Coup de coeur 💓💓
Titre : Le roitelet
Auteur : Jean-François BEAUCHEMIN
Parution : 2021 (Québec Amérique)
Pages : 144
Présentation de l'éditeur :
Un homme vit paisiblement à la campagne avec sa femme
Livia, son chien Pablo et le chat Lennon. Pour cet écrivain parvenu à
l’aube de la vieillesse, l’essentiel n’est plus tant dans ses actions
que dans sa façon d’habiter le Monde, et plus précisément dans la
nécessité de l’amour. À intervalles réguliers, il reçoit la visite de
son frère malheureux, éprouvé par la schizophrénie. Ici se révèlent,
avec une indicible pudeur, les moments forts d’une relation fraternelle
marquée par la peine, la solitude et l’inquiétude, mais sans cesse
raffermie par la tendresse, la sollicitude.
À ce moment je me suis dit pour la première fois qu’il
ressemblait, avec ses cheveux courts aux vifs reflets mordorés, à ce
petit oiseau délicat, le roitelet, dont le dessus de la tête est
éclaboussé d’une tache jaune. Oui, c’est ça : mon frère devenait peu à
peu un roitelet, un oiseau fragile dont l’or et la lumière de l’esprit
s’échappaient par le haut de la tête. Je me souvenais aussi que le mot
roitelet désignait un roi au pouvoir très faible, voire nul, régnant sur
un pays sans prestige, un pays de songes et de chimères, pourrait-on
dire.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Jean-François Beauchemin est écrivain depuis près de vingt-cinq ans. Il propose une œuvre pensive, tout aussi lucide que ludique. Il est l’auteur, notamment, du Jour des corneilles (prix France-Québec 2005) et de La Fabrication de l’aube (Prix des libraires 2007).Avis :
Son frère schizophrène lui avait dit : « Tu devrais écrire un livre dans lequel rien n’arrive. » Alors, le prenant au mot, il s’est appliqué à écrire une histoire où « presque rien n’arrive », mais « tout y a un sens ». Ce livre, c’est le récit de la vie qui passe, une vie « banale, insignifiante », mais qui « pèse pourtant à ce point sur la pensée, le caractère et l’âme qu’elle finit par leur donner une raison d’être. »Désormais sexagénaire, le narrateur mène une existence paisible auprès de sa femme Livia, de son chien Pablo et de son chat Lennon, tout entière emplie des beautés de son jardin et de l’écriture quotidienne de l’unique page à laquelle il se limite depuis ses vingt-cinq ans et son entrée dans la peau d’un écrivain, parce qu’il faut s’appuyer « sur le regard bien davantage que sur l’imagination » et « être peintre avant d’être poète ». Souvent, son frère qui habite le bourg voisin où une pépinière l’emploie quelques heures à la belle saison, fait une apparition sur sa bicyclette, poursuivi par ses tourments et par son chaos intérieur.
C’est lui, le roitelet, à la tête marquée de jaune : « un oiseau fragile dont l’or et la lumière de l’esprit s’échappaient par le haut de la tête », « un roi au pouvoir très faible, voire nul, régnant sur un pays sans prestige, un pays de songes et de chimères, pourrait-on dire ». Laissant de côté la violence de la maladie, de la peur et du rejet ordinairement subi, les deux frères se nourrissent l’un l’autre de leur tendresse et de leur complicité, s’enveloppant d’une bulle réparatrice et consolante, façonnée dans la contemplation apaisante des beautés qui les entourent - « le balancement d’un arbre, ou les calmes variations du ciel au-dessus de la maison » -, échangeant au hasard de leur quotidien des propos que leur profonde et magnifique justesse auréole d’une bouleversante splendeur.
Toute en pudeur et en délicatesse, la plume de Jean-François Beauchemin effleure les souvenirs et le quotidien de ces deux hommes unis par une indéfectible affection pour en collecter « ces moments de grâce où le temps s’arrête, dirait-on, et laisse sa place à quelque chose du plus matériel, de plus humainement saisissable, et de moins cruel ». Tandis qu’avec eux l’on s’émerveille du temps qui passe, des perfections de la nature et de l’amour qui nous lie à nos êtres chers, l’on se retrouve sous l’enchantement de cette si belle méditation sur la vie et sur la mort, sur l’étrange cohabitation du corps et de l’âme, sur la puissance consolatrice des liens familiaux et affectifs.
