mercredi 13 août 2025

[Medie, Peace Adzo] Fleurs de nuit

 




J'ai aimé 

 

Titre : Fleurs de nuit (Nightbloom)

Auteur : Peace Adzo MEDIE

Traduction : Benoîte DAUVERGNE

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2023
                   en français en 2025 (Aube)

Pages : 440

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« Ma mère savait qu’en grandissant, ma cousine briserait tout ce qu’elle toucherait, même les personnes qui l’aimaient. »   
Selasi et Akorfa, deux cousines nées le même jour, grandissent comme des sœurs sous le regard à la fois attendri et vigilant de leurs mères respectives. Une enfance ­ghanéenne heureuse, jusqu’à ce que tout bascule. Voilà Akorfa installée à Accra, la capitale, où elle aura accès aux meilleures écoles privées du pays, à la poursuite d’un rêve : partir étudier la médecine aux États-Unis. Quant à Selasi, elle va devoir trouver des ressources là où elle pourra pour parvenir à donner un sens à son destin. De la tendresse de l’enfance aux rivalités et aux silences des adultes, ce roman nous raconte la vie de ces fillettes jusqu’à ce qu’elles-mêmes soient mères de famille. Il nous raconte aussi les bifurcations de l’existence, les choses qu’on tait et qui nous rongent, les regards croisés sur les histoires de famille toujours plus complexes qu’il n’y paraît. Il nous raconte enfin la vie dans ce pays d’Afrique de l’Ouest, et ainsi nous invite au voyage. Ne passez pas votre chemin : cette saga familiale africaine est passionnante ! 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Peace Adzo Medie est une universitaire et auteure ghanéenne née en 1981. Sa seule épouse est son premier roman, déjà traduit en plusieurs langues.

 

Avis :

Alors que, dans la petite enfance, rien ne semblait pouvoir séparer Akorfa et Selasi, les deux cousines nées le même jour de 1985 au Ghana, tout change quand, envoyée chez sa grand-mère paternelle au décès de sa mère, Selasi se retrouve soudain, aux yeux de la mère d’Akorfa, le rappel vivant de toutes les haines et jalousies qui l’opposent à sa belle-famille. 

Après l’insouciance vient alors le temps d’une déchirure toujours plus large et bientôt irréconciliable, que le récit sonde depuis ses deux rives, laissant d’abord la parole à Akorfa pour son versant de l’histoire, puis, presque au mitan du livre, à Selasi pour une tout autre version qui renverse soudain les perspectives. L’antagonisme qui s’est creusé entre les deux cousines semble irréductible. C’est sans compter un secret et insupportable point commun, alors que les abus faits aux femmes se perpétuent dans l’impunité et le silence à tous les échelons de la société ghanéenne, seul capable de leur faire tant bien que mal enjamber l’héritage familial qui, de génération en génération, entrelace ses non-dits aux colères et aux rancoeurs.

Ainsi se rejoindront, dans une commune révolte, les deux chemins si différents entrepris par ces deux filles d’Afrique. L’une, endossant l’obsession maternelle d’autonomie et de revanche, pour s’extraire de sa condition de femme noire par la poursuite de l’excellence et par la réussite professionnelle aux Etats-Unis. L’autre, sans grands moyens financiers et attachée à ses racines, pour assumer fièrement son identité et trouver sa voie au Ghana à la force du poignet. Mais tout cela pour se voir toutes deux rattrapées, au final et malgré tous leurs efforts, par l’atavique destin des femmes depuis toujours résignées, dans un silence dicté par la honte, à accepter les plus bas instincts de domination masculine.

Même si peut-être parfois un peu trop stéréotypés dans un récit non dénué d'exagérations romanesques, l’on s’attache à ces deux beaux personnages de femmes, courageuses mais impuissantes à leur seule échelle, chacune aux prises avec son propre héritage familial pesant sur ses perceptions et sur ses choix. Commencé sous l’angle de ce qui ne s’avère ensuite qu’un point de vue, le récit rebondit à la plus grande surprise du lecteur pour une appréhension totalement renouvelée de la même histoire, soulignant de manière particulièrement réussie la subjectivité et les déformations de perception sous l’emprise des émotions et des traumatismes, enfin l’incommunicabilité au sein d’une même famille rendant plus compliquée encore l’approche des sujets considérés tabous. Quelle que soit la stratégie individuelle de chacun toutefois, une seule évidence : en matière de violences faites aux femmes, le silence sert toujours de caisse de résonance au mal, qu’il contribue à perpétuer de génération en génération comme s’il valait acceptation.

