Coup de coeur 💓
Titre : Un homme sans titre
Auteur : Xavier LE CLERC
Parution : 2022 (Gallimard)
Pages : 128
Présentation de l'éditeur :
Si tu étais si attaché à ta carte d’ouvrier, c’est sans doute parce
que tu étais un homme sans titre. Toi qui es né dépossédé, de tout titre
de propriété comme de citoyenneté, tu n’auras connu que des titres de
transport et de résidence. Le titre en latin veut dire l’inscription. Et
si tu étais bien inscrit quelque part en tout petit, ce n’était hélas
que pour t’effacer. Tu as figuré sur l’interminable liste des hommes à
broyer au travail, comme tant d’autres avant toi à malaxer dans les
tranchées.
En lisant Misère de la Kabylie, reportage publié par Camus en 1939, Xavier Le Clerc découvre dans quelles conditions de dénuement son père a grandi. L’auteur retrace le parcours de cet homme courageux, si longtemps absent et mutique, arrivé d’Algérie en 1962, embauché comme manœuvre à la Société métallurgique de Normandie. Ce témoignage captivant est un cri de révolte contre l’injustice et la misère organisée, mais il laisse aussi entendre une voix apaisée qui invite à réfléchir sur les notions d’identité et d’intégration.
En lisant Misère de la Kabylie, reportage publié par Camus en 1939, Xavier Le Clerc découvre dans quelles conditions de dénuement son père a grandi. L’auteur retrace le parcours de cet homme courageux, si longtemps absent et mutique, arrivé d’Algérie en 1962, embauché comme manœuvre à la Société métallurgique de Normandie. Ce témoignage captivant est un cri de révolte contre l’injustice et la misère organisée, mais il laisse aussi entendre une voix apaisée qui invite à réfléchir sur les notions d’identité et d’intégration.
Un mot sur l'auteur :
Xavier Le Clerc, né en Algérie en 1979, vit à Londres. Il a publié un premier roman en 2008, De grâce, sous son premier nom Hamid Aït-Taleb, puis Cent vingt francs en 2021.
Avis :
Mohand-Saïd Aït-Taleb voit le jour dans les montagnes kabyles en 1937. Il y connaît la misère et le servage nés du colonialisme et alors dénoncés dans les articles d’Albert Camus, dont l’effroi résonne à l’unisson de toute cette partie du récit. Après avoir survécu à la famine, aux épidémies, puis à la guerre et à la torture, le jeune homme se joint à l’exode de 1962 et devient ouvrier métallurgiste en Normandie. Un parmi les neuf enfants qui lui naîtront, l’auteur se souvient d’un père aux silences de plomb et aux colères éruptives, rongé à petit feu par une existence sacrifiée à un travail pénible qui ne lui rapporterait jamais qu’un salaire de misère, dans une France méprisante où il ne serait toujours qu’un « homme sans titre », un éternel étranger sans bien ni citoyenneté.
Extirpé du laminoir de cette existence broyée par l’injustice et par le paupérisme, lui que son acharnement à maîtriser les mots qui manquaient tant à son père et que son homosexualité ont poussé à briser les carcans jusqu’à franciser son nom pour mieux acquérir ses titres d’égalité et de légitimité, le fils devenu auteur reconstitue le parcours de son père avec émotion, dans un récit où l’âpreté sans détour des phrases comme des couperets s’assortit d’une finesse d’analyse et de perception empreinte d’un incommensurable amour filial.
Et cet ouvrage qui, dépassant la colère et la révolte, s’affranchit de toute rancoeur, finit par se révéler le livre de la maturité et de l’apaisement, venu couronner, en une ultime réconciliation avec un père disparu sans adieux et une filiation restée douloureuse, un long cheminement vers l’équilibre identitaire et une intégration à plusieurs dimensions, puisqu’au racisme s’ajoute pour l’auteur l’homophobie qui l’a coupé jusque des siens y compris.
