mercredi 10 mai 2023

[Schlink, Bernhard] La petite-fille

 




J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La petite-fille (Die Enkelin)

Auteur : Bernhard SCHLINK

Traduction : Bernard LORTHOLARY

Parution : en allemand en 2021
                  en français en 2023 (Gallimard)

Pages : 352

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

À la mort de son épouse Birgit, Kaspar découvre un pan de sa vie qu’il avait toujours ignoré : avant de quitter la RDA pour passer à l’Ouest en 1965, Birgit avait abandonné un bébé à la naissance.
Intrigué, Kaspar ferme sa librairie à Berlin et part à la recherche de cette belle-fille inconnue. Son enquête le conduit jusqu’à Svenja, qui mène une tout autre vie que lui : restée en Allemagne de l’Est, elle a épousé un néo-nazi et élevé dans cette doctrine une fille nommée Sigrun.
Kaspar serait prêt à voir en elles les membres d’une nouvelle famille. Mais leurs différences idéologiques font obstacle : comment comprendre qu’une adolescente, par ailleurs intelligente, puisse soutenir des théories complotistes et racistes ? Comment l’amour peut-il naître dans ce climat de méfiance et de haine ?
Cette rencontre contrariée entre un grand-père et sa petite-fille nous entraîne dans un passionnant voyage politique à travers l’histoire et les territoires allemands. Plus de vingt-cinq ans après Le liseur, Bernhard Schlink offre de nouveau un grand roman sur l’Allemagne qui sonde puissamment la place du passé dans le présent, et nous interroge sur ce qui peut unir ou séparer les êtres.

 

Un mot sur l'auteur :

Né en 1944 en Allemagne, Bernhard Schlink a été professeur de droit à Berlin, puis magistrat. Depuis sa série policière publiée à partir de 1987, il a écrit de nombreux romans et nouvelles qui lui ont valu quantité de prix littéraires. Son livre le plus connu est Le liseur (1995), best-seller adapté au cinéma.

 

Avis :

Kaspar, soixante-et-onze ans, est libraire à Berlin. Lorsqu’elle décède de trop d’alcool et de somnifères, il découvre dans les papiers laissés par sa femme Birgit qu’elle avait une fille et qu’elle se s’était jamais pardonné de l’avoir abandonnée à la naissance, juste avant de fuir la RDA en 1965, où le couple venait de se rencontrer. Décidant d’accomplir pour elle ce qu’elle n’avait jamais osé tenter, il entame des recherches à partir des quelques indices à sa disposition et finit par retrouver cette fille dans un village de l’ancienne Allemagne de l’Est. Elle y vit avec un fermier d’extrême-droite et leur fille de quatorze ans, Sigrun.

La famille fait partie d’une communauté völkisch, à l’idéologie paganiste, anti-moderniste et raciste – en partie reprise par le nazisme –, qui rêve depuis la fin du XIXe siècle de restaurer la grandeur du peuple élu germanique. Sigrun a dans sa chambre des posters de Rudolf Hess et d’Irma Grese – dite  « la hyène d'Auschwitz » –, nie la Shoah et croit dur comme fer à la volonté de conquête de l’Allemagne par les musulmans. Sa seule opposition à ses parents a trait à son amitié pour une fille d’un autre groupuscule, les Nationalistes Autonomes, d’extrême-gauche ceux-là, mais tout aussi racistes, antisémites et complotistes dans leur revendication d’une nation débarrassée des influences étrangères.

Rusant avec l’avidité des parents et les conditions de leur héritage dans la succession de Birgit, Kaspar obtient d’emmener Sigrun chez lui à chaque période de vacances scolaires. Débute pour lui le délicat apprivoisement de sa petite-fille. Comment déconstruire ses convictions radicales, sans la faire fuir ni pousser ses parents à la rupture ? L’adolescente s’avérant sensible à la musique et douée pour le piano, c’est par ce biais que, tout en douceur et en intelligence, son grand-père s’efforce de tisser peu à peu avec elle une relation d’affection et de respect mutuel. De concerts en musées, d’explorations littéraires à la librairie en conversations subtilement dirigées, le vieil homme s’emploie, par petits coups de culture, à semer le doute dans cette jeune intelligence.