Un agréable roman suffisamment épais pour s’y dépayser durablement et, surtout, une gentillette déclinaison africaine de la mouvance MeToo soulignant, là-bas sans doute plus encore qu’aillleurs, l’étendue du chemin qu’il reste à parcourir. (3,5/5)

 

Citation :

La vie en Amérique avait entrouvert ma cage, mais ne m’avait pas libérée de la prison des attentes ghanéennes. J’avais fait quelques petits tours dehors, en bifurquant vers les sciences politiques par exemple, mais ce n’était que des anomalies, des moments d’embarras. Parce que j’étais surtout en paix lorsque j’étais d’accord avec eux – en particulier avec ma mère, quand nos désirs et intentions étaient alignés. Si je me sentais enfin à l’aise avec nos désaccords, cela signifierait que je rejetais ce qu’on m’avait appris à faire : respecter mes parents, ne jamais douter qu’ils voulaient le meilleur pour moi et s’assuraient que je l’obtienne, les rendre fiers. Cela signifierait que je commençais à oublier que, malgré mon autonomie, je leur appartenais toujours. J’étais moi, mais j’étais également eux.


 

vendredi 8 août 2025

[Beauchemin, Jean-François] Le roitelet

 



 

Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Le roitelet          

Auteur : Jean-François BEAUCHEMIN

Parution : 2021 (Québec Amérique)

Pages : 144

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Un homme vit paisiblement à la campagne avec sa femme Livia, son chien Pablo et le chat Lennon. Pour cet écrivain parvenu à l’aube de la vieillesse, l’essentiel n’est plus tant dans ses actions que dans sa façon d’habiter le Monde, et plus précisément dans la nécessité de l’amour. À intervalles réguliers, il reçoit la visite de son frère malheureux, éprouvé par la schizophrénie. Ici se révèlent, avec une indicible pudeur, les moments forts d’une relation fraternelle marquée par la peine, la solitude et l’inquiétude, mais sans cesse raffermie par la tendresse, la sollicitude.

À ce moment je me suis dit pour la première fois qu’il ressemblait, avec ses cheveux courts aux vifs reflets mordorés, à ce petit oiseau délicat, le roitelet, dont le dessus de la tête est éclaboussé d’une tache jaune. Oui, c’est ça : mon frère devenait peu à peu un roitelet, un oiseau fragile dont l’or et la lumière de l’esprit s’échappaient par le haut de la tête. Je me souvenais aussi que le mot roitelet désignait un roi au pouvoir très faible, voire nul, régnant sur un pays sans prestige, un pays de songes et de chimères, pourrait-on dire.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Jean-François Beauchemin est écrivain depuis près de vingt-cinq ans. Il propose une œuvre pensive, tout aussi lucide que ludique. Il est l’auteur, notamment, du Jour des corneilles (prix France-Québec 2005) et de La Fabrication de l’aube (Prix des libraires 2007).

 

 

Avis :

Son frère schizophrène lui avait dit : « Tu devrais écrire un livre dans lequel rien n’arrive. » Alors, le prenant au mot, il s’est appliqué à écrire une histoire où « presque rien n’arrive », mais « tout y a un sens ». Ce livre, c’est le récit de la vie qui passe, une vie «  banale, insignifiante », mais qui « pèse pourtant à ce point sur la pensée, le caractère et l’âme qu’elle finit par leur donner une raison d’être. »

Désormais sexagénaire, le narrateur mène une existence paisible auprès de sa femme Livia, de son chien Pablo et de son chat Lennon, tout entière emplie des beautés de son jardin et de l’écriture quotidienne de l’unique page à laquelle il se limite depuis ses vingt-cinq ans et son entrée dans la peau d’un écrivain, parce qu’il faut s’appuyer « sur le regard bien davantage que sur l’imagination » et « être peintre avant d’être poète ». Souvent, son frère qui habite le bourg voisin où une pépinière l’emploie quelques heures à la belle saison, fait une apparition sur sa bicyclette, poursuivi par ses tourments et par son chaos intérieur.

C’est lui, le roitelet, à la tête marquée de jaune : « un oiseau fragile dont l’or et la lumière de l’esprit s’échappaient par le haut de la tête », « un roi au pouvoir très faible, voire nul, régnant sur un pays sans prestige, un pays de songes et de chimères, pourrait-on dire ». Laissant de côté la violence de la maladie, de la peur et du rejet ordinairement subi, les deux frères se nourrissent l’un l’autre de leur tendresse et de leur complicité, s’enveloppant d’une bulle réparatrice et consolante, façonnée dans la contemplation apaisante des beautés qui les entourent - « le balancement d’un arbre, ou les calmes variations du ciel au-dessus de la maison » -, échangeant au hasard de leur quotidien des propos que leur profonde et magnifique justesse auréole d’une bouleversante splendeur.

Toute en pudeur et en délicatesse, la plume de Jean-François Beauchemin effleure les souvenirs et le quotidien de ces deux hommes unis par une indéfectible affection pour en collecter « ces moments de grâce où le temps s’arrête, dirait-on, et laisse sa place à quelque chose du plus matériel, de plus humainement saisissable, et de moins cruel ». Tandis qu’avec eux l’on s’émerveille du temps qui passe, des perfections de la nature et de l’amour qui nous lie à nos êtres chers, l’on se retrouve sous l’enchantement de cette si belle méditation sur la vie et sur la mort, sur l’étrange cohabitation du corps et de l’âme, sur la puissance consolatrice des liens familiaux et affectifs.