Captivant, superbement écrit, ce récit aux mots âpres et souvent bouleversants dont on perçoit sans peine la valeur cathartique pour l’auteur, est aussi bien un témoignage d’une rare intensité qu’une invitation à réfléchir aux questions de l’identité et de l’intégration. Coup de coeur. (5/5)
Citations :
Mohand-Saïd n’a jamais connu son grand-père Saïd, mort pour la France le 26 octobre 1917 dans les tranchées de Verdun. Les pilonnages d’obus avaient dévasté le village martyr de Bezonvaux, réduit à un paysage de cratères et de ruines. Vingt ans séparaient la mort de l’un et la naissance de l’autre. Mohand-Saïd était né dans les mêmes montagnes que son grand-père. Un siècle d’exploitation coloniale y avait concassé la vie des indigènes comme du minerai ou du charbon, et la Kabylie n’était plus qu’un creuset de la faim où l’alliage des injustices fondait les hommes à mille cinq cents degrés. Des générations entières avaient coulé dans les rigoles impériales ou industrielles, pour en faire des canons ou de la main-d’œuvre.
Dans la pénombre des gourbis, les femmes hagardes s’adossaient les unes contre les autres. Ici des crânes avec de longs cheveux desséchés, là des fémurs sous des robes en lambeaux, les femmes entassées ne bougeaient pas plus qu’un ossuaire. Les familles ne mangeaient qu’un jour sur trois, parfois quatre. Parmi les enfants rachitiques qui erraient dans le dédale, le petit Mohand-Saïd qui avait appris à marcher dans le relent des détritus ignorait lui aussi que la misère avait déversé leur vie dans le moule des damnés.
Ouardia rejoignit son mari quelques mois avant la naissance d’Abdallah en 1975. Sortie de la maternité de Caen, un couffin dans les bras, elle retourna à la baraque qui abritait la famille, située dans un terrain vague de Mondeville et faite de cloisons de carton bouilli et d’un toit plat bitumé. La baraque était probablement un kit américain d’après-guerre, le modèle UK 100, qui arrivait en « cinq caisses de cent morceaux » et qui était envoyé pour pallier la pénurie de logements. J’ai aussi lu quelque part qu’en 1945 le Royaume-Uni annula sa commande de huit mille cent cinquante baraques, pour n’en garder que cent soixante-cinq, et les baraques restantes furent vendues au ministère de la Reconstruction français. En pleine crise du logement, cette baraque devait appartenir à quelque marchand de sommeil.
Mon père n’était vraiment pas un héros, au sens où l’entendait le gamin que je deviendrais plus tard et qui rêverait à l’école du panache des Trois Mousquetaires. Lui qui trimait à l’usine n’avait pour ennemi que la peur du lendemain. Analphabète comme ma mère, il avait cette hantise du manque qui le rongeait jour et nuit, jusqu’aux plateaux des hauts-fourneaux, où il se rendait en bus avec sa gamelle cabossée pleine de riz sans sauce. Au pied de l’usine, les cités ouvrières qui comportaient des crèches, des épiceries, un dispensaire, un club de foot et même une église s’étalaient entre Mondeville, Giberville et Colombelles. Un horizon de fourneaux surplombait les maisons, avec aux alentours des restes de champs où parfois des chevaux et quelques vaches broutaient encore, comme les revenants obstinés d’un monde agricole révolu.
Les soirs de la troisième semaine de chaque mois, mon père qui n’avait plus un centime, pas même de quoi acheter une plaquette de beurre pour l’étaler sur le pain, devenait fou et colérique. Dans la lumière pisseuse d’une ampoule qui pendait à un fil accroché au plafond, il hurlait sur sa femme enceinte et sur ses enfants, sans retenue. Il ne lui restait que des dettes, plus un seul meuble d’occasion à troquer, si ce n’est une table en formica jaune canari et quatre chaises assorties aux pieds chromés.
Ce n’est qu’en grandissant que j’ai compris qu’il y a les pères qui accumulent les connaissances, les richesses, les voyages et ceux qui perdent le peu qu’ils détiennent, encore et encore, jusqu’à finir dépossédés de tout amour-propre, résignés et dociles, dans la chaleur suffocante de l’usine et des coulées de métal en fusion.
