mardi 20 septembre 2022

[Fortier, Dominique] Les villes de papier

 


 

 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Les villes de papier

Auteur : Dominique FORTIER

Parution : 2018 au Québec,
                  2020 en France (Grasset)

Pages : 208

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Qui était Emily Dickinson  ? Plus d’un siècle après sa mort, on ne sait encore presque rien d’elle. Son histoire se lit en creux  : née le 10 décembre 1830 dans le Massachusetts, morte le 15 mai 1886 dans la même maison, elle ne s’est jamais mariée, n’a pas eu d’enfants, a passé ses dernières années cloîtrée dans sa chambre. Elle y a écrit des centaines de poèmes – qu’elle a toujours refusé de publier. Elle est aujourd’hui considérée comme l’une des figures les plus importantes de la littérature mondiale.
 
À partir des lieux où elle vécut – Amherst, Boston, le Mount Holyoke Female Seminary, Homestead –, Dominique Fortier a imaginé sa vie, une existence essentiellement intérieure, peuplée de fantômes familiers, de livres, et des poèmes qu’elle traçait comme autant de voyages invisibles. D’âge en âge, elle la suit et tisse une réflexion d’une profonde justesse sur la liberté, le pouvoir de la création, les lieux que nous habitons et qui nous habitent en retour. Une traversée d’une grâce et d’une beauté éblouissantes.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Née à Québec, Dominique Fortier est écrivaine et traductrice. Après un doctorat en littérature française à l’université McGill, elle travaille une dizaine d’années dans le monde de l’édition avant de publier en 2008 son premier roman, Du bon usage des étoiles (Alto, 2008 ; Les Editions de La Table ronde, 2011) lauréat du Prix Gens de mer / Étonnants voyageurs. Elle a reçu en 2016 le Prix littéraire du Gouverneur général, la plus haute distinction littéraire au Canada, pour son roman Au péril de la mer (Alto, 2016 ; Les Escales, 2019).


 

Avis :

D’Emily Dickinson, poète qui, bien malgré elle et à titre posthume, devait devenir l’une des grandes dames de la littérature mondiale, on sait juste qu’elle est née en 1830 et morte cinquante-cinq ans plus tard dans la même demeure du Massachusetts ; que, sans mari ni enfant, elle choisit de vieillir cloîtrée dans sa chambre ; et que de ses centaines de poèmes, elle n’accepta d’en publier que moins d’une douzaine. A partir des traces de papier – lettres et poèmes – laissées par cette femme mystérieuse, ainsi que des innombrables ouvrages publiés à son sujet, Dominique Fortier a librement imaginé sa vie, s’aventurant dans ce monde intérieur qui lui permit tant d’immobiles voyages, elle qui ne quitta sa maison de Amherst, devenue musée depuis, que le temps de son passage au séminaire féminin du Mont Holyoke, où elle fut l’une des rares jeunes femmes de son époque à faire des études supérieures.

Le résultat est un subtil et délicat kaléidoscope d’impressions fines et de détails intimes, qui, bien loin d’une biographie et de seuls faits historiques, donne l’intuition, en mille fugacités dont la superposition finit par composer une image fragile mais persistante, de ce qui aurait pu emplir l’âme-même de cette personnalité si singulière. Au fil des pages, se dessine un être dont la principale raison de vivre semble de se fondre toujours davantage, à force de cultiver son art de l’écriture, dans un monde de papier où tout le reste perd peu à peu de son importance. Ce que son entourage perçoit comme une réclusion de plus en plus marquée, n’est au final qu’une façon pour elle de s’approcher du coeur des choses et de mieux appréhender le monde.

Et, tandis que l’on observe Emily nourrir ses poèmes de ce qui lui tient le plus à coeur - sa maison, son jardin et son coin de nature devenus, au milieu des siens, un condensé du monde, de la vie et de la mort –, pendant que l’on s’émeut de la voir préférer enfouir son œuvre dans le secret de ses tiroirs plutôt que de la soumettre aux exigences conventionnelles des éditeurs et du public, émerge en cette puriste la projection de ce que Dominique Fortier suggère comme idéal de l’écrivain : l’écriture, et rien que l’écriture, dans une quête solitaire et recluse du graal littéraire, à mille lieues des appétences commerciales et narcissiques qui viennent dénaturer l’esprit de création.

Ce petit bijou d’écriture est un enchantement de sensibilité pure, qui vous tient longtemps sous son charme, émerveillé et ravi. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Les fleurs que les enfants ont cueillies l’après-midi reposent dans le panier d’osier. Père prend une pensée entre ses doigts blancs et explique, de sa voix de pasteur :      
— Pour les conserver, il faut d’abord les faire sécher.       
Dans la main de Père, la fleur semble déjà se flétrir. Il la pose et sort l’un des volumes de l’encyclopédie Britannica qui se dressent, en ordre de 1 à 21, sur l’étagère du milieu de la bibliothèque. Il l’ouvre, le feuillette précautionneusement.       
— Après quelques mois, les pages auront absorbé l’humidité de la plante, et vous pourrez la coller dans votre herbier.       
Emily s’émerveille en silence de cela : les livres s’abreuvent à l’eau des fleurs.
 