Du désarroi identitaire des Allemands de l’ex-RDA – joyeusement accueillis lors de la réunification comme « qui rentre de voyage » et n’a aucune raison de se montrer durablement différent, ces gens issus d'un pays qui n'existe plus se retrouvent en sévère perte de repères, en particulier la génération perdue des jeunes alors âgés de vingt-cinq ans, à peine formés, déjà inadaptés  – aux dérives en tout genre, alcoolisées ou extrémistes, qu'il favorise, l'amour et l'intelligence de ce grand-père, usant de l'art et de la culture pour sauver sa petite-fille de son terrifiant embrigadement, séduisent tellement, qu'à défaut de croire totalement à cette résilience peut-être un peu trop belle, l'on ne demande qu'à se laisser convaincre par ses jolis symboles.
 
Il n’y a qu’une vérité. Elle n’appartient ni à moi ni à toi. Elle est simplement là. Comme le soleil et la lune. Et comme la lune elle n’est parfois visible qu’à moitié et elle est pourtant ronde et belle. (4/5)

 

 

Citations :  

Lorsque vous avez décidé de vous enfuir, vous saviez pourtant bien qu’ici c’en serait fini de tout : du jardin d’enfants et des enfants et des fêtes, oui, fini de tout ! Comment maintenant cette seule fête peut-elle envoyer au diable cette décision ? Kaspar aurait aimé lui poser la question. Est-ce que certaines personnes sont incapables de dépasser ce qui est sous leurs yeux ? Sont-elles capables de s’engager pour ce qui se trouve au-delà quand c’est encore loin, quand c’est l’été et que la fuite est prévue pour l’hiver et reste abstraite ? Et quand elle approche et va devenir concrète, ne fait-elle plus le poids face à ce qui est déjà concret et imminent ? Est-ce que les nobles, pendant la Révolution française, ont ainsi renoncé à s’enfuir, alors qu’ils risquaient la guillotine ? Aussi bien, la dame du jardin d’enfants ne risque pas la guillotine, mais seulement de perdre la vie à l’Ouest avec Alexander, une vie qui pour elle était peut-être restée toujours abstraite.
 

Qu’est-ce que je ferais si du jour au lendemain je devais renoncer à ma vie passée et en commencer une nouvelle ? Planter un arbre la veille de sa mort, continuer à vivre comme si de rien n’était : Kaspar ne savait rien de mieux. Tant que cela ne vous faisait pas manquer la vie nouvelle.
 

Si l’on vit dans un pays sous un mauvais régime, on espère un changement, et un jour il advient. À la place du mauvais régime, un bon se met en place. Quand on a été contre, on peut de nouveau être pour. Si l’on a dû s’exiler, on peut revenir. Le pays, pour ceux qui sont restés et pour ceux qui sont partis, est à nouveau leur pays, le pays dont ils rêvaient. La RDA ne deviendra jamais le pays dont on rêvait. Elle n’existe plus. Ceux qui sont restés ne peuvent plus se réjouir. Ceux qui sont partis ne peuvent pas y revenir ; leur exil est sans fin. D’où le vide. Le pays et le rêve sont perdus irrémédiablement.
Cette perte irrémédiable ne me rend pas triste. Mais le vide me rend triste. Le vide, la douleur du vide, la douleur.
 

Que l’on n’échappe pas à soi-même, que l’on s’emmène toujours et partout avec soi-même, je le savais. Mais je ne savais pas qu’on emmène aussi les autres avec soi, toujours et partout.
 

