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jeudi 16 janvier 2025

[Augier, Justine] Personne morale

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Personne morale

Auteur : Justine AUGIER

Parution : 2024 (Actes Sud)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Le cimentier Lafarge, fleuron de l’industrie française, est mis en cause devant les tribunaux pour avoir, dans la Syrie en guerre, maintenu coûte que coûte l’activité de son usine de Jalabiya jusqu’en septembre 2014, versant des millions de dollars à des groupes djihadistes, dont Daech, en taxes, droits de passage et rançons, exposant ses salariés syriens à la menace terroriste après avoir mis à l’abri le personnel expatrié.

Justine Augier documente le travail acharné d’une poignée de jeunes femmes – avocates, juristes, stagiaires – qui veulent croire en la justice, consacrent leur intelligence et leur inventivité à rendre tangible la notion de responsabilité. Leur objectif marque un tournant dans la lutte contre l’impunité de ces groupes superpuissants : faire vivre et répondre de ses actes cette “personne morale” qu’est l’entreprise, au-delà de ses dirigeants, pour atteindre un système où l’obsession du profit, la fuite en avant et la mise à distance rendent possible l’impensable.

Minutieux et palpitant, Personne morale fait entendre les voix des protagonistes et leurs langues, si révélatrices, explore la dysmétrie des forces, la nature irréductible de l’engagement des unes, du cynisme des autres. Dépliant, avec une attention extrême, un engrenage de faits difficiles à croire, ce livre est une quête de vérité qui traque dans le langage et dans le droit les failles, les fissures d’où pourrait surgir la lumière.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Après avoir passé cinq années à Jérusalem, trois à New York, et trois à Beyrouth, Justine Augier a provisoirement posé ses bagages – et ses trois enfants – à Paris.
Elle est l’autrice de deux romans parus chez Stock (Son absence, 2008 et En règle avec la nuit, 2010). En 2013, Actes Sud publie son récit polyphonique Jérusalem, portrait. En avril 2015, paraît son nouveau roman, Les idées noires.
Elle revient ensuite au récit littéraire avec le très impressionnant De l'ardeur (Histoire de Razan Zaitouneh, avocate syrienne) qui lui vaut le prix Renaudot Essai 2017. Elle retrace l'histoire de Razan Zaitouneh, dissidente syrienne enlevée en 2013, en même temps que Samira Khalil, l'épouse de Yassin al-Haj Saleh.
Avec Par une espèce de miracle (2021), elle accompagne dans l'exil celui qui devient sous nos yeux un ami et prolonge le geste qui fait de l'écriture le lieu de son engagement.
Elle est également l'autrice du roman pour adolescents Nous sommes tout un monde (Actes Sud junior, 2021) et a récemment traduit Avoir et se faire avoir de l'Américaine Eula Biss pour les éditions Rivages.
Croire. Sur les pouvoirs de la littérature paraît en janvier 2023. Le dernier récit de Justine Augier Personne morale paraît en 2024.

 

Avis :

Après De l’ardeur, récit consacré à l’avocate syrienne Razan Zaitouneh, figure de la révolution populaire du printemps 2011 portée disparue depuis 2013, Justine Augier s’intéresse, toujours dans le registre pot de terre contre pot de fer, à la persévérance d’une poignée de juristes françaises et allemandes soutenant une plainte contre le cimentier Lafarge pour “financement d’organisation terroriste”, “mise en danger délibérée d’autrui” et “complicité de crime contre l’humanité”.

Entre 2013 et 2014, alors que la guerre faisait rage en Syrie, la multinationale aurait financé le terrorisme et Daech pour maintenir en activité son usine de Jalabiy, à moins de cent kilomètres de Raqqa, évacuant ses expatriés mais fermant les yeux sur les dangers courus par ses salariés syriens. Interpelées par les témoignages de quelques-uns de ces hommes, une juriste et deux stagiaires de l’ONG Sherpa engagée dans la défense des droits humains et de l’environnement commençaient il y a huit ans à rassembler les faits et les preuves pour convaincre les juges d’instruction d’ouvrir une enquête.

Mis en examen depuis 2018, le groupe cimentier qui, également poursuivi aux Etats-Unis pour atteinte à la sécurité nationale, a préféré éviter le procès en plaidant coupable d’avoir financé l’État islamique et en s’acquittant d’une lourde amende, est encore en attente de jugement en France, ses avocats s’ingéniant à jouer la montre à coups de recours procéduriers. Toujours est-il qu’après la BNP au Rwanda et Lundin Energy au Soudan, toutes deux poursuivies pour crimes internationaux, c’est la première fois avec Lafarge qu’une personne morale doit rendre compte en France pour sa complicité dans des crimes contre l’humanité. Une avancée que le récit s’émerveille de devoir à la détermination d’une poignée de femmes employées par de petites associations et tenant miraculeusement tête aux armadas d’avocats des cabinets les plus puissants.