Rares sont les livres touchant au sublime comme celui-ci, tissé par une écriture magnifique autour d’une réflexion profonde et poétique, entre spiritualité et philosophie, qui vous va droit au coeur et à l’âme. Une œuvre éblouissante et un grand coup de coeur. (5/5)
Citations :
Un inextricable désordre régnait désormais dans cette chambre séparée de la mienne par un mur mitoyen, et de laquelle me parvenait un silence de mort. Avec le recul, je dirais qu’il entretenait cette petite pièce aux rideaux perpétuellement tirés comme il aménageait sa vie intérieure : en y entassant pêle-mêle et au hasard les objets les plus divers, comme pour ajuster son esprit à cette image de chaos que lui renvoyait le Monde, et ainsi atténuer l’angoissant décalage qu’il percevait entre lui-même et la réalité. C’était en somme sa façon de se soigner : non pas en éliminant sa peur, mais en l’alimentant au contraire, et en fournissant en combustible ce feu qui de plus en plus le dévorait, parce que le laisser s’éteindre aurait signifié l’avalement définitif et unilatéral de son cœur par le grand incendie du Monde.
J’ai cru m’approcher en vieillissant d’une espèce d’état d’accalmie qui me ferait considérer ma vie avec sérénité et satisfaction. Mais, vu de près, c’est complètement différent. Il n’y a pas dans cette vie une seule idée dont je sois convaincu qu’elle demeurera, et je ne suis pas certain en général d’avoir été sur la bonne piste. Tout me reste à apprendre. Ça ne serait pas si vertigineux si je disposais d’une seconde existence et, pourquoi pas, d’une troisième. Mais le temps va me manquer.
« Tu continueras, lui confia-t-elle en effleurant sa paume, de te lever chaque jour très tôt, à l’heure des oiseaux. De tous tes rendez-vous manqués, celui avec la chance restera le plus décevant. Mais les poètes, et le chant des mésanges et des grives, finiront par te consoler. Franchement, j’ignore si tu vivras encore longtemps dans ce corps et avec cet esprit. Chose certaine, une phrase de ta mère t’accompagnera jusqu’au bout : « Réfléchis, mais ne fais pas que réfléchir ; émerveille-toi aussi. Émerveille-toi, mais ne fais pas que t’émerveiller ; réfléchis aussi. » Ça sera la grande affaire de ta vie. »
« Ce que j’aime de ce livre, commença-t-il, c’est qu’il me raconte avec beaucoup de clarté ce que, confusément, je sais déjà. À mon avis, son auteur a dû travailler très fort pour en arriver à un tel degré d’intelligibilité. La littérature, c’est très facile quand vous ne savez pas comment faire. Mais quand vous savez, c’est plutôt difficile. »
Une heure s’était écoulée lorsqu’à la fin j’ai enroulé mon frère dans la serviette et saisi le peigne pour au moins tenter de donner une forme à cette chevelure insurgée. C’est ce moment qu’il a choisi pour prononcer ces mots déchirants de lucidité : « Je suis un puits sans fond. J’ai beau fouiller en moi, je n’aperçois rien qu’une nuit profonde. Je suis perdu. » Et moi, l’écrivain, le spécialiste des mots, je n’ai pas su quoi lui répondre.
À cette heure, l’étang n’était troublé ni par le vent, ni par la déambulation des canards, ni même par les poissons, qui, à peine sortis du lit, en étaient encore j’imagine à l’étape de la planification de la journée. Le mouvement de la petite chaloupe amarrée en permanence au quai fut le premier, au moment de notre embarquement, à émouvoir au moins un peu l’eau. Les rames, une fois bien enfoncées sous la surface, ont achevé le travail, et le miroir de l’étang s’est brisé tout à fait. J’ai lancé ma ligne au moment précis où le soleil s’est élevé au-dessus de la montagne. Une cane, sortie des roseaux, est alors venue tourner autour de notre esquif, intriguée je crois par ce frêle véhicule glissant comme elle sur les eaux. Habitué à la présence des autres animaux, le chat Lennon demeurait d’un calme exemplaire, se contentant de regarder l’oiseau barboter, et tentant peut-être de traduire en termes plus clairs ses caquetages nasillards.