Rares sont les livres touchant au sublime comme celui-ci, tissé par une écriture magnifique autour d’une réflexion profonde et poétique, entre spiritualité et philosophie, qui vous va droit au coeur et à l’âme. Une œuvre éblouissante et un grand coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :  

Un inextricable désordre régnait désormais dans cette chambre séparée de la mienne par un mur mitoyen, et de laquelle me parvenait un silence de mort. Avec le recul, je dirais qu’il entretenait cette petite pièce aux rideaux perpétuellement tirés comme il aménageait sa vie intérieure : en y entassant pêle-mêle et au hasard les objets les plus divers, comme pour ajuster son esprit à cette image de chaos que lui renvoyait le Monde, et ainsi atténuer l’angoissant décalage qu’il percevait entre lui-même et la réalité. C’était en somme sa façon de se soigner : non pas en éliminant sa peur, mais en l’alimentant au contraire, et en fournissant en combustible ce feu qui de plus en plus le dévorait, parce que le laisser s’éteindre aurait signifié l’avalement définitif et unilatéral de son cœur par le grand incendie du Monde.
 

J’ai cru m’approcher en vieillissant d’une espèce d’état d’accalmie qui me ferait considérer ma vie avec sérénité et satisfaction. Mais, vu de près, c’est complètement différent. Il n’y a pas dans cette vie une seule idée dont je sois convaincu qu’elle demeurera, et je ne suis pas certain en général d’avoir été sur la bonne piste. Tout me reste à apprendre. Ça ne serait pas si vertigineux si je disposais d’une seconde existence et, pourquoi pas, d’une troisième. Mais le temps va me manquer.
 

« Tu continueras, lui confia-t-elle en effleurant sa paume, de te lever chaque jour très tôt, à l’heure des oiseaux. De tous tes rendez-vous manqués, celui avec la chance restera le plus décevant. Mais les poètes, et le chant des mésanges et des grives, finiront par te consoler. Franchement, j’ignore si tu vivras encore longtemps dans ce corps et avec cet esprit. Chose certaine, une phrase de ta mère t’accompagnera jusqu’au bout : « Réfléchis, mais ne fais pas que réfléchir ; émerveille-toi aussi. Émerveille-toi, mais ne fais pas que t’émerveiller ; réfléchis aussi. » Ça sera la grande affaire de ta vie. »
 

« Ce que j’aime de ce livre, commença-t-il, c’est qu’il me raconte avec beaucoup de clarté ce que, confusément, je sais déjà. À mon avis, son auteur a dû travailler très fort pour en arriver à un tel degré d’intelligibilité. La littérature, c’est très facile quand vous ne savez pas comment faire. Mais quand vous savez, c’est plutôt difficile. »
 

Une heure s’était écoulée lorsqu’à la fin j’ai enroulé mon frère dans la serviette et saisi le peigne pour au moins tenter de donner une forme à cette chevelure insurgée. C’est ce moment qu’il a choisi pour prononcer ces mots déchirants de lucidité : « Je suis un puits sans fond. J’ai beau fouiller en moi, je n’aperçois rien qu’une nuit profonde. Je suis perdu. » Et moi, l’écrivain, le spécialiste des mots, je n’ai pas su quoi lui répondre. 
 

À cette heure, l’étang n’était troublé ni par le vent, ni par la déambulation des canards, ni même par les poissons, qui, à peine sortis du lit, en étaient encore j’imagine à l’étape de la planification de la journée. Le mouvement de la petite chaloupe amarrée en permanence au quai fut le premier, au moment de notre embarquement, à émouvoir au moins un peu l’eau. Les rames, une fois bien enfoncées sous la surface, ont achevé le travail, et le miroir de l’étang s’est brisé tout à fait. J’ai lancé ma ligne au moment précis où le soleil s’est élevé au-dessus de la montagne. Une cane, sortie des roseaux, est alors venue tourner autour de notre esquif, intriguée je crois par ce frêle véhicule glissant comme elle sur les eaux. Habitué à la présence des autres animaux, le chat Lennon demeurait d’un calme exemplaire, se contentant de regarder l’oiseau barboter, et tentant peut-être de traduire en termes plus clairs ses caquetages nasillards.
Une truite fut au bout d’une heure tirée de l’eau. Le chat l’observa un instant se tortiller au fond du bateau, puis s’en détourna. Je sentais que le spectacle de la montagne, à présent éclaboussée de rayons solaires, l’inspirait davantage, alimentait son esprit sans cesse hanté, ému, rieur, indigné, traversé par le doute et, surtout, imprégné de l’intense joie de celui qui ne s’habitue pas à l’inexplicable splendeur de ce Monde.
 