Les quartiers de la ville d’Hérouville-Saint-Clair portaient des noms charmants : Grand Parc, Belles Portes, Bois, Val, Grande Delle, Montmorency ou Haute Folie. Des noms qui n’évoquaient en rien les tours grises d’une cité-dortoir. Au numéro 220 du Grand Parc, où nous allions vivre, il n’y avait pourtant pas de grand jardin public. Pas plus qu’il n’y avait de duc à Montmorency, au mieux des pavillons avec garage où vivaient des profs, des comptables ou autres employés municipaux, aux enfants bien habillés et qui formaient à mes yeux candides un monde distant de Gaulois nantis.
Yema, qui avait rasé les murs toute sa vie, de retour au bled devenait une duchesse, racontant à notre entourage l’opulence dans laquelle nous baignions. L’envie se lisait sur les regards où défilaient des boiseries, des dorures, la galerie des Glaces, les fontaines de jardins Le Nôtre aux parterres de broderie. Il n’y avait pas de caddies abandonnés dans notre cage d’escalier, mais des chaises à porteurs. Aucune voiture incendiée au Nouvel An, ni pompiers désemparés, mais une parade de carrosses dorés et des feux d’artifice à vous couper le souffle. Les voyages en Algérie donnaient à ma mère, comme à tant d’immigrés, l’occasion de briller. Une cour des miracles où les humiliés paradaient enfin.
Je n’aime pas mes photos d’enfance. Sur celle-ci avec des scellés à œillets qui date de 1986, je dois avoir six ans, assis dans un photomaton de la galerie marchande, où j’affiche un sourire espiègle en noir et blanc. J’ai gardé la carte de transport, dite « Famille nombreuse ». Le voyage vers le passé, lui, n’est pas au tarif réduit. Il me coûte même plutôt cher. Le vécu et les sensations ressemblent en cela aux tickets de bus oblitérés, pour qu’ils ne puissent jamais servir deux fois. Et pourtant la mémoire resquille, pour revivre des transports désormais interdits, parce que le temps reste aussi implacable qu’un contrôleur.
Mon père illettré fut mon premier livre. Il regorgeait de mots et de sentiments captifs, qui ne s’échappaient que par bribes. Difficile de soudoyer le geôlier de sa mémoire, mon père avait du mal à me parler des affres de la faim qu’il comparait à un sommeil. Lui et son geôlier s’entendaient bien au fond. Ses quelques récits n’étaient donc que des évadés, comme le jour où, par mégarde, mon père laissa s’échapper quelques mots sur la fièvre du typhus. Ou celui des fouilles du hameau par les paras, qui défonçaient les portes, brisant les amphores pour trouver des armes tandis que sa pauvre mère Keltoum tentait de ramasser, de ses deux mains, l’huile d’olive mêlée à la poussière et aux éclats d’argile.
Mon père avait la mémoire surpeuplée, des souvenirs entassés comme les femmes rachitiques dans la torpeur des gourbis. Peut-être reconnaissait-il dans mes yeux d’enfant, si avide de connaître son passé, la lueur du regard des affamés, d’une obscurité si profonde, presque étincelante. Ses réminiscences n’étaient pourtant pas des madeleines, mais les shrapnels de la misère, des éclats d’enfance logés depuis dans mon crâne.
Il y a très longtemps, Dieu créa d’abord les rues d’Alger, me dit Keltoum toujours pince-sans-rire, ensuite les dispensaires de Kabylie, après le pétrole du Sahara et pour finir toute l’Afrique avec ses mines de diamants.
— Et la France alors ?
— Mais tu crois que Dieu s’appelle comment ? »
— Et la France alors ?
— Mais tu crois que Dieu s’appelle comment ? »
Le mercredi matin, alors que la fratrie regardait le Club Dorothée, j’allais de mon propre chef aux ateliers de langue française. L’école primaire Malfilâtre les dispensait en premier lieu pour des enfants en difficulté, que l’on appellerait aujourd’hui des « migrants ». L’instituteur volontaire, surpris de me retrouver là, avait sans doute compris que je me sentais à ma place, entouré de dictionnaires, ébahi par la beauté du français. Il n’avait pas mesuré que l’enfant sage que j’étais, et qui chez lui ne parlait que le kabyle avec ses parents, ne s’amusait pas. J’étais au contraire concentré dans une bulle absurde. Je voulais apprendre le français une deuxième fois en quelque sorte, mémoriser sa texture, ses ingrédients et son goût, comme pour emporter une deuxième ration de mots, qui je ne le sais que maintenant devait nourrir un père affamé.