Car, et c’est sans doute ce qui rend ce livre tout à fait prenant, la trame narrative choisie par Justine Augier s’attache avant tout, au-delà de l’affaire Lafarge décrite avec sérieux et objectivité, à la dynamique impulsée par une minorité d’acteurs se relayant patiemment, sans jamais baisser les bras, pour faire contre-pouvoir et obtenir que des lignes réputées immuables finissent par bouger. D’un côté, des hommes de pouvoir obsédés par le profit. De l’autre, quelques femmes portées par leur foi dans le droit et s’appliquant avec inventivité à se glisser dans le moindre interstice favorable à la justice. C’est une longue course de relais, un véritable sacerdoce usant et souvent désespérant, mais aussi la démonstration que le progrès est permis dans la défense des droits humains face au cynisme de l’argent et du profit à tout crin.

Enquête documentée sur une affaire symbolique des (ir)responsabilités des entreprises présentes en zones de guerre, ce livre passionnant et accessible est surtout une réflexion pleine d’espoir sur l’engagement et sur l’idéalisme, et un vibrant hommage à celles et ceux qui, fourmis de l’ombre, se relaient pour la seule satisfaction de voir doucement progresser la cause de la justice et des droits de l’homme. (4/5)

 

Citations :

Quand elles en parlent et qu’on risque de les entendre, elles disent juste : L., et cette initiale a le pouvoir de faire surgir l’histoire : pour que leur cimenterie syrienne de Jalabiya continue de tourner malgré la guerre, les responsables de la multinationale et de sa filiale auraient financé des groupes armés, dont Daech, sans pouvoir ignorer les crimes commis par ces groupes ni leur gravité. Ils auraient aussi mis en danger la vie de leurs salariés syriens, qui devaient chaque jour passer des heures sur les routes pour se rendre à l’usine et en revenir, franchissant des checkpoints à l’aller puis au retour, se faisant attaquer et kidnapper parfois, alors que les dirigeants avaient jugé la zone trop dangereuse pour que leurs salariés expatriés continuent d’y travailler.
 

Elles ne viendront pas à bout de toute l’affaire, le savent et l’admettent, elles ne sont ni juges ni enquêtrices, connaissent leur rôle et ses limites : faire suffisamment bien pour convaincre les juges d’instruction d’ouvrir une enquête, pour caractériser chaque infraction identifiée en lui donnant corps, en réunissant assez de faits et de preuves.
 

Ces infractions se sont imposées à elles, nombreuses : financement d’entreprise terroriste, mise en danger délibérée de la vie d’autrui, exploitation abusive du travail d’autrui, conditions de travail indignes, travail forcé et réduction en servitude, négligence et complicité de crimes contre l’humanité. Jamais ce dernier chef d’accusation n’a été retenu contre une entreprise et le président de l’association leur dit que ce n’est pas raisonnable, que ça ne marchera jamais. Mais elles ont décidé d’essayer, coup de poker, parce qu’elles ont tout de suite éprouvé la justesse de ce chef pour lequel – et c’est peut-être aussi la raison qui les a poussées à le conserver – elles avancent sans jurisprudence, d’une façon flippante mais galvanisante, parce qu’elles ne répliquent rien mais ouvrent une voie et inventent.
 

Leurs motivations ne se recoupent pas complètement et ces femmes sont plus ou moins engagées, plus ou moins militantes, mais toutes sont convaincues que les multinationales doivent enfin devenir des justiciables comme les autres. 
 

En début d’après-midi, ils comparaissent les uns après les autres devant les juges d’instruction qui les interrogent à leur tour, de façon directe, en ramassant et en compressant les faits, comme pour aider les hommes à comprendre : Qu’est-ce qui justifiait que des organisations terroristes et notamment Daech – dont les actes criminels ont gravement et irrémédiablement porté atteinte à la France – soient ainsi financées à hauteur de la somme de 12 946 562 euros par Lafarge entre 2011 et 2015 ?
 
 
Pour les trois juristes, il ne suffit pas de viser des dirigeants qui pourront être licenciés sans que rien ne change vraiment dans la façon dont l’entreprise favorise le profit économique au détriment du respect des droits humains. Les responsables de Lafarge ont agi comme ils l’ont fait parce qu’ils fonctionnaient dans un système qui rendait possible la commission des crimes, et ces crimes ont d’abord profité au système, au groupe et à ses actionnaires, à la personne morale, notion trouble, nécessaire pour les uns et suspecte pour les autres, que la France a choisi de faire entrer dans son Code pénal au début des années 1990 : Les personnes morales sont responsables pénalement des infractions commises pour leur compte, par leurs organes ou leurs représentants, se dotant ainsi d’un outil pour mieux appréhender et incarner la puissance des grands acteurs économiques. Mais le droit international pénal ne retient pas ce concept qui divise, oppose ceux qui sont persuadés qu’il correspond à une réalité à ceux qui évoquent une construction, une “fiction juridique”, qui répètent qu’on ne peut pas dîner avec une personne morale, se demandent comment on peut prouver l’intention d’une telle personne et comment la faire asseoir sur le banc des accusés, qui ne cherchent pas à se la figurer, à l’imaginer, ignorant peut-être que parfois, la fiction reste un instrument puissant pour approcher les réalités les plus troubles.