 
Hier soir, tandis qu’il marchait à mes côtés dans la campagne, mon frère, comme devinant ma pensée, m’a dit ces choses troublantes : « On dirait que Dieu, après avoir visité ma vie, en est reparti en éteignant la lumière. C’est en vain que je l’appelle et le prie d’y rétablir l’éclairage. » Puis, montrant du doigt les champs environnants : « Regarde un peu ces lucioles. Elles clignotent dans la nuit pour se reconnaître entre elles. Mais moi, je ne suis la lampe de personne. »              
Il était tard lorsque je suis rentré à la maison. Livia m’attendait sur le sofa, un livre à la main. « De qui suis-je la lampe ? » lui ai-je demandé, un peu abattu, en m’assoyant auprès d’elle. « De personne, j’en ai bien peur », me murmura-t-elle à l’oreille. Puis, posant doucement sa main sur mon cœur : « Mais veille à ne pas laisser mourir le feu qui brûle ici. »


Vieillir ne comporte pas tant d’avantages, mais il y a au moins celui-ci : on se déleste du superflu. À partir d’un certain âge, la vie peut être formidablement légère. Je ne sais pas pourquoi la mienne en tout cas s’allège de plus en plus. Peut-être à bien y songer l’humour de Livia joue-t-il un rôle dans cette légèreté d’oiseau. L’amour qui dure, et qui en mûrissant ne conserve que ce qu’il faut, y a aussi assurément sa part.


Je me suis souvenu des premiers symptômes : son décrochage de l’école, l’étrange repli sur soi, la perte d’intérêt pour presque tout, les insomnies, les troubles de l’attention puis les si déroutants accès de paranoïa, le mutisme, l’émoussement de l’affectivité, la lente dislocation de la personnalité. Je réentends avec une sorte de terreur sa faible voix murmurant, dans un de ces moments de lucidité dont il a le secret, ces mots douloureux : « En moi, l’enchaînement des pensées ne se fait plus. J’essaye d’arrimer les uns aux autres les wagons du train mais je n’y arrive pas. Je ne suis même pas sûr qu’il y ait encore des rails. »


Je ressens de plus en plus que le temps marche derrière moi et qu’il me pousse dans le dos.


Un jour, dans une école, de jeunes élèves que je visitais et qui me croyaient sage ou, pire encore, professeur de vérité, m’ont demandé s’il était possible d’être heureux la plupart du temps. « Euh, hum, houlala, ai-je commencé. À première vue, ça me paraît une tâche assez ardue. Mais j’ai un conseil pour vous. Après l’école, rentrez directement chez vous. C’est parmi les vôtres que votre bonheur a le plus de chances d’éclore et de durer. »


À quoi sert l’amitié ? Peut-être à consoler le chagrin que l’amour a causé. 


« La lecture me lasse, lâcha-t-il, si en m’autorisant à côtoyer les êtres elle n’ajoute rien à ma compréhension des âmes. Ce roman est un somnifère. » Je m’en suis voulu d’avoir cherché aussi bêtement à le divertir. J’aurais dû me rappeler que son existence était déjà suffisamment peuplée de fantômes : ce qu’il voulait retrouver dans les livres, c’était le contraire de ces personnages qu’on traverse sans les voir et sans les toucher. Il marchait de long en large devant nous en agitant les mains, en proie à une vive agitation, à ces soudaines sautes d’humeur qui accompagnent presque toujours ses délires paranoïaques. « Cet écrivain croit expliquer son héros, répétait-il. Il ne fait que l’affubler d’habitudes. » Livia tentait de l’apaiser. Elle lui a proposé de s’asseoir un instant et de manger un morceau en notre compagnie. « Mais je ne veux pas manger ! a-t-il répondu, furieux. Je veux que les livres changent ma vie ! J’en ai assez de ces écrivains qui au lieu d’écrire accablent de mots leurs phrases, comme s’ils n’étaient que des commentateurs, de simples employés ou, je ne sais pas moi, des publicistes ! » 


Ces mots, murmurés par lui ce matin, m’inspirent encore une frayeur sans nom : « Souvent, je m’enferme chez moi à double tour et je me cache sous les draps. Les voix terribles que j’entends dans ma tête, et les visions qui m’apparaissent, continuent pendant des heures. Toi, si tu es pourchassé par un malfaiteur, tu as toujours la possibilité de courir te mettre à l’abri. Moi je ne le peux pas. Le malfaiteur est dans mon cerveau et je ne peux pas m’enfuir. Ma seule porte de sortie est ce jardin où je te retrouve presque chaque jour et dans lequel résonne le pépiement si rassurant des oiseaux. Et encore : il arrive que même les oiseaux ne me suffisent plus. Alors il ne me reste que les pages des poètes. »


Dans le tournant qui mène à la rivière, mon frère a dit : « Je crois en Dieu. Je n’ai d’ailleurs pas le choix : dans cette vie, il n’y a pas moyen de faire autrement. Mais lui ne me paraît pas tellement croire en moi. »


Assez souvent, ses crises de paranoïa sont aggravées par sa conviction que tout le monde lit dans sa pensée. « À force d’être dépouillé de mes secrets, j’ai peur qu’à la fin il ne reste plus de moi qu’une enveloppe, un corps creux, comme un poulet qu’on a évidé », m’a-t-il confié un jour, au sortir d’une de ces périodes de grand désordre psychique. Cette image terrifiante de mon frère changé en poulet évidé m’a hanté longtemps, et encore à présent j’évite autant que possible de mettre de la volaille à mon menu. Mais elle n’en demeure pas moins révélatrice de la façon dont il conçoit ses rapports avec autrui : comme un danger, une gigantesque machine à purger qui sans cesse menace de lui prendre sa vie intérieure, et ce qui lui reste d’équilibre mental. « Je crois, me répète-t-il régulièrement, que la société tente de m’avaler à partir du dedans. Quand ce sera fait, je m’effondrerai aussi sûrement qu’une maison privée de sa charpente. Car à quoi diable s’appuyer lorsqu’il n’y a plus rien en soi-même, et que tout le reste menace de céder sous le poids écrasant du regard d’autrui ? »