Sur un portrait réalisé par Otis Allen Bullard, les enfants apparaissent comme autant de variations d’un même individu (la mère ? le père ?), en tout cas, des adultes qui auraient été réduits à des proportions d’enfants : le regard grave, le nez long, le sourire las. Ils sont quasiment interchangeables, à ceci près qu’Austin est vêtu d’un petit costume noir à collet blanc, tandis que les deux fillettes sont habillées de robes (vert d’eau pour Lavinia, une teinte plus foncée pour Emily) au col de dentelle. Ils semblent tous les trois avoir les cheveux très courts, séparés par une raie de côté, mais il se peut que les filles aient plutôt la chevelure lissée vers l’arrière. À un œil moderne – et peut-être à un œil de l’époque aussi –, on dirait une peinture exécutée pour se souvenir de trois petits morts, ou bien qui aurait été réalisée des années après l’enfance du frère et des sœurs, avec pour modèles les adultes qu’ils étaient devenus.       
Car, bien sûr, nous savons que les enfants ont survécu, qu’ils ont grandi, l’un d’entre eux a même eu des enfants à son tour. Peut-être que ce que cette peinture donne à voir, c’est que devenir adulte ne sauve pas l’enfant de la mort.
 

Dans sa chambre il y a un lit, une commode, une petite table et une chaise, et partout des piles de livres. Dans les livres il y a tous les pays du monde, les étoiles du ciel, les fleurs, les arbres, les oiseaux, les araignées et les champignons. Des multitudes réelles et inventées. Dans les livres il y a d’autres livres, comme dans un palais des glaces où chaque miroir en réfléchit un second, chaque fois plus petit, jusqu’à ce que les hommes ne soient pas plus grands que des fourmis.       
Chaque livre en contient cent. Ce sont des portes qui s’ouvrent et ne se referment jamais. Emily vit au milieu de cent mille courants d’air. Toujours il lui faut une petite laine.
 
 
Le Mount Holyoke Female Seminary est une grande construction régulière dont les quatre étages sont percés de fenêtres parfaitement alignées, quatre rangées de haut, seize colonnes de large. Les étages supérieurs, suppose Emily, doivent abriter les chambres des élèves et des professeurs. Sur le toit sont fichées sept cheminées.       
— On dirait des bougies d’anniversaire, vous ne trouvez pas, Père ?       
— Hein ?       
— Les cheminées.       
Il les regarde un instant puis se retourne vers cette curieuse enfant qui ne dit jamais ce qu’on attend d’elle.       
— Mais non, en fait, reprend Emily, elles font plutôt penser aux cheminées d’un paquebot immense qui aurait fait halte juste ici, au milieu de la plaine.       
— Elles font surtout penser que vous ne gèlerez pas en hiver, commente le père en arrêtant les chevaux.


Les arbres du jardin ont perdu leurs feuilles. Tous, sauf un, un jeune érable, au fond de la cour, qui a conservé intacte sa crinière jaune, à laquelle viennent se réchauffer les rayons du soleil. C’est un petit incendie qui brûle là, frémissant au gré du vent, défiant la froidure qui approche, indifférent au présage silencieux des autres arbres dont les branches décharnées ressemblent à des tisons noircis. Les corbeaux s’en tiennent loin, rien ne vient troubler sa splendeur mordorée. L’érable suspend ses lampions à mi-ciel. Qui a besoin des vitraux d’une église quand il a un tel arbre dans son jardin ?


La mariée s’avance, timide. Elle n’a pas l’habitude d’être ainsi le centre d’attention. Le marié ne vaut guère mieux, mais il s’efforce de donner le change. Ils se sont vus peut-être vingt fois avant ce jour, se sont écrit des lettres d’une exquise politesse, rendu des visites embarrassées. Ils ont tous les deux vingt et un ans. Lui est avocat, elle est femme ; elle sera donc femme d’avocat. Et mère, bien sûr. Emily voit le destin de la mariée s’étirer devant elle, tracé d’avance, une ombre portée.


Un après-midi de printemps, il pleuvait si fort que les gouttes en frappant la terre rebondissaient comme des clous et qu’on aurait dit que la pluie venait d’en bas.


Sa journée presque finie, Emily sort au jardin. Les derniers rayons viennent se coucher parmi les feuilles, dans un grand désordre de cuivres, comme si les instruments d’un orchestre silencieux jonchaient le sol, abandonnés par les musiciens. Quelque part non loin quelqu’un fait un feu de branchages, la fumée serpente en un mince filet jaunâtre entre les courges du potager, pansues comme des outres orange, abricot, beurre. Des oies passent dans le ciel, trouant le silence de leurs aboiements, criaillant bruyamment leur passage, puis le calme se referme lentement, comme une blessure se cicatrise. 
 