Une truite fut au bout d’une heure tirée de l’eau. Le chat l’observa un instant se tortiller au fond du bateau, puis s’en détourna. Je sentais que le spectacle de la montagne, à présent éclaboussée de rayons solaires, l’inspirait davantage, alimentait son esprit sans cesse hanté, ému, rieur, indigné, traversé par le doute et, surtout, imprégné de l’intense joie de celui qui ne s’habitue pas à l’inexplicable splendeur de ce Monde.
Hier soir, tandis qu’il marchait à mes côtés dans la campagne, mon frère, comme devinant ma pensée, m’a dit ces choses troublantes : « On dirait que Dieu, après avoir visité ma vie, en est reparti en éteignant la lumière. C’est en vain que je l’appelle et le prie d’y rétablir l’éclairage. » Puis, montrant du doigt les champs environnants : « Regarde un peu ces lucioles. Elles clignotent dans la nuit pour se reconnaître entre elles. Mais moi, je ne suis la lampe de personne. »
Il était tard lorsque je suis rentré à la maison. Livia m’attendait sur le sofa, un livre à la main. « De qui suis-je la lampe ? » lui ai-je demandé, un peu abattu, en m’assoyant auprès d’elle. « De personne, j’en ai bien peur », me murmura-t-elle à l’oreille. Puis, posant doucement sa main sur mon cœur : « Mais veille à ne pas laisser mourir le feu qui brûle ici. »
Il était tard lorsque je suis rentré à la maison. Livia m’attendait sur le sofa, un livre à la main. « De qui suis-je la lampe ? » lui ai-je demandé, un peu abattu, en m’assoyant auprès d’elle. « De personne, j’en ai bien peur », me murmura-t-elle à l’oreille. Puis, posant doucement sa main sur mon cœur : « Mais veille à ne pas laisser mourir le feu qui brûle ici. »
Vieillir ne comporte pas tant d’avantages, mais il y a au moins celui-ci : on se déleste du superflu. À partir d’un certain âge, la vie peut être formidablement légère. Je ne sais pas pourquoi la mienne en tout cas s’allège de plus en plus. Peut-être à bien y songer l’humour de Livia joue-t-il un rôle dans cette légèreté d’oiseau. L’amour qui dure, et qui en mûrissant ne conserve que ce qu’il faut, y a aussi assurément sa part.
Je me suis souvenu des premiers symptômes : son décrochage de l’école, l’étrange repli sur soi, la perte d’intérêt pour presque tout, les insomnies, les troubles de l’attention puis les si déroutants accès de paranoïa, le mutisme, l’émoussement de l’affectivité, la lente dislocation de la personnalité. Je réentends avec une sorte de terreur sa faible voix murmurant, dans un de ces moments de lucidité dont il a le secret, ces mots douloureux : « En moi, l’enchaînement des pensées ne se fait plus. J’essaye d’arrimer les uns aux autres les wagons du train mais je n’y arrive pas. Je ne suis même pas sûr qu’il y ait encore des rails. »
Je ressens de plus en plus que le temps marche derrière moi et qu’il me pousse dans le dos.
Un jour, dans une école, de jeunes élèves que je visitais et qui me croyaient sage ou, pire encore, professeur de vérité, m’ont demandé s’il était possible d’être heureux la plupart du temps. « Euh, hum, houlala, ai-je commencé. À première vue, ça me paraît une tâche assez ardue. Mais j’ai un conseil pour vous. Après l’école, rentrez directement chez vous. C’est parmi les vôtres que votre bonheur a le plus de chances d’éclore et de durer. »
À quoi sert l’amitié ? Peut-être à consoler le chagrin que l’amour a causé.