J’étais encore sous les draps quand j’ai demandé à Livia : « À quoi sert l’art, aujourd’hui, dans ce monde où nous vivons ? » Elle achevait d’enfiler sa robe lorsqu’elle m’a dit : « Il me semble que c’est une sorte d’acte de résistance. Rien de prodigieux. Pour tout dire, je crois que la peinture, la littérature, la photographie, la musique ou le cinéma, toutes ces choses-là, pour la plupart, ne contribuent que très modestement à la bonne marche du Monde. Les œuvres d’art ne sont qu’un signal, un phare émettant une faible lueur au milieu de la nuit. Faible, oui. Mais c’est la seule dont nous disposions. »              
C’est ce qui explique il me semble qu’il n’y a presque rien dans ce livre que j’ai terminé d’écrire il y a trois jours, juste une histoire au fond très simple de jardins qu’on soigne et qu’on arrose, de saisons qui passent et de gens quelquefois malheureux, c’est vrai, mais en paix relative avec leurs regrets, sans peur exagérée de l’avenir, et qui s’étonnent ensemble de la brièveté de leur existence. Et puis, entremêlée à celle de ces gens ordinaires, l’histoire aussi d’un homme à la tête pleine d’ombres et de secrets, mais au sommet de laquelle filtre un mince rai de lumière, un roitelet, qui plus douloureusement que les autres se trouble des transformations qui s’opèrent en lui. 
« La vie passe, m’a dit ce matin mon frère une fois achevée sa lecture de mon manuscrit. La vie passe, banale, insignifiante, et pèse pourtant à ce point sur la pensée, le caractère et l’âme qu’elle finit par leur donner une raison d’être. Oui, presque rien n’arrive dans cette histoire, mais tout y a un sens. »


 

mercredi 6 août 2025

[Choplin, Antoine] La barque de Masao

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La barque de Masao

Auteur : Antoine CHOPLIN

Parution : 2024 (Buchet Chastel)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :    

Masao est ouvrier sur l'île de Naoshima (Japon). Ce soir-là, en quittant l'usine, il découvre Harumi venue l'attendre plus de dix ans après leur dernière entrevue. Des rendez-vous, emplis de pudeur et d'humanité, vont ponctuer leurs retrouvailles.
Ce face à face ravive les souvenirs... Remonte à la mémoire de Masao, cette histoire d'amour superbe et dramatique avec Kazue, la mère d'Harumi. Les années passées comme gardien du phare d'Ogijima. Ou encore les heures de plénitude à bord de la barque qu'il a construite de ses propres mains.
La Barque de Masao, roman habité par les lumières changeantes et les brises marines, est le deuxième texte d'Antoine Choplin publié aux éditions Buchet/Chastel.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Né en 1962, Antoine Choplin vit en Isère où il se consacre désormais pleinement à l'écriture. Il a publié une vingtaine de livres, romans, récits, poésie parmi lesquels : La Nuit tombée (éd. La Fosse aux ours, 2012, Prix du roman France Télévisions), Quelques jours dans la vie de Tomas Kusar (éd. La Fosse aux ours, 2017, prix Louis Guilloux), et plus récemment Partie italienne (éd. Buchet/Chastel, 2022). Son oeuvre, traduite en plusieurs langues, a fait l'objet de diverses adaptations théâtrales.
 

 

Avis :

Deux îles japonaises servant d’écrins à des musées conçus spécialement en fonction de l’oeuvre qu’ils abritent - le musée d’art de Teshima en forme de goutte d’eau totalement intégrée au paysage et le musée Chichu de Naoshima abritant des Nymphéas de Monet - ont inspiré ce conte tendre et poétique qui offre à ses personnages une parenthèse artistique vivante et réparatrice.

Cela fait quatorze ans que Masao et sa fille Harumi ne se sont pas parlé. Lui ne s’est jamais remis du suicide de son épouse Kazue le jour-même de la naissance de leur fille. Elle a du coup été élevée par ses grands-parents. Mais, amenée par son métier d’architecte à se rendre pour la construction d’un musée sur l’île de Teshima, à proximité de celle de Naoshima que son père ouvrier rejoint tous les jours par ferry pour y travailler, la jeune femme est venue ce soir-là l’attendre à la sortie de l’usine. Commence le récit, empreint de douceur triste, de retrouvailles gauches et timides.