Dans leur arrêt, les juges ont évoqué les crimes contre l’humanité commis par Daech, ont choisi d’en mentionner certains : l’exécution d’un garçon de quinze ans accusé de blasphème, l’exécution de quatre cents jeunes hommes à Tabqa, à quatre-vingts kilomètres au sud de l’usine, le 2 septembre 2014, la décapitation des jeunes de la tribu des Chaitat le 30 août 2014, pour leur refus de prêter allégeance.
Et puis ils ont écrit ces mots, qui inscrivent dans le droit une certaine conception de la responsabilité : C’est la multiplication d’actes de complicité qui permet de tels crimes.


Au moment où les grands actionnaires se retrouvent à Saint-Moritz, une proposition de loi est votée, une loi dont l’affaire Lafarge a sans doute précipité l’adoption et pour laquelle les juristes de Sherpa se battaient depuis des années, avec d’autres ONG sans compétences juridiques mais aux réseaux importants, avec certains députés et professeurs de droit, une loi qui vise à rendre les maisons mères responsables des actions de leurs filiales et sous-traitants.


Le procès devrait se tenir devant le tribunal correctionnel, convoquer les personnes mises en examen et la personne morale, sauf si Lafarge réussit à y échapper en se fondant sur le “non bis in idem”, mots qu’Anna prononce toujours vite et en marquant si bien la liaison qu’il m’a fallu un moment pour les détacher les uns des autres, et comprendre qu’ils évoquaient ce principe selon lequel on ne peut être jugé deux fois pour un même crime. L’entreprise a été reconnue coupable de financement du terrorisme aux États-Unis, mais Cannelle et Anna ont déjà identifié des pistes pour contrer cette attaque à venir, pour préparer le combat qui s’annonce, s’assurer que la personne morale sera bien représentée sur le banc des prévenus, peut-être en 2025 ou 2026, qu’elle écopera d’une amende à la juste hauteur des crimes commis mais peut-être aussi d’une ou plusieurs des autres peines prévues par le Code pénal français – dissolution, suspension, exclusion des marchés publics, surveillance –, ces peines qu’il a fallu inventer pour punir une entité qu’on ne peut envoyer en prison. 


Nous sommes de simples employés, incapables d’obtenir réparation où que ce soit. Et comme nous ne sommes pas des voyous, nous refusons de faire justice nous-mêmes. Pourtant nous avons joué le jeu, nous avons travaillé avec les juristes et les avocates, répondu aux questions des juges et des médias, avant d’attendre bien sagement pendant six ans, tandis que certains d’entre nous luttaient pour retrouver du travail ou tombaient malades. Et à la fin, personne ne nous dit : “Vous avez menti” ou “Vous avez eu tort”. Non, nous ne pourrons pas obtenir réparation à cause d’une simple question technique.
Où est donc votre fameuse justice ? On entend partout que pour être libres et voir ses droits respectés, il faut aller en Europe ; mais quelle différence finalement avec notre pays, dans lequel on peut être tués sans que personne ne s’en préoccupe ?


 

samedi 21 décembre 2024

[Tibon, Amir] Les portes de Gaza

 



Coup de coeur 💓

 

Titre : Les portes de Gaza
            (The Gates of Gaza)

Auteur : Amir TIBON

Traduction : Colin REINGEWIRTZ

Parution : en anglais (Israël) et
                   en français en 2024
                   (Christian Bourgois)

Pages : 480

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Au petit matin du 7 octobre, quand ils sont réveillés par le sifflement des missiles, Amir Tibon et son épouse vivent dans le kibboutz Nahal Oz depuis plusieurs années et ils connaissent les règles : il suffit de se précipiter dans la pièce sécurisée de la maison et d’attendre que la situation se calme. Mais ce samedi-là, quand ils se rendent compte qu’il ne s’agit pas seulement d’une attaque de mortier, et que des terroristes du Hamas ont envahi leur communauté, ils comprennent que la journée sera différente de toutes les autres alertes qu’ils ont connues.

Amir Tibon fait le récit des onze heures qui suivent avec une simplicité poignante : il faut tout d’abord calmer leurs deux filles, âgées de trois ans et de vingt mois. Communiquer avec les autres membres du kibboutz. Joindre les proches à Tel-Aviv. Ne pas paniquer quand on crible la maison de balles. Rester calme même quand on apprend les massacres commis dans le voisinage immédiat. Des atrocités dont Amir et sa femme deviennent aussi des témoins auditifs.

Les Portes de Gaza, cependant, ne nous offre pas seulement ce récit profondément personnel de la journée du 7 octobre, car, en alternance avec son témoignage, Amir Tibon condense ici son analyse du conflit israélo-palestinien, notamment par le prisme de l’histoire du kibboutz Nahal Oz qui devait fêter ses soixante-dix ans justement le soir du 7 octobre. Son analyse de la faillite à la fois sécuritaire et morale des années de gouvernance Netanyahou est aussi implacable et précise que sa connaissance des enjeux géopolitiques est vaste et limpide.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Amir Tibon, âgé de 35 ans, travaille en tant que correspondant diplomatique pour le quotidien israélien Haaretz et vivait dans le kibboutz Nahal Oz, situé à 700 mètres de la bande de Gaza, jusqu’au pogrome du 7 octobre 2023. Lui et sa famille ont été accueillis par un autre kibboutz au nord. Son livre sortira en traduction dans de très nombreux pays.

