, avec ses règles particulières, son bonheur et ses accrocs intimement liés, sa complexité, ses petites tortures. J’emploie le mot torture, mais pour notre entourage, il ne s’agissait que de choses insignifiantes, des taquineries comme disaient mes parents, arrête de taquiner ta sœur, toujours en train de l’asticoter, et ils riaient, ça les faisait rire les parents, les bénéfices secondaires, donc, sont difficiles à décrire car moi-même, en me relisant, il m’arrive encore de penser, comme mes parents et comme Tiago peut-être avant que je ne lui raconte toute l’histoire, qu’il s’agissait de jeux anodins.
Quand Mika me passait l’ortie sur les épaules : anodin.
Quand il disait au pharmacien que j’avais utilisé du gel capillaire en guise de lubrifiant : anodin.
Quand il me poussait vers le vide et prétendait qu’il m’avait sauvé la vie : anodin.
Des asticotages.
Il n’aurait tenu qu’à moi de me défendre pour que le rapport de force s’inverse. Mais je ne me défendais pas, je trouvais ça déplacé, la défense. Je ne supportais pas l’agressivité, j’y reviens, la mienne encore moins que celle des autres. J’étais profondément non violente, et même si ce n’était plus la mode, je dessinais des macarons peace and love sur mes sacs de classe. Ça aussi j’aurais dû le raconter avant, les peace and love et l’espoir qu’un jour mon frère s’apaiserait, et avec lui le monde. À moins que ce ne soit l’inverse : en vivant dans un monde moins violent, mon frère aurait trouvé l’apaisement. Il n’aurait plus eu besoin d’imposer son pouvoir et de m’appeler petite sœur, même si c’était touchant, je n’étais pas sa petite sœur.


 

2 commentaires:

  1. Merci pour ce partage! J'ai eu la chance d'assister à une lecture-mise en scène publique d'extraits de ce roman dans le cadre de la Fête du Livre de Saint-Etienne. Que du bonheur! D'autant plus avec une auteure que j'ai pas mal lue, depuis son magnifique "Anatomie d'un chœur".
    Bonne semaine!

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    1. Ravie de ton passage Fattorius. Un auteur que je vais découvrir plus avant.

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