« La lecture me lasse, lâcha-t-il, si en m’autorisant à côtoyer les êtres elle n’ajoute rien à ma compréhension des âmes. Ce roman est un somnifère. » Je m’en suis voulu d’avoir cherché aussi bêtement à le divertir. J’aurais dû me rappeler que son existence était déjà suffisamment peuplée de fantômes : ce qu’il voulait retrouver dans les livres, c’était le contraire de ces personnages qu’on traverse sans les voir et sans les toucher. Il marchait de long en large devant nous en agitant les mains, en proie à une vive agitation, à ces soudaines sautes d’humeur qui accompagnent presque toujours ses délires paranoïaques. « Cet écrivain croit expliquer son héros, répétait-il. Il ne fait que l’affubler d’habitudes. » Livia tentait de l’apaiser. Elle lui a proposé de s’asseoir un instant et de manger un morceau en notre compagnie. « Mais je ne veux pas manger ! a-t-il répondu, furieux. Je veux que les livres changent ma vie ! J’en ai assez de ces écrivains qui au lieu d’écrire accablent de mots leurs phrases, comme s’ils n’étaient que des commentateurs, de simples employés ou, je ne sais pas moi, des publicistes ! »
Ces mots, murmurés par lui ce matin, m’inspirent encore une frayeur sans nom : « Souvent, je m’enferme chez moi à double tour et je me cache sous les draps. Les voix terribles que j’entends dans ma tête, et les visions qui m’apparaissent, continuent pendant des heures. Toi, si tu es pourchassé par un malfaiteur, tu as toujours la possibilité de courir te mettre à l’abri. Moi je ne le peux pas. Le malfaiteur est dans mon cerveau et je ne peux pas m’enfuir. Ma seule porte de sortie est ce jardin où je te retrouve presque chaque jour et dans lequel résonne le pépiement si rassurant des oiseaux. Et encore : il arrive que même les oiseaux ne me suffisent plus. Alors il ne me reste que les pages des poètes. »
Dans le tournant qui mène à la rivière, mon frère a dit : « Je crois en Dieu. Je n’ai d’ailleurs pas le choix : dans cette vie, il n’y a pas moyen de faire autrement. Mais lui ne me paraît pas tellement croire en moi. »
Assez souvent, ses crises de paranoïa sont aggravées par sa conviction que tout le monde lit dans sa pensée. « À force d’être dépouillé de mes secrets, j’ai peur qu’à la fin il ne reste plus de moi qu’une enveloppe, un corps creux, comme un poulet qu’on a évidé », m’a-t-il confié un jour, au sortir d’une de ces périodes de grand désordre psychique. Cette image terrifiante de mon frère changé en poulet évidé m’a hanté longtemps, et encore à présent j’évite autant que possible de mettre de la volaille à mon menu. Mais elle n’en demeure pas moins révélatrice de la façon dont il conçoit ses rapports avec autrui : comme un danger, une gigantesque machine à purger qui sans cesse menace de lui prendre sa vie intérieure, et ce qui lui reste d’équilibre mental. « Je crois, me répète-t-il régulièrement, que la société tente de m’avaler à partir du dedans. Quand ce sera fait, je m’effondrerai aussi sûrement qu’une maison privée de sa charpente. Car à quoi diable s’appuyer lorsqu’il n’y a plus rien en soi-même, et que tout le reste menace de céder sous le poids écrasant du regard d’autrui ? »
J’étais encore sous les draps quand j’ai demandé à Livia : « À quoi sert l’art, aujourd’hui, dans ce monde où nous vivons ? » Elle achevait d’enfiler sa robe lorsqu’elle m’a dit : « Il me semble que c’est une sorte d’acte de résistance. Rien de prodigieux. Pour tout dire, je crois que la peinture, la littérature, la photographie, la musique ou le cinéma, toutes ces choses-là, pour la plupart, ne contribuent que très modestement à la bonne marche du Monde. Les œuvres d’art ne sont qu’un signal, un phare émettant une faible lueur au milieu de la nuit. Faible, oui. Mais c’est la seule dont nous disposions. »
C’est ce qui explique il me semble qu’il n’y a presque rien dans ce livre que j’ai terminé d’écrire il y a trois jours, juste une histoire au fond très simple de jardins qu’on soigne et qu’on arrose, de saisons qui passent et de gens quelquefois malheureux, c’est vrai, mais en paix relative avec leurs regrets, sans peur exagérée de l’avenir, et qui s’étonnent ensemble de la brièveté de leur existence. Et puis, entremêlée à celle de ces gens ordinaires, l’histoire aussi d’un homme à la tête pleine d’ombres et de secrets, mais au sommet de laquelle filtre un mince rai de lumière, un roitelet, qui plus douloureusement que les autres se trouble des transformations qui s’opèrent en lui.
« La vie passe, m’a dit ce matin mon frère une fois achevée sa lecture de mon manuscrit. La vie passe, banale, insignifiante, et pèse pourtant à ce point sur la pensée, le caractère et l’âme qu’elle finit par leur donner une raison d’être. Oui, presque rien n’arrive dans cette histoire, mais tout y a un sens. »
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