 

Avis :

Journaliste israélien survivant des attaques du 7 octobre par le Hamas, Amir Tibon met en perspective le récit de cette journée qui tua près de 1200 civils et soldats avec un panorama éclairant de l’histoire du conflit israélo-palestinien.

Installé depuis dix ans à Nahal Oz, le kibboutz le plus proche – à seulement sept cent mètres – de la frontière avec la bande de Gaza, Amir Tibon n’a cette nuit-là que quelques secondes pour gagner avec son épouse la pièce sécurisée où leurs deux filles – trois ans et demi et un an et neuf mois – ont, par précaution, l’habitude de dormir. C’est d’abord un déluge de roquettes et d’obus, puis le déferlement dans le kibboutz d’attaquants déterminés à débusquer, pour les abattre ou pour les emmener en otages, les habitants terrés dans leurs bunkers. Commence alors le récit d’une interminable journée d’épouvante. Le couple entend les terroristes parcourir leur maison, les tirs, les explosions. La porte de leur refuge résistera-t-elle ? Si elles se mettent à pleurer, les fillettes ne finiront-elles pas par révéler leur présence ? Ils ont beau préserver le plus longtemps possible la batterie de leur téléphone portable, les voilà bientôt totalement coupés du monde extérieur, à affronter leur terreur dans l’obscurité, sans plus d’autres informations sur les événements que les sons menaçants qui leur parviennent.

En même temps qu’il relate son confinement aveugle et précaire, Amir Tibon retrace le déroulement précis et documenté des attaques et de la défense qui se met en place avec son lot d’acteurs héroïques, comme, parmi d’autres, son père, général à la retraite forcé de reprendre du service. Tendues par le souvenir intact de sensations extrêmes, entre horreur, incertitude et urgence, les deux narrations s’entremêlent en une restitution factuelle, pudique et posée rendant fidèlement compte des événements. Documentaire d’autant plus remarquable de lucidité qu’écrit à chaud, l’ouvrage prend encore une toute autre ampleur en s’inscrivant aussi dans une mise en perspective historique des relations israélo-palestiniennes depuis 1948. Se dessine alors la chronologie d’une catastrophe annoncée.

Car, des signes avant-coureurs, il y en eut mais que les autorités israéliennes négligèrent. Et puis, journaliste au quotidien de centre gauche Haaretz, l’auteur détaille les ambiguïtés de la politique de Nétanyahou, son acceptation tacite d’un afflux massif d’argent qatari à Gaza tombant pourtant en grande partie directement dans l’escarcelle du Hamas et des islamistes, ceci par souci d’affaiblir l’Autorité palestinienne et d’écarter toute perspective de création d’un Etat palestinien, mais aussi en vue d'acheter une paix pourtant dangereusement hypothéquée et, s’assurant ainsi une réélection en avril 2020, échapper aux poursuites judiciaires qui le visaient au motif de collusion et de corruption. Nétanyahou s’allie alors avec l’extrême droite suprémaciste en la personne fort controversée d’Itamar Ben-Gvir, plusieurs fois poursuivi pour incitation à l’émeute et à la haine raciale, ainsi que pour que son soutien à des activités terroristes. 
 
Au lendemain des attaques, « le gouvernement n’était nulle part », souligne l’auteur, ni en soutien militaire sur le terrain, ni pour tenter de sauver les otages. « Le Hamas exigeait la libération de milliers de prisonniers des prisons israéliennes en échange des otages, ce qu’Israël ne manquerait pas de rejeter, mais même cette demande farfelue montrait que l’organisation était au moins ouverte à la négociation. Pouvait-on en dire autant de Nétanyahou ? » Répondant par une violence aveugle, « en l’espace de quelques semaines, Israël a transformé la ville de Gaza, dans sa quasi-totalité, en une étendue de terre brûlée. » 
 
Et de conclure : « Il n’y a plus de leaders dans ce pays aujourd’hui – ni du côté israélien, ni du côté palestinien. Ils sont remplacés par des psychopathes et des hommes égocentriques : certains d’entre eux rêvent d’une guerre sans fin et de l’anéantissement de l’autre camp, quel qu’en soit le prix ; d’autres sont trop faibles et incapables de s’opposer à ceux qui nous ont tous entraînés dans ce cauchemar. Ils ne se soucient pas le moins du monde de créer un avenir meilleur pour les générations à venir, et encore moins d’assurer la paix, aujourd’hui, pour mes filles et leurs amis, ou pour les innombrables enfants qui souffrent des horreurs de cette guerre dans les nouveaux camps de réfugiés de Gaza. »

Mêlant expérience personnelle et analyse historique, un récit documenté, factuel et lucide qui, loin des passions aveuglant communément les débats, pose avec justesse la symétrie meurtrière entre Israël et le Hamas. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Dani, comme la plupart des habitants de Nahal Oz, désapprouvait les colonies, qu’il considérait comme un obstacle à la paix. « Nahal Oz est né en qualité de kibboutz de première ligne, dans le but de protéger la frontière, explique-t-il. Les colonies ont été construites dans le but d’effacer la frontière et de brouiller la distinction entre Israël et Gaza. Il s’agit de deux missions totalement différentes. »
 

Cette cohorte de nationalistes religieux, qui représentent aujourd’hui environ 10 % de la population israélienne, est composée d’individus allant des modérés libéraux aux extrémistes messianiques qui croient que la colonisation de l’ensemble d’Israël, l’incitation au conflit avec les Palestiniens et in fine leur expulsion du territoire sont des conditions préalables à l’arrivée du Messie juif, une figure sacrée qui fera entrer l’humanité dans une nouvelle ère. Ce dernier groupe a toujours été minoritaire au sein du spectre plus large des nationalistes religieux d’Israël, mais à partir des années 1980, il est devenu une force croissante parmi les colons, défiant et affaiblissant d’autres factions plus modérées.
 

