jeudi 31 juillet 2025

[Choplin, Antoine] La nuit tombée

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La nuit tombée

Auteur : Antoine CHOPLIN

Parution : 2012 (La fosse aux ours)

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :       

Un homme sur une moto, à laquelle est accrochée une remorque bringuebalante, traverse la campagne ukrainienne. Il veut se rendre dans la zone interdite autour de Tchernobyl. Il a une mission.
Le voyage de Gouri est l’occasion pour lui de retrouver ceux qui sont restés là et d’évoquer un monde à jamais disparu où ce qui a survécu au désastre tient à quelques lueurs d’humanité.

 

 

Un mot sur l'auteur :   

Antoine Choplin est né à Châteauroux en 1962. Il est l’auteur de plusieurs livres parus aux éditions de La fosse aux ours, notamment Radeau (2003, Prix des librairies Initiales), Léger fracas du monde (2005), L’Impasse (2006), La nuit tombée (2012, Prix France Télévisions).
 

 

Avis :

Evacué, comme tous les habitants des environs, de sa maison de Pripiat après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, Gouri, qui vit désormais à Kiev, ressent un jour le besoin impérieux de retourner sur place y récupérer un objet personnel. Le voilà traversant la campagne ukrainienne sur sa moto attelée d’une vieille remorque, pour une halte chez ses amis Vera et Iakov demeurés à Chevtchenko, avant de s’aventurer, une fois la nuit tombée, dans la dangereuse zone interdite.

De la catastrophe elle-même et de ses infinies conséquences, tout dans ce texte ne se devine et ne se ressent qu’au travers des quelques mots et gestes d’une poignée de modestes personnages, pauvres gens - comme tant d’autres - cueillis au dépourvu par un cataclysme qui devait tout leur voler : la vie parfois, leur santé ou même leur équilibre mental, et puis, à travers l’exil brutal et définitif impliquant l’abandon forcé du moindre objet personnel et des animaux domestiques, tout ce qui faisait leur quotidien, leur enracinement, la matière-même de leur existence. Par petites touches, au gré des bribes du passé et du présent évoquées à bâtons rompus autour des verres de vodka et des chansons célébrant les retrouvailles, se dessine un malheur subi en silence, avec le courage résigné de ceux qui n’ont d’autre choix que de faire face, abandonnés à leur seule solidarité face à l’incommensurable et monstrueuse épreuve.

Alors, après ce tableau tout en suggestions des dégâts humains, vient, à la nuit tombée, le temps de se confronter à l’impressionnante réalité de ce que sont devenus les lieux. C’est comme un voleur que Gouri se retrouve à forcer l’entrée, assez poreuse à vrai dire, de la zone d’exclusion délimitée autour de la centrale. A proximité d’une forêt devenue rousse, infrastructures et lieux de vie, figés à l’instant du drame, tombent peu à peu en ruines, uniquement dérangés par des pillards eux aussi dangereux. On y accompagne Gouri en frissonnant de peur dans ce décor vide et désolé où plane sournoisement une menace invisible. Quel triste contraste avec les souvenirs de ceux qui l’ont quitté !

Antoine Choplin réussit un roman puissamment évocateur dans sa sobre brièveté : en quelques images et personnages choisis, il nous offre un panorama des impacts humains du désastre d’une justesse et d’un réalisme exceptionnels. (4/5)

 

 

Citations :

Je me souviens du premier jour, continue Iakov comme si Gouri n'avait rien dit. On nous a emmenés dans un champ vers ces coins-là, près du village de Tchestoganivka. On était une douzaine, peut-être un peu plus. Le chef a expliqué ce qu'on avait à faire. Il a dit, et je te jure que c'est exactement ce qu'il a dit : les gars, on va enterrer ce champ. On l'a regardé sans comprendre, et il a répété les mêmes mots. Enterrer le champ. Alors, ce qu'il faut faire, a fini par demander l'un d'entre nous, c'est ni plus ni moins qu'enterrer la terre. Et le chef a dit que c'était exactement ça. Enterrer la terre. Autrement dit, enlever la couche supérieure du champ et l'enfouir profondément. Et après, répandre partout, à la place du sable de dolomie, un truc d'un blanc tel que tu te serais cru sur la lune. Voilà, c'était ça le boulot. Et c'est ce qu'on a fait. Le champ, ça nous a pris trois jours. Tu travailles lentement pour pas trop remuer la poussière. Et puis avec les masques, t'es essoufflé en moins de deux. Alors c'est normal, ça prend du temps.
 

Leonti et Svetlana. Ils étaient d'un village pas loin qui a été entièrement évacué. Après quelque temps, ils ont atterri ici et ma parole la seule idée qu'ils ont, c'est de retourner chez eux. Leur maison a été pillée et même en partie incendiée mais ça empêche pas, dès qu'il peut Leonti se rend là-bas et, jour après jour, il remet tout ça d'aplomb. Et tu vas voir qu'il va finir par y arriver. Parce que ce qu'ils te répètent, c'est qu'ils veulent finir leurs jours là-bas et nulle part ailleurs. Qu'est-ce que tu veux y faire.         
Ça peut se comprendre, murmure Gouri.         
Où qu'ils iraient de toute façon ?                  
Iakov secoue la tête sur l'oreiller.         
Bon Dieu, qu'est-ce qu'on a pu en évacuer des pauvres gens de tous ces coins. Si t'avais vu ça. Des villages entiers. Enterrer la terre, évacuer les gens... Des fois, je me suis demandé si on allait pas nous demander de les enterrer eux aussi, avec le reste.
 

Comment dire. Au début, quand tu te promènes dans Pripiat, la seule chose que tu vois, c'est la ville morte. La ville fantôme. Les immeubles vides, les herbes qui poussent dans les fissures du béton. Toutes ces rues abandonnées. Au début, c'est ça qui te prend les tripes. Mais avec le temps, ce qui finit par te sauter en premier à la figure, ce serait plutôt cette sorte de jus qui suinte de partout, comme quelque chose qui palpiterait encore. Quelque chose de bien vivant et c'est ça qui te colle la trouille. Ça, c'est une vraie poisse, un truc qui t'attrape partout. Et d'abord là-dedans.         
De son pouce, il tapote plusieurs fois son crâne.         
Je sais de quoi je parle.         
Gouri pose sa joue sur son poing fermé.         
Moi, poursuit Kouzma, des fois, je pense au diable et je me dis tiens, si ça se trouve, il a installé ses quartiers dans le coin et il est là, à bricoler. Il profite de l'aubaine pour se fabriquer un monde à lui. À son image. Un monde qui se foutrait pas mal des hommes. Et qu'aurait surtout pas besoin d'eux. Ça colle le vertige, ça, quand on y pense. Un monde qui continue sans nous.
 
 
C'est quelque chose comme le sentiment de l'abandon.         
Qui recroqueville les bustes, replie les horizons.         
À l'image de cette façade fantôme dont il sent maintenant tout le poids. Vers laquelle, pourtant, il renonce à lever les yeux ; ce rien du tout qui le surplombe, massif et désolé, plus fort que le cosmos et ses milliards de scintillements.         
Avec ses dizaines de bouches noirâtres, bien alignées, s'ouvrant silencieusement vers lui pour un vent d'invectives définitives.

 

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