Dès l’âge de sept ans, au cours des dix-huit années à louer ses bras dans les champs d’Algérie, suivies de trente années de chantiers et d’usine en Normandie, notre père avait accompli son devoir : toujours poli, muet et solide. Il avait reçu l’indifférence que l’on réserve aux cailloux, pas même l’écoute que l’on prête aux grincements de graviers. Chez nous, il en avait poussé des hurlements de chien écrasé, sans doute envahi par la rage de n’avoir plus qu’une baguette à partager et le quart d’une plaquette de beurre pour nourrir ses gosses.
Et à douze ou treize ans j’ignorais que mon père, ce caillou enseveli sous tant d’autres, ne s’énerverait plus jamais. Que son licenciement économique achèverait bientôt de l’emmurer vivant, qu’il basculerait dans une langue minérale, un silence ineffable.
Notre père se tenait en retrait comme un produit périmé, retiré des étagères de supermarché. La préretraite ne voulait pas dire grand-chose pour nous ses enfants. Si ce n’est que sa gamelle en fer ne lui servirait plus à rien. Qu’il ne servirait plus à rien. Mais c’est d’abord du monde que notre père s’est retiré vraiment. Vingt-quatre longues années à l’usine s’étaient terminées par un « certificat de travail » plié dans sa poche, avec en exergue la mention légale « délivré conformément au Code du travail Article L. p 122.16 », ce qui donnait au document un accent de condamnation.
La première moitié des années 1990 marquait les désillusions des beurs, qui avaient tant espéré des marches pour la dignité, des slogans et des mouvements antiracistes, avec l’outrecuidance de s’être imaginés français comme leurs camarades d’école. Le mot beur, verlan de Arabe, allait devenir le symbole d’une ségrégation qui perdurerait dans les médias, la politique et le monde du travail. Désenchantés, de nombreux jeunes répondirent par le culte de la force : susciter la peur chez l’autre pour contrer le mépris ou pire l’indifférence. D’autres furent happés par une nouvelle came identitaire qui s’était propagée, le mythe du retour aux sources, dont la pièce maîtresse serait l’instrumentalisation de l’islam.
Depuis l’été 1995, je portais toujours sur moi une carte jaune. Un document de circulation pour étranger mineur, avec la stricte consigne de la préfecture de la garder sur moi en cas de déplacement. Mais n’exagérons rien, ce n’était pas l’étoile jaune. J’étais donc officiellement étranger. Quant à l’épithète mineur qui se référait à mon jeune âge, elle n’était pas sans ambiguïté. J’entendais ces deux mots comme la marque d’une double insignifiance : étranger, qui voulait déjà dire citoyen de seconde zone, était combiné à mineur, qui est dénué d’importance. Une vie mineure en somme, minuscule. Étranger mineur, c’était écrit noir sur jaune avec ma photo sur la carte plastifiée, mon père et sa culture devaient l’être aussi.
À sa manière lente de tournoyer la cuillère dans le café, le regard plongé dans le vide, je le sentis de nouveau préoccupé. Il parlait d’une petite voix, terminant à peine ses réponses, comme enlisées dans le sable de la gêne. Au fond, je ne l’avais jamais connu autrement que préoccupé. Mais cette fois-là, je le sentis vraiment détaché, perdu dans un autre pays, à une autre époque. Il avait glissé dans l’absence ultime. Le silence de mon père n’avait rien de paisible. Plutôt un cri de Munch inaudible, que je devinais non pas sur un pont mais derrière un mur épais, et que la pudeur ne faisait que fortifier.