Les islamistes, pour leur part, se sont tenus à l’écart de la résistance armée, du moins au début. Ils possédaient un plan à long terme et beaucoup de patience. Au cours des premières années de l’occupation, ils se sont concentrés sur la dawa’, un mot arabe que l’on peut traduire par « invitation à l’islam ». Les islamistes ont proposé à la population de Gaza un réseau de services d’éducation, de santé et d’aide sociale. Tout ce qu’ils demandaient en retour, c’était que les gens se « rapprochent » de l’islam et qu’ils adoptent un mode de vie plus religieux. Aux yeux des politiciens et militaires israéliens, les islamistes apparaissaient ainsi comme une option séduisante face aux nationalistes laïques belliqueux du Fatah et de l’OLP.
Ainsi, tandis que le Fatah était occupé à attaquer Israël, les islamistes travaillaient sur leur réseau d’institutions, se concentrant exclusivement sur la bataille des cœurs et des esprits – parfois avec l’encouragement et le soutien des autorités israéliennes, heureuses d’aider des concurrents de l’OLP à gagner en popularité et en crédibilité dans la rue. Il y a même eu des réunions entre des hauts fonctionnaires israéliens et des dirigeants islamistes, au cours desquelles les besoins de la population civile de Gaza ont été abordés. Les islamistes ont commencé à réunir d’importantes sommes d’argent en dehors de Gaza et à les acheminer vers la bande pour financer leurs projets éducatifs et sociaux. Peu à peu, ils ont pris le contrôle de mosquées, d’écoles et d’universités, sous l’œil vigilant des occupants israéliens.
 

À Gaza, l’année 1987 s’est avérée relativement violente, et ce, dès ses premiers jours. Des attaques armées ont été menées contre des colons et des soldats israéliens, ainsi que des opérations militaires israéliennes destinées à étouffer la résistance montante. L’historien français Jean-Pierre Filiu attribue cette montée de la violence à la « pression croissante » ressentie par les Palestiniens de Gaza en raison de l’expansion des colonies, qui ont accaparé toujours davantage de terres, de ressources en eau et de côtes, et qui ont nécessité une présence militaire de plus en plus importante dans la région. La plupart des experts israéliens y voyaient cependant le résultat de vingt ans d’occupation israélienne et le passage à l’âge adulte d’une nouvelle génération palestinienne qui avait vécu toute sa vie sous contrôle israélien et qui n’était pas disposée à s’y soumettre plus longtemps.
 
 
Sans utiliser ce terme, Sharon s’est rendu compte qu’Israël dérivait vers un avenir proche de l’apartheid, ce qu’il redoutait moins pour des raisons morales que pour des raisons politiques pragmatiques. Il craignait qu’au cas où Israël ne présenterait pas un plan audacieux pour modifier le statu quo de l’occupation après l’échec d’Oslo, les puissances mondiales essaieraient d’imposer une solution par l’intermédiaire du Conseil de sécurité des Nations unies et en conditionnant l’aide militaire à Israël. Un des scénarios que Sharon redoutait particulièrement était un consensus international sur la création d’un État palestinien dans les frontières régionales de 1967, une issue hypothétique que Sharon considérait comme un désastre du point de vue sécuritaire ; une option encore pire, selon lui, serait que l’on demande à Israël d’accorder la citoyenneté et des droits égaux à tous les Palestiniens vivant sous son contrôle, ce qui aurait pour conséquence de faire des Juifs une minorité dans le seul et unique État juif du monde.


En échange de l’argent qatari, le Hamas a accepté de donner à Nétanyahou ce dont il avait le plus urgemment besoin avant les prochaines élections israéliennes : le calme, acheté et payé avec l’aide du Qatar. Lorsque Lieberman a reproché à Nétanyahou d’avoir « acheté la tranquillité à court terme », c’est exactement à cela qu’il faisait allusion. Mais il était l’une des seules voix dans les hautes sphères d’Israël à s’opposer à cet arrangement.(…)
Nétanyahou a expliqué que les dons qataris aidaient le Hamas à rester au contrôle de Gaza – et que le maintien de l’organisation au pouvoir était essentiel pour éviter un regain de pression sur Israël en faveur d’une solution à deux États. La division palestinienne entre les parties de la Cisjordanie contrôlées par l’Autorité palestinienne et la bande de Gaza régie par le Hamas, a-t-il dit, était favorable à Israël à ce moment-là et devait être maintenue. (...)
Alors que Nétanyahou faisait face à des critiques croissantes à propos des paiements qataris, ses porte-parole dans les médias israéliens – des experts qui avaient été ses fidèles soutiens pendant des années, et dont certains ont ensuite été nommés à différents postes dans son gouvernement – ont utilisé son argument sur la division interne des Palestiniens pour défendre sa politique impopulaire. « Notez bien ce que je dis : Nétanyahou maintient le Hamas sur pied pour que notre pays tout entier ne devienne pas comme les communautés frontalières de Gaza, a écrit l’un d’entre eux fin 2018. Si le Hamas tombe, Abbas prendra le contrôle de Gaza, et les gens de gauche pousseront alors à la négociation et à la création d’un État palestinien. C’est pourquoi Nétanyahou n’élimine pas le Hamas. »
Alors que le soutien du Premier ministre de la part de ses concitoyens s’amenuisait, il a trouvé un partenaire improbable de l’autre côté de la frontière.