Au fil des mois qui suivent, à la pudique et progressive évocation par Masao de sa douleur et de sa tentative de l’apprivoiser en construisant de ses mains une barque synonyme pour lui d’oubli et de paix avec lui-même, Harumi répond en partageant son propre apprentissage créatif, en l’occurrence au travers d’une réalisation architecturale destinée à procurer aux visiteurs une expérience sensorielle incomparable, un espace de quiétude et de contemplation. Et peu à peu, à mesure que la barque artisanale, pour l’occasion sortie de l’oubli et restaurée, et la réalisation artistique monumentale dévoilent chacune leurs pouvoirs apaisants, se tissent entre père et fille les fils délicats de l’empathie et de la communion.

L’écriture finement ciselée d’Antoine Choplin, la subtilité de ses tableaux aux mille variations marines et la délicatesse humble et pudique de ses personnages sont ici les ingrédients d’un roman d’une rare beauté, entre tendresse, humanité et poésie : un subtil hommage à la fois à l’élégance nippone et au pouvoir sublimateur de l’art. (4/5)

 

 

Citation :

Dans le ciel, du côté du large, la lune se levait. En ramant, je lui faisais face.  
Plus la nuit s’épaississait, et plus ses reflets sur la surface de la mer gagnaient en éclat. Et maintenant, ils dessinaient un chemin aux limites nettes, que l’on aurait dit empierré de lumière.  
J’ai pensé à Kazue.  
Mais tu vois, Harumi, j’ai pensé à elle d’une autre façon, cette fois-là. Tu vas sourire, mais je crois bien que c’est grâce à la lune, et à cette nouvelle peau qu’elle a soudain donnée à la surface de la mer. Tellement différente de ce mur sinistre derrière lequel Kazue avait disparu. Et contre lequel je n’avais cessé de me fracasser le front. Cette eau-là, sous l’éclat de la lune, ça ressemblait plus à une robe, pour elle. Une parure. Et, pour moi, ça dessinait une route. Et, peut-être, pour nous deux ensemble, une sorte de lisière. C’est un bel endroit pour se retrouver, la lisière, n’est-ce pas Harumi.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
La nuit tombée
 

 


 

lundi 4 août 2025

[Prudhomme, Sylvain] L'enfant dans le taxi

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'enfant dans le taxi

Auteur : Sylvain PRUDHOMME

Parution :  2023 (Minuit)

Pages : 224

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

« Je sais seulement que cela fut. Que ces deux bouches un jour de printemps s'embrassèrent. Que ces deux corps se prirent. Je sais que Malusci et cette femme s'aimèrent, mot dont je ne peux dire exactement quelle valeur il faut lui donner ici, mais qui dans tous les cas convient, puisque s'aimer cela peut être mille choses, même coucher simplement dans une grange, sans autre transport ni tendresse que la fulgurance d'un désir éphémère, l'éclair d'un plaisir suraigu, dont tout indique que Malusci et cette femme gardèrent longtemps le souvenir. Je sais que de ce plaisir naquit un enfant, qui vit toujours, là-bas, près du lac. Et que ce livre est comme un livre vers lui. »

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Sylvain Prudhomme est né en 1979. Il est l’auteur d’une dizaine de livres parmi lesquels Par les routes (Prix Femina 2019), Les Grands et Les Orages (L’Arbalète), tous salués par la critique et traduits à l’étranger.

 

 

Avis :

« Depuis toujours dans l’ordre des familles le crime c’est de parler, jamais de se taire. » A l’enterrement de son grand-père, le narrateur Simon apprend fortuitement ce que sa parentèle a toujours feint d’ignorer pour ne pas faire de vagues : l’existence d’un fils caché du patriarche défunt, conçu outre-Rhin, sur les bords du lac de Constance, alors qu’il faisait partie des forces d’occupation alliées en Allemagne au lendemain de la seconde guerre mondiale. Pas encore cicatrisé de sa récente séparation d’avec la mère de ses deux fils, Simon n’a plus qu’une idée en tête : raccommoder l’histoire familiale en dénouant les nœuds du secret toujours farouchement gardé par sa désormais fragile mais inflexible grand-mère.

Qui est donc M., à ce point effacé par le déni familial qu’on voulut à peine le recevoir lorsque, adolescent, il débarqua un jour d’un taxi tout droit venu d’Allemagne, dans l’espoir de connaître son père ? Que se passa-t-il, ce vieil hiver sur la rive allemande du lac de Constance, sur quoi ce père décida si fermement de tirer un trait définitif ? Interrogeant ses oncles et tantes, Simon recueille allusions réticentes et confidences étouffées, qui révèlent en creux, comme après une amputation diffusant d’incompréhensibles douleurs fantômes, l’informe mais obsédante présence de celui qui ne s’appréhende pourtant que par le vide et l’absence.

Car, si aucun n’en parle jamais, s’en tenant prudemment au silence et au déni comminatoires de leurs parents sans même envisager de le connaître un jour, les quatre frères et sœurs ont tout à fait conscience que, quelque part au-delà de la frontière d’un interdit tacite, vit un demi-frère à qui l’on a refusé tout contact avec eux. Un parmi les 400 000 enfants, objets de brimades et réceptacles malgré eux de culpabilité et de honte, parce que nés après-guerre de soldats des forces alliées et de femmes allemandes.