Il n’y a pas de livre sur lequel nous ayons discuté aussi passionnément, lors de nos rencontres, que le roman de Christa Wolf Le ciel divisé. Rita avait-elle raison de rester en RDA, ou Manfred de la quitter ? Rita avait son plus fort défenseur en la personne de Volker, mon voisin sur les bancs de l’école supérieure de fin d’études (EOS), qui s’était enfui dès la construction du Mur et était revenu quelques jours plus tard. Certaines personnes ne pouvaient pas être arrachées à leur sol ; c’est dans ce sol, bon ou mauvais, qu’elles avaient leurs racines et seulement sur lui qu’elles pouvaient grandir. On lui répondait que Rita n’était pas tellement enracinée ; elle avait quitté le village pour la ville, renoncé au bureau et entrepris des études pour devenir enseignante. Matthias et Stephan trouvaient néanmoins compréhensible que Rita, en dépit des défauts de la réalité socialiste, continuât à croire à l’idée socialiste ; les chrétiens croyaient bien à la justice de Dieu, alors que la justice n’était pas très avancée dans la réalité. Les étudiants de l’Est jugeaient que la foi de Rita était idéalisée et romancée, ceux de l’Ouest trouvaient que la résignation de Manfred était décrite trop plaintivement. Qu’est-ce qui liait Rita et Manfred l’un à l’autre ? Qu’est-ce qui les avait fait se perdre ? L’antagonisme politique entre l’Est et l’Ouest, l’incompatibilité des façons de vivre dans le socialisme et le capitalisme, la différence d’origine, d’âge et de situation, la différence des caractères ? Ou bien avaient-ils tous deux laissé la vie les séparer progressivement, comme cela arrive ? Leur ciel avait-il été déjà divisé avant la construction du Mur, ou après seulement ? Le partage du ciel était-il inscrit d’avance comme résultat de l’évolution politique, ou dépendait-il de nous de voir le ciel, au-dessus de nos têtes, partagé ou intact ?
 
 
À l’époque, l’immobilité de la vie m’impatientait, maintenant elle me rendait heureuse. J’étais heureuse de n’avoir rien à faire, sinon attendre. Je n’attendais même pas, l’attente est une activité, je n’en avais aucune, c’était le temps qui en avait une. Il passait.


L’émission portait sur la génération perdue des jeunes de RDA, qui avaient autour de vingt-cinq ans à la réunification, dont la formation ne valait plus rien dans l’Allemagne réunifiée, qui n’avaient pas le courage ou l’énergie d’en faire une nouvelle, qui étaient sans travail, buvaient beaucoup, traînaient dans les rues en braillant et parfois tabassaient les punks, les immigrés ou les sans-abri. 


C’était la première fois que (…) je voyais une usine de l’Ouest. Les choses y étaient plus hiérarchisées que dans les usines de l’Est où j’avais travaillé, le chef avait davantage d’importance, le ton était plus sévère, les enchaînements plus rapides. J’avais deux collègues qui étaient étudiantes, et nous étions traitées par les ouvrières avec une amicale condescendance. J’aurais mieux fait de ne pas dire que je venais de quitter la RDA ; souvent je n’étais pas seulement traitée avec condescendance, mais avec un peu de mépris, comme si j’étais une enfant gâtée, choyée et dorlotée aux frais des autres. Je me rendis compte que les vexations que j’avais subies dans les bureaux et dans les magasins s’appuyaient sur une large base. Au cours du semestre, il est vrai que personne, professeurs ou étudiants, ne me traita avec condescendance. Mais quand j’évoquais une perspective ou employais une expression de l’Est, j’agaçais ; on attendait de moi qu’en quittant la RDA je laisse derrière moi tout ce qui en faisait partie, parce que c’était soviétique et communiste, et que désormais je sois comme eux.
Il m’est arrivé en petit ce que j’ai vu arriver en grand aux Allemands de l’Est après la chute du Mur. D’abord, ils furent joyeusement accueillis comme étant les bienvenus. Ils furent aussi questionnés avec intérêt sur ce qui s’était passé à l’Est et comment ils y avaient vécu. Mais on les interrogea comme on questionne quelqu’un qui rentre de voyage. Lorsqu’il apparut qu’ils n’avaient pas seulement fait un voyage, mais qu’ils venaient d’un autre monde, un monde où certaines choses ne leur avaient pas convenu, mais qui était le leur, qu’ils avaient édifié et entretenu, auquel ils étaient et restaient liés, l’intérêt disparut. À l’Est avait été créé quelque chose de spécial ? À l’Est il y avait eu oppression, injustice et malheur, l’oppression et l’injustice étaient du passé, les Allemands de l’Est opprimés pouvaient à nouveau être comme les Allemands de l’Ouest non opprimés et n’avaient plus de raison d’être différents. S’ils l’étaient néanmoins, c’était déplacé, et de surcroît ingrat, parce qu’ils avaient été richement gâtés, pour qu’ils soient aussi heureux que les bienheureux Allemands de l’Ouest.
Nous autres Allemands de l’Est, quand nous sommes au milieu d’Allemands de l’Ouest, nous préférons laisser derrière nous tout ce qui vient de l’Est. C’était valable à l’époque comme ça l’est aujourd’hui. Ce n’est pas seulement à cause de ma fille que j’ai fait de la RDA une tache blanche, une terra incognita.