Avishay a ressenti un énorme soulagement lorsque le nouveau gouvernement est entré en fonction. Il a grandi dans une famille qui soutenait le Likoud et ses parents ont continué à voter pour Nétanyahou tout au long des quatre tours de scrutin. Mais au fil des ans, Avishay lui-même avait perdu ses illusions et fini par comprendre que cet homme n’était motivé que par le pouvoir, qu’il semblait déterminé à conserver à tout prix. Ce désir avait conduit Nétanyahou à autoriser les paiements en espèces du Qatar au Hamas, et à légitimer le raciste et violent Ben Gvir. 


Il n’y a plus de leaders dans ce pays aujourd’hui – ni du côté israélien, ni du côté palestinien. Ils sont remplacés par des psychopathes et des hommes égocentriques : certains d’entre eux rêvent d’une guerre sans fin et de l’anéantissement de l’autre camp, quel qu’en soit le prix ; d’autres sont trop faibles et incapables de s’opposer à ceux qui nous ont tous entraînés dans ce cauchemar. Ils ne se soucient pas le moins du monde de créer un avenir meilleur pour les générations à venir, et encore moins d’assurer la paix, aujourd’hui, pour mes filles et leurs amis, ou pour les innombrables enfants qui souffrent des horreurs de cette guerre dans les nouveaux camps de réfugiés de Gaza.


 

vendredi 15 novembre 2024

[Paulin, Frédéric] Nul ennemi comme un frère

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Nul ennemi comme un frère

Auteur : Frédéric PAULIN

Parution : 2024 (Agullo)

Pages : 480

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Beyrouth, 13 avril 1975. Des membres du FPLP ouvrent le feu sur une église dans le quartier chrétien d’Ain el-Remmaneh. Quelques minutes plus tard, un bus palestinien subit les représailles sanglantes des phalangistes de Gemayel, inaugurant un déferlement de violence sans commune mesure qui dépassera bientôt les frontières du Liban et du Proche-Orient.
Michel Nada part alors pour la France, où il espère rallier la droite française à la cause chrétienne. Édouard et Charles, ses frères, choisissent la voie du sang. Dans la banlieue sud de Beyrouth, Abdul Rasool al-Amine et le Mouvement des déshérités se préparent au pire pour enfin faire entendre la voix de la minorité chiite.
À l’ambassade de France, le diplomate Philippe Kellermann va, comme son pays, se retrouver pris au piège d’une situation qui échappe à tout contrôle.
Mais comment empêcher une escalade des tensions dans un pays où la guerre semble être devenue le seul moyen de communication ? La France de Giscard et de Mitterrand en a-t-elle encore seulement le pouvoir, alors qu’elle se voit menacer au sein même de son territoire ?
Première partie du projet le plus ambitieux de Frédéric Paulin à ce jour, Nul ennemi comme un frère retrace les premières années de la guerre du Liban.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Frédéric Paulin écrit des romans noirs depuis presque dix ans. Il utilise la récente Histoire comme une matière première dont le travail peut faire surgir des vérités parfois cachées ou falsifiées par le discours officiel.
Ses héros sont bien souvent plus corrompus ou faillibles que les mauvais garçons qu’ils sont censés neutraliser, mais ils ne sont que les témoins d’un monde où les frontières ne seront jamais plus parfaitement lisibles. Il a notamment écrit Le monde est notre patrie (Goater, 2016), La peste soit des mangeurs de viande (La Manufacture de livre, 2017) et Les Cancrelats à coups de machette (Goater, 2018).

 

 

Avis :   

Après sa trilogie Benlazar qui remontait aux origines du djihadisme, Frédéric Paulin entame un nouveau triptyque, consacré cette fois à la guerre civile libanaise de 1975 à 1990. Ce premier volet, minutieusement documenté en même temps qu’emporté par un grand souffle romanesque, nous plonge dans le chaos des huit premières années du conflit : un retour dans le passé indispensable pour comprendre le présent.

Dense, sans chapitres, la lecture est exigeante, mais c’est un guide hors pair, fort d’une documentation titanesque, qui nous donne accès au dédale d’une guerre d’une insondable complexité. Comment ce pays, mosaïque confessionnelle qui vivait jusqu’ici en harmonie, a-t-il pu basculer dans une telle somme de violences inter-, mais aussi intracommunautaires, les interventions étrangères – invasions syrienne et israélienne, immixtions de l’Iran, de la Ligue arabe et de la France – ne faisant que démultiplier cette guerre en sous-conflits inextricables ? Le Liban se fait bientôt la chambre d’écho de toutes les crises du Proche-Orient, cette première phase culminant avec les effroyables massacres de Sabra et Chatila et s’exportant à coups d’attentats terroristes jusque sur le territoire français.