Passant outre les décennies d’interdits, Simon s’emploie à déplier les circonvolutions du secret, reconstituant le passé sous une forme plausible, se lançant avec ses enfants dans une quête aux allures de jeu de piste qui, d’erreurs en nouvelles tentatives, les mène aux abords du lac de Constance, réhabilitant le fantôme familial qui trouve enfin chair et visage et transmutant définitivement l’absence en présence. Rédigée à la première personne, la recherche de l’autre est aussi une quête de soi dans un moment de profond questionnement, une histoire de pères et de fils qui parfois se perdent, mais s’aimant toujours d’une certaine façon, finissent par se trouver, unis par la force de liens que l’auteur pressent indestructibles.

Avec ce roman intimiste au phrasé sensible et délicat, Sylvain Prudhomme sonde avec tact les silences familiaux, quand la vérité se fait autant désirer que redouter, mais se transmet quoi qu’il arrive, de génération en génération, sous une forme plus ou moins consciente et fantasmée. Un très beau roman, fluide et lumineux, résolument optimiste quant à la force de résurgence de l’amour, sous une forme ou une autre. (4/5)

 

 

Citations :

(…) depuis toujours dans l’ordre des familles le crime c’est de parler, jamais de se taire.
 
 
Qui n’est pas d’accord pour convenir que la paix est précieuse, que tous ceux qui la troublent sont toujours des importuns, des inconvenants, des fâcheux. Le problème n’était-il pas plutôt que la paix soit l’autre nom du déni.
 
 
En quelques clics j’ai appris son métier : Antiquitätenhändler, antiquaire, brocanteur. Il apparaissait peu sur internet, avait peut-être cessé d’exercer. Mais il disposait toujours d’une adresse professionnelle dans le centre. J’ai songé à tout ce que cela changeait : M. non plus chauffeur de bus mais marchand d’objets de seconde main. Non plus homme sociable familier de tous les habitants du bourg, habitué à véhiculer les uns et les autres, mais solitaire habitué à côtoyer surtout des choses, à les racheter, les revendre. M. l’orphelin de père entouré d’objets eux-mêmes comme en suspens, sur le point de changer de mains, d’entamer une nouvelle vie. M. l’enfant abandonné qui avait fait profession de s’entourer d’articles délaissés, de veiller sur eux, de découvrir ce qui s’y cachait de valeur inaperçue pour les sauver.
 

Il y a eu 400 000 enfants comme M. 400 000 enfants allemands nés de soldats alliés.
J’ai encore attendu quelques secondes et puis j’ai reçu ces mots : 400 000 dont moi. Je ne te l’ai jamais dit mais moi aussi je suis un M. Moi aussi je suis né en 1946, d’une mère allemande et d’un père allié.
 

J’ai songé au mot qui servait communément à nommer les M. et les Franz : des bâtards. J’ai écouté le son glorieux que faisaient ces deux syllabes. J’ai pensé que naître bâtard c’était savoir d’avance que les autres ne vous feraient pas de cadeau. C’était apprendre d’emblée le grand partage entre ceux qui osaient nommer les choses et ceux qui préféraient les taire. Naître bâtard c’était gagner du temps, mûrir à vitesse accélérée, apprendre à composer dès les premiers pas avec le boitement inévitable de la vie. C’était grandir plus courageux, plus honnête avec soi-même et avec la vie, tout simplement plus vrai. N’était-ce pas ce que l’on disait des chiens bâtards : qu’ils étaient beaucoup plus intelligents que tous les chiens de race. Que pour eux la débrouille était question de survie.


 

samedi 2 août 2025

[Angles Sabin, Clarence] Malu à contre-vent

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Malu à contre-vent

Auteur : Clarence ANGLES SABIN

Parution : 2025 (Le Nouvel Attila)

Pages : 192

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Entre les trois collines qui l’ont vue naître, Malu se bat contre le temps qui passe et emporte tout sur son passage : l’odeur de la terre, les souvenirs des êtres chers, et son insouciance. Flanquée d'un père taiseux et d'une grand-mère qui perd la mémoire, Malu découvre un monde qui va la faire grandir plus vite qu’elle ne l’aurait voulu. Aux différents éléments qui la cernent – les orages et les canicules, la maladie et la solitude – elle oppose des gestes de résistance. Un huis-clos familial où, telle une Antigone moderne, l’héroïne compose avec la fin d’une nature idyllique pour ne pas périr avec elle.
« Elle avait le monde tout à elle. »

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Clarence Angles Sabin, vingt-huit ans, travaille dans l’édition de revues scientifiques. Originaire de l’Aveyron, elle est fille, petite-fille et arrière-petite-fille d’agriculteurs. C'est dans les paysages qui ont bercé son enfance qu'elle puise son inspiration et nourrit son écriture sensible et ombrageuse.

 

Avis :

Ses jeunes années aveyronnaises dans une famille d’agriculteurs ont inspiré à Clarence Angles Sabin un premier roman, sensible et d’une mélancolique rageuse, sur le temps qui passe et use sans recours, n’en déplaise à l’énergie désespérée d’une jeune adolescente aux prises avec la mort de son enfance, en même temps que celle qui grignote peu à peu la ferme qu’après ses propres parents, son père s’épuise à tenir encore à bout de bras.