Elle avait rejoint l’extrême droite, pas à cause de la politique, à cause de la violence ; elle voulait démolir ce qui l’avait démolie.


Svenja était vraie. Nous étions vrais, là-bas – vous voyez comme je dis même “là-bas” ? Svenja ne se révoltait pas par satiété, ni par ennui, ni parce que c’est chic et que comme ça on peut la ramener. Elle a pris ça au sérieux et elle a payé pour ça, comme tous ceux qui ont pris les choses au sérieux et qui ont payé pour ça, même les informateurs de la Stasi, qui vous font pousser les hauts cris. Moi, la Stasi ne m’a jamais rien demandé, Dieu merci, j’aurais dû dire oui ou non, il y aurait eu un enjeu, et j’aurais été marqué, d’une façon ou d’une autre. Ici à l’Ouest il n’y a pas d’enjeu. Vous en avez, de la chance. 


Dans la deuxième moitié des années 1990, les skins se sont dispersés, ont trouvé des métiers, se sont mariés, ont eu des enfants. Certains sont à la campagne, il en est venu un de Basse-Saxe qui affichait des slogans nationalistes et voulait fonder une ferme avec les skins, d’autres reprendraient de vieilles fermes et à la fin ça deviendrait un village national libéré. Il y a quelques villages de ce genre. 


Elle était assise par terre au pied des rayons d’histoire contemporaine et elle lisait.
 « Tu as bien un livre sur Rudolf Heβ. Il est plein de mensonges. Tous ces livres, ici, sont pleins de mensonges. Hitler ne voulait pas la guerre, il voulait la paix. Et les Allemands n’ont pas tué les Juifs. »
 Kaspar s’assit par terre face à elle.
 « Ce sont les livres d’historiens qui ont fait des recherches pendant des années. Comment peux-tu savoir ?
 — Ils sont achetés. Ils sont payés. Les occupants veulent rabaisser l’Allemagne. Il faut qu’on ait honte et qu’on courbe l’échine. Alors ils pourront nous opprimer et nous exploiter.
 — Si tu regardes dans ces livres, ils s’appuient sur des dossiers du gouvernement allemand et du NSDAP et des camps de concentration, sur des déclarations de témoins et sur ce que Hitler et ses hommes ont eux-mêmes écrit. Tu penses que tout cela est mensonger ?
 — Ils mentent sur Auschwitz. Avec du Zyklon B on n’a pas pu gazer des gens, en tout cas pas autant et aussi vite qu’on le dit à propos d’Auschwitz. Ce n’est pas de la politique, dit Papa, c’est de la chimie. Et si l’on ment sur la chimie, sur laquelle il est impossible de mentir, on ment aussi sur tout le reste.
 — Veux-tu lire un de ces livres ? Alors emporte-le. À la maison, j’ai aussi un livre sur la chimie. »

 

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