Le lendemain, alors que mon père était encore alité, il me confia l’origine de sa détresse : la guerre d’Algérie. Il avait été torturé et humilié. La guerre, je ne l’ai pas connue. Mais après l’avoir écouté, j’ai compris qu’elle ne rend pas adulte. La guerre infantilise, au contraire. Un soldat n’a pas vocation à penser. Il suit les ordres des plus grands, c’est tout. Et quand, à force d’ennui, la guerre réveille sa cruauté, il régresse jusqu’aux pires abjections comme les gamins cruels qui recherchent si ce n’est du plaisir, du moins l’assouvissement d’une morbide curiosité. Oui, c’est peut-être cela la guerre, des enfants cruels qui s’ennuient et des hommes martyrisés, comme des mouches sans ailes.
Vivre au grand jour et dans la joie, refuser la soumission, les carcans, le conformisme, voilà ce à quoi j’aspirais, ivre de mes vingt ans et du tourbillon de mes lectures. (…)
Il était tard, mais avant mon départ il [mon père] me demanda en kabyle, presque en chuchotant, si la rumeur était fondée. Je lui affirmai par pudeur que je n’avais pas l’intention de me marier, ce qui revenait à lui dire oui. Il me demanda si quelqu’un me forçait. Ou si c’était pour de l’argent. Deux questions qui résumaient sa vision de l’homosexualité : le viol et la prostitution. J’étais toutefois surpris de sa relative douceur. Il ne me jugeait pas. Mais je le sentis désemparé comme si mes jours étaient comptés. Son visage portait toute l’agonie du monde. Nous étions comme cernés par les serpents de la rumeur. Et lui qui avait déjà subi toutes sortes de morsures ne pouvait pas se tromper. Je le voyais pour la dernière fois de ma vie.
De la tendresse et de l’instruction, comment mon père qui en avait cruellement manqué aurait-il pu me les offrir ? Lui qui était né dans un village d’affamés, avec la Seconde Guerre mondiale qui s’éterniserait jusqu’à ses huit ans, suivie des affres de la guerre d’Algérie qui durerait jusqu’à ses vingt-cinq ans. La faim et la guerre avaient pilonné toute chance pour lui d’aller à l’école ou de découvrir un jour l’insouciance, et il ne pouvait léguer à ses enfants qu’une grammaire du manque.
Au début de la trentaine, vers 2010, je désespérais de jamais recevoir d’appel pour un entretien d’embauche. J’avais hérité du nom de mon père qui n’était pas compatible avec un emploi qualifié. Est-ce à dire qu’il y a des noms plus propres que d’autres ? Je décidai alors de changer de nom. Je me rappelai le formulaire de l’école primaire et la rubrique « profession des parents ». Père : ouvrier non qualifié. Mère : au foyer. Et surtout la signature de mon père, en forme de croix, que je remplaçais par son nom en caractères d’imprimerie, pour m’éviter la gêne des instituteurs, la mienne surtout.
Était-ce au fond un reniement de mon père ? Au contraire, c’était l’aboutissement de son éducation : traverser les frontières pour travailler dur, s’adapter pour survivre, cultiver la gratitude et non le ressentiment, refuser de se lamenter, rester fier même au bord du précipice. Par la traduction française de son nom, je continuerais à porter la dignité de son héritage, mais en lui donnant une chance de n’être plus piétiné comme des cailloux. Et chaque fois que « M. Le Clerc » serait prononcé avec civilité, pour une réservation d’hôtel ou pour un poste de cadre, c’est en quelque sorte à M. Aït-Taleb que reviendrait la déférence, que lui n’a jamais vécue. Le Clerc est un nom certes breton, mais dont le sens me rattache au sang d’un homme qui coule en moi, comme le Blavet irrigue la Bretagne.
Était-ce au fond un reniement de mon père ? Au contraire, c’était l’aboutissement de son éducation : traverser les frontières pour travailler dur, s’adapter pour survivre, cultiver la gratitude et non le ressentiment, refuser de se lamenter, rester fier même au bord du précipice. Par la traduction française de son nom, je continuerais à porter la dignité de son héritage, mais en lui donnant une chance de n’être plus piétiné comme des cailloux. Et chaque fois que « M. Le Clerc » serait prononcé avec civilité, pour une réservation d’hôtel ou pour un poste de cadre, c’est en quelque sorte à M. Aït-Taleb que reviendrait la déférence, que lui n’a jamais vécue. Le Clerc est un nom certes breton, mais dont le sens me rattache au sang d’un homme qui coule en moi, comme le Blavet irrigue la Bretagne.