Les jeunes filles du Mount Holyoke sont devenues des femmes. La grande majorité sont mariées, et parmi celles-ci, presque toutes sont mères. D’après ce qu’en voit Emily, aucune n’a réalisé son rêve de jeunesse, annoncé alors qu’elles étaient assises en cercle dans leurs chemises de nuit blanches, avec la vie devant elles. Personne, sauf elle.       
Il y a longtemps qu’elle habite sa maison de papier. On ne peut pas avoir à la fois la vie et les livres – à moins de choisir les livres une fois pour toutes et d’y coucher sa vie.       
Pas un instant Emily n’envie les citoyennes respectables qui l’entretiennent de la profession de leur époux, de l’aménagement de la nursery, du petit dernier qui tarde à marcher. Ce qu’elle se demande, c’est où sont passées les jeunes filles de ce soir-là, où ont disparu leurs rêves. Comment peut-on changer à ce point et continuer de répondre au même nom ?


Les lieux où l’on a vécu, on continue de les habiter longtemps après les avoir quittés. En marchant devant l’appartement qu’occupaient une amie et sa famille, j’entends encore les cris des enfants. Chaque fois que je passe rue Souvenir, je me retiens pour ne pas aller sonner à la porte du logement du deuxième étage où mon mari et moi avons vécu nos cinq premières années de vie commune, avec Fido le tabby, Vendredi le siamois, Victor le grand danois. Une part de moi est absolument certaine que ce serait un Fred de vingt-cinq ans, visage plus rond, cheveux sans le moindre fil d’argent, qui viendrait répondre. Une autre version de nous continue d’habiter avec Victor le chien un cottage du Inn by the Sea, à Cape Elizabeth. Il y est en ce moment même, couché sur le tapis, le museau entre ses énormes pattes. Il nous attend. Ces différents nous dans différents lieux existent tous à la fois.


En écrivant, elle s’efface. Elle disparaît derrière le brin d’herbe que, sans elle, on n’aurait jamais vu. Elle n’écrit pas pour s’exprimer, quelle horreur, ce mot lui rappelle celui d’expectorer, dans les deux cas le résultat ne peut être qu’un flegme gluant, plein de glaires ; elle n’écrit pas pour se distinguer. Elle écrit pour témoigner : ici a vécu une fleur, trois jours de juillet de l’an 18**, tuée par une ondée un matin. Chaque poème est un minuscule tombeau élevé à la mémoire de l’invisible.       
Elle est de chair, de sang et d’encre. C’est l’encre qui coule dans ses veines, les mots qu’elle trace sont rouge framboise, puisés à même ces fines lignes bleues qui palpitent sous la peau.       
Elle se rappelle ce poète venu en visite au Mount Holyoke, qui expliquait vouloir transcrire sur la page les émotions qui l’habitaient – être exécrable persuadé que son paysage intérieur était à ce point intéressant qu’il conviait les autres à s’y balader pour contempler les plates-bandes et les massifs.       
Il était non seulement incapable de poésie véritable mais, heureux innocent, incapable de voir qu’il en était incapable, semblable à un sourd de naissance qui, ayant vu quelqu’un taper sur le clavier d’un piano, se serait avisé de composer une sonate en appuyant au petit bonheur sur les touches noires et blanches selon une succession plaisante à son œil. Jamais il ne saurait ce qu’il ne savait pas.       
Or cet homme avait des idées, cela se voyait tout de suite, et celles-ci lui importaient plus que tout.       
Il les nourrissait, les organisait, les cultivait, en humait le parfum et pressait les autres de faire de même. Emily écrit sur le monde qu’elle habite, tout en sachant qu’il serait plus beau si personne ne l’habitait.


L’automne n’a pas besoin de nous. Il se suffit dans ses ors et ses bronzes somptueux. Il en a tant qu’il jette ses richesses par terre, dans un grand éclat de rire. Il sait, lui, que l’été est bref et que la mort est longue.


On s’émerveille de ces dernières années passées dans la solitude comme d’un exploit surhumain, alors que, je le répète, on devrait s’étonner qu’ils ne soient pas plus nombreux, les écrivains qui s’enferment tranquilles chez eux pour écrire. Ce qui est surhumain, n’est-ce pas le cirque de la vie ordinaire avec son cortège de futilités et d’obligations ? Pourquoi s’étonner que quelqu’un qui vit d’abord par les livres choisisse de bon cœur de leur sacrifier le contact avec ses semblables ? Il faut avoir une bien haute opinion de soi-même pour vouloir tout le temps être entouré de qui nous ressemble.


 

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