Cette réalité historique intriquée, Frédéric Paulin la met à notre portée dans un récit aussi passionnant qu’instructif, laissant le soin de nous en révéler les multiples facettes à une poignée de personnages fictifs disposant d’un large point d’observation. C’est ainsi que l’on se retrouve aussi bien aux côtés de Michel Nada, un avocat qui fuit la guerre pour tenter de rallier la Droite française à la cause maronite pendant que ses frères phalangistes se raidissent d’une manière de plus en plus sanglante autour de la cause chrétienne au Liban, du chiite Abdul Rasool Al-Amine et de la belle interprète Zia al-Faqîh, eux aussi entraînés corps et âme dans une escalade qui, sous l’influence des islamistes iraniens, donnera naissance au Hezbollah, que de Philippe Kellerman à l’ambassade de France à Beyrouth, du capitaine Christian Dixneuf des services secrets français, ou encore du commissaire Caillaux de la section antiterroriste des Renseignements Généraux.

Impeccable tant du point de vue documentaire que de la crédibilité de ses personnages imaginés dans toutes leurs complexités et ambivalences, ce polar politique s’avère largement à la hauteur de son ample ambition historique. Autant impressionné que captivé par cette première partie, l’on ne pourra que répondre avec empressement au prochain rendez-vous avec l’auteur, la suite étant annoncée pour le printemps 2025. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

— Weinberger a ordonné aux marines de quitter le Liban le 3 septembre, je vous rappelle. Une semaine plus tard, les Français et les Italiens de la Force multinationale les ont imités. Gemayel s’est fait tuer, les Israéliens sont entrés à Beyrouth-Ouest et ont pris position autour de Sabra et Chatila, ils ont envoyé les chrétiens finir le boulot, je vous dis.          
— Des conneries, tente Dixneuf. Les Israéliens sont des enfoirés parfois, c’est vrai, mais ça, ils ne peuvent pas l’accepter. Pas eux, pas les Juifs.          
— Moi je vous dis que l’invasion des camps était programmée par Begin et Sharon.          
Dixneuf prend le paquet de cigarettes de Cahour et en allume une.          
— Le rêve sioniste d’un Liban chrétien qui serait l’allié indéfectible d’Israël dans le monde arabe passe par le massacre des Palestiniens, capitaine.
 

— Et alors ? Combien d’enfants sont morts sous les bombes israéliennes ?
Sitaf se tait. Il sait comme tout le monde au Liban que dès qu’un homme naît, il est assez vieux pour mourir. Il sait que dès qu’un chiite naît, il est assez vieux pour être un chahid. [martyr]
 

Nassim Nada est vieux. Il a appris que tout homme qui fait la guerre est un criminel. Cet homme arguera de la justesse de sa cause ou de l’état de nécessité qui l’a poussé à tuer. Mais toujours il sera un criminel. Depuis ces décennies de violence, Nada a accepté qu’un homme bon puisse être un criminel parce que l’Histoire l’y oblige. Mais ce qui s’est passé à Chatila, c’est autre chose.
Tous ces morts, des femmes, des enfants, des vieillards.
Ces tortures et ces corps enterrés à la va-vite pour éviter un décompte macabre.
Ces bulldozers qui ont aplani les lieux comme pour effacer les crimes.
C’est autre chose parce qu’Édouard et Charles ont participé à ces horreurs.
Nassim Nada est vieux, il sait qu’il est responsable de ce qu’ont fait ses Nassim Nada est vieux, il sait qu’il est responsable de ce qu’ont fait ses fils là-bas. Il les a élevés dans la méfiance, il les a entraînés pour se défendre des musulmans et des Palestiniens qui un jour viendraient pour les tuer, tuer leur mère et leur sœur. Mais jamais il n’aurait cru que l’Histoire de son pays pousserait ses fils à de tels actes. Ils faisaient la guerre, ils étaient des criminels. Ce qu’ils ont fait à Chatila, cela n’en fait-il pas des monstres ?
 

— Israël a été bâti sur le territoire de la Palestine et pour ce faire, une population arabe a été contrainte à l’exil par les armes. La Nakba est impardonnable pour la conscience arabe, n’oublie jamais ça.
Il se retourne et l’observe de ce même regard bienveillant.
— Le refus d’Israël est un point sur lequel toute divergence a été condamnée par la communauté arabe, et par la Ligue des États arabes. El-Sadate est mort d’avoir outrepassé cette règle à Camp David.
Il revient s’asseoir à côté de lui, lui tapote le genou.
— Et cela s’appliquera d’autant plus au Liban que c’est le seul pays arabe qui a un chef d’État non musulman.
 

La diplomatie sans les armes, c’est de la musique sans les instruments, songe Kellermann, amer. Qui a dit ça déjà ? Bismarck, peut-être.