Malu a douze ans, mais en réalité bien plus au vu de ce qu’elle endosse au quotidien dans sa lutte contre l’écroulement de son monde. Son univers, face auquel le large monde et notamment celui de l’école ne pèsent rien, tient tout entier entre les trois collines qui abritent de moins en moins bien la ferme du Bosquet où, avec sa grand-mère et son père, ils élèvent des brebis.

Une vie de labeur acharné, avec au temps des grands-parents la satisfaction de l’autarcie et de la transmission au fils, mais qui, au fil des ans, devient de plus en plus précaire. Un grand dérèglement est passé par là, desséchant les pâturages pour mieux les dévaster de ses coulées de boue, décimant les bêtes à grands coups d’épidémies et poussant l’adolescente, comme pour conjurer la mort, à transformer secrètement la colline en cimetière pour agneaux.

Cet été-là, les catastrophes s’enchaînent, enfermant son père dans un silence fait d’épuisement et d’anxiété, ne laissant bientôt plus place qu’au vent dans la tête cambriolée par Alzheimer de sa grand-mère et pulvérisant chez Malu la coquille de l’enfance. Alors, préférant croire de toutes ses forces que rien n’est inéluctable et que la vie à trois au Bosquet a encore de beaux jours, l’enfant trop tôt promulguée femme s’active à colmater tout ce qu’elle peut, endossant le poids de responsabilités toujours plus lourdes pour tenter de gommer le naufrage qui s’annonce. Mais, pas plus qu’on ne refuse la mort en alignant des sépultures, fussent-elles d’agneaux, telle Antigone Malu ne pourra pas échapper à la tragédie qui se déploie. Un ultime coup dur l’attend là où elle ne l’attendait pas, pour une conclusion bouleversante.

Plus doux-amer que véritablement âpre, ce livre habité et crépusculaire dont la langue vibre de la beauté indifférente des collines et de l’intensité de la vie agricole, a beau refuser de se résigner, l’on ne retient pas l’eau du temps avec les doigts. Au lecteur d’imaginer l’avenir de Malu, forcément loin du Bosquet qui bornait son univers. C’est une noirceur triste et douce, rehaussée d’une profonde affection pour ses personnages si humains et touchants que le temps arrache les uns aux autres en même temps qu’à leur terre, qui reste en bouche lorsque l’on referme ce beau premier roman, tendre et cruel à la fois. (4/5)

 

Citations :

La bêche était à sa grand-mère ce que le pinceau est à un peintre. Son jardin était sa toile. Elle jouait des couleurs et brouillait les lignes. Elle fondait les différentes matières à coups de pelle et de râteau et transcendait sans difficulté la réalité. Il n’y avait plus rien de réel dans ce lieu. L’imaginaire prenait consistance et la terre si peu conciliante d’ordinaire se laissait apprivoiser. A la regarder comme cela, sa pelle semblait fondre dans la terre avec une facilité déconcertante. 


Ce qu’elle considérait comme assuré jusqu’alors ne l’était plus. Grandir était reconnaître que nos bases sont précaires et instables, assumer le coût de l’éphémère. Elle le voyait en regardant son père : on vieillit sans certitude. Son socle sûr, son triangle fortifié, le Bosquet et ses habitants, se délitait face aux affres du temps. Il ne résistait pas beaucoup plus fortement que les branches des arbres au souffle du vent d’autan.


En racontant son histoire, sa grand-mère avait aligné une cinquantaine de pots sur la table du fond qu’elle avait remplis à une cadence industrielle. Il y avait quelque chose d’enivrant dans ce manège. Quand on perd la tête, nos mains prennent le relais. Elles sont les chroniques de notre vie. Si notre cerveau oublie, elles se souviennent. Elles portent les cicatrices du passé et les plaies du présent. Elles tâtonnent mais finissent toujours par retrouver le fil du savoir et de la connaissance, si élimé soit-il. Les mains de sa grand-mère étaient ridées de souvenirs, mais rosées d’espoir. Elles la reliaient à la vie, à la cave, à elle, au Bosquet. A tout ce qui reste, quand ce qui était n’est plus.


 

vendredi 1 août 2025

Bilan de mes lectures - Juillet 2025

 

 

 

Coups de coeur :

  
BRUNEL Philippe : Le cercle des obligés
CARRERE Emmanuel : La classe de neige  
LE CLERC Xavier : Un homme sans titre 

 

 

 

J'ai beaucoup aimé :

 
BALDYSZ Martin : Cairns 
CHOPLIN Antoine : La nuit tombée 
ELLORY R.J. : Everglades 
GUERRA EVE : Rapatriement
JOSSE Gaëlle : La nuit des pères 
LASKI Marghanita : La méridienne 
OATES Joyce Carol : Flint Kill Creek
SHIMAZAKI Aki : Ajisaï



 

 

 J'ai aimé :

 
ORSENNA Erik : Ces fleuves qui coulent en nous



 

 

 Je n'ai pas aimé :

 
KUSHNER Rachel : Le lac de la création