Le prénom Xavier signifie maison neuve en basque. La nouvelle maison m’a abrité depuis contre bien des intempéries du racisme. J’assistais parfois à des tirades racistes, surtout d’inconnus, d’un livreur de meubles par exemple, visiblement excédé par « le trop-plein d’Arabes ». Avec ma tête d’Italien, il ne pouvait pas deviner que j’avais quatre femmes, deux projets d’attentat et un chameau garé en double file.
Et même si mon père me manque depuis déjà vingt ans, même si personne ne mérite une vie aussi pénible que la sienne, à quoi bon être hanté comme Hamlet ? Je ne cherche pas la vengeance – contre qui d’ailleurs ? J’entends des voix, souvent déchirantes, s’élever contre l’exploitation qu’elles confondent avec la France. Les mots de Camus en Kabylie me reviennent : « Et si nous avons un devoir en ce pays, il est de permettre à l’une des populations les plus fières et les plus humaines en ce monde de rester fidèle à elle-même et à son destin. »
Je dois tout à la France, aux bonnes sœurs de Normandie qui m’ont habillé dans ma prime enfance, aux professeurs qui m’ont élevé, aux docteurs qui m’ont soigné, aux bibliothécaires qui m’ont nourri, aux conducteurs de trains et de bus qui m’ont transporté, aux HLM qui m’ont logé. Ayant voyagé dans le monde entier, je ne connais pas de pays aussi lumineux. À tel point que si je n’ai pas dans le malheur de la guerre l’honneur, comme mon arrière-grand-père Saïd ou mon grand-oncle Moussa, de mourir pour la France, j’aimerais que l’on dise de moi, le temps venu, que j’aurai au moins bien vécu pour elle.
Je te demande pardon si mes souvenirs t’ont parfois dépeint comme un ogre colérique. La véritable violence se joue dans le berceau. Pour survivre tu as dû te nourrir de racines, puis te déraciner. Quant à la tyrannie du ventre vide, il n’y a guère que l’école pour lui résister. La faim s’arrête-t-elle vraiment une fois le vide de l’estomac comblé ? Ou est-ce un ogre intérieur qui jamais ne sera repu et qui, une fois logé dans nos peurs les plus profondes, finit par nous dévorer l’esprit comme les entrailles ? Je repense à toi qui avalais ton casse-croûte la bouche grande ouverte, ne prenant pas même le temps de mastiquer, à t’en étouffer. Et enfant déjà, je sentais bien que ton empressement compulsif avait une histoire. J’étais aussi né de ton ventre d’homme, un ventre d’affamé.
Tu t’es sacrifié pour nous nourrir, toujours à trimballer ta gamelle de fer direction les hauts-fourneaux. Tu t’es déraciné pour que tes enfants s’enracinent en France. Je suis donc devenu français au prix de ta vie que je ne renie pas, au contraire. Quant à l’Algérie, comment l’oublier, moi qui cherche son souffle, livre après livre.
D’autres questions plus subtiles viennent parfois d’amis bourgeois, qui n’ont jamais connu ni les contrôles d’identité, ni la discrimination à l’embauche ou au logement. Devrais-je pour les satisfaire garder un nom au charme exotique, qu’ils exhiberaient gentiment comme un trophée de la « diversité », non pas dans un zoo humain mais en soirée mondaine, un verre à la main ? Devrais-je rester un « indigène » ou un « Français musulman », comme l’on disait à ton époque ? Qui pourrait décemment m’en vouloir de relever la tête, d’effacer les frontières et de refuser l’assignation au gourbi mental ? Tout cela me donne l’impression de ne pas parler la même langue.
Et pourtant comme je l’aime la langue française, son peuple, sa terre aussi. Tu le sais bien mon cher père, combien de génération en génération nous l’avons labourée de notre sang, de notre sueur. Alors me retirer mon nom français, mon bout de terroir, ne serait-ce pas nous spolier encore et encore ? Ne serait-ce pas au fond une expropriation culturelle ?
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