 

vendredi 22 mars 2024

[McCann, Colum] American Mother

 




J'ai beaucoup aimé

 

Titre : American Mother

Auteur : Colum McCANN

Traduction : Clément BAUDE

Parution :  en anglais en 2023,
                   en français en
2024 (Belfond)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Comment rester debout face à la violence, à l'horreur ? Comment regarder dans les yeux celui qui vous a enlevé ce que vous aviez de plus précieux ? Comment pardonner à l'assassin d'un des siens ? Comment garder espoir quand tant d'atrocités sont commises au nom de la religion ?

Toutes ces questions qui nous assaillent dans une actualité toujours plus tragique, Colum McCann y a été confronté lors de sa rencontre avec Diane Foley. Jour après jour, il l'a accompagnée au procès des bourreaux de Daech et a vu une mère au courage exceptionnel puiser dans sa foi et son humanisme la force d'affronter un de ceux qui ont torturé et décapité son fils, le journaliste américain James Foley.

Plongez dans une enquête vibrante sur les intégrismes religieux à travers l'histoire vraie de cette mère de famille face à l'horreur.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Né en 1965 à Dublin, Colum McCann est l’auteur de trois recueils de nouvelles et de sept romans, dont Et que le vaste monde poursuive sa course folle (prix littéraire du Festival de cinéma américain de Deauville et lauréat du National Book Award), et Apeirogon (Grand Prix des lectrices de Elle et prix du Meilleur Livre étranger).

 

 

Avis :

Après Apeirogon et le véridique combat conjoint pour la paix de deux pères endeuillés en Israël et en Palestine, Colum McCann met à l’honneur une autre figure, elle aussi incarnation de l’humanité face à la barbarie, en se faisant la plume de Diane Foley, la mère du journaliste américain James Foley exécuté par l’État islamique après deux ans d’une terrible captivité en Syrie.

En 2012, le journaliste free lance James Foley tourne un reportage en Syrie lorsqu’il est pris en otage par Daech. Pendant deux ans, il est détenu et torturé, et, le gouvernement américain se refusant à négocier avec les terroristes, ceux-ci finissent par le décapiter en diffusant la vidéo dans le monde entier. Horrifié par ces images, Colum McCann décide d’entrer en contact avec les proches de la victime après être tombé sur une photographie montrant le jeune homme plongé dans l’un de ses romans dans un bunker afghan. Il se rend en Nouvelle-Angleterre, dans le Nord-Est des Etats-Unis, là où ont grandi James et ses quatre frères et sœurs et où résident toujours leurs parents. Diane Foley accepte de raconter l’histoire de son fils, sa vocation de reporter de guerre, son enlèvement et sa détention avec d’autres journalistes et des humanitaires ressortissant de divers pays qui, eux, se démèneront pour les faire libérer, l’intransigeance des autorités américaines dans leur refus de céder au chantage, les deux longues années d’attente aboutissant à sa mort – apprise sur Twitter.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Car, pour surmonter l’horreur et le chagrin, Diane Foley se lance alors corps et âme dans un combat qui dure toujours et qui, de Barak Obama à Joe Biden, a complètement transformé la politique américaine à l’égard des otages et des individus emprisonnés de manière injustifiée. Aujourd’hui encore, cette « mère américaine » multiplie les engagements militants. En plus de la Fondation James Foley, elle a notamment cofondé l’association ACOS oeuvrant pour la protection des reporters free lance en zones de guerre. Animée d’une vraie foi, elle décide en 2021 de rencontrer l’un des assassins de son fils, tristement surnommés les « Beatles » parce qu’Anglais, convertis à l’islamisme et devenus soldats de Daech. Colum McCann l’accompagne alors dans son courageux rendez-vous avec cet homme, Alexanda Kotey, condamné à la perpétuité sans procès en échange de certaines obligations, comme celle de rencontrer les familles de victimes qui le souhaitent. Loin de tout esprit de haine et de vengeance, et parce que, pour mieux lutter contre la violence, il est essentiel d’essayer de comprendre, Diane vient pour écouter : « telle est maintenant sa mission. Elle doit écouter. »

Empli de sentiments contradictoires, le récit de l’entrevue est poignant. S’il ne sera jamais nettement question de regrets dans un échange trahissant un degré de sincérité variable chez l’assassin, ce dernier fera preuve d’émotion face à la si digne humanité de cette mère, tout en évoquant son ressentiment contre l’Amérique après des frappes qui tuèrent sous ses yeux l’épouse et le bébé d’un ami. L’homme laissant trois petites filles dans un camp en Syrie – pour quelle enfance ? –, Diane Foley qui, sans être sûre d’avoir tout à fait pardonné, dira ensuite avoir « réalisé que tout le monde était perdant », ira jusqu’à tenter de leur venir en aide…

Rédigée à la première personne pour mieux épouser la voix de cette femme impressionnante de courage et de force morale, cette non-fiction en tout point fidèle à la réalité fait de ce portrait, quasi hagiographique, un hommage appuyé à ces êtres qui, confrontés à la barbarie, trouvent les moyens de l’affronter de toute la force de leur humanité. « Parfois, on sait où est le bien. Parfois, on suit son instinct. Si on ne fait rien, rien ne se fait. » (4/5)

 

 

Citations :

Les plus grandes joies viennent après coup. Avec le temps, les rétroviseurs ont tendance à se nettoyer. J’adore compulser les vieux albums photos. J’aime à rouvrir le passé et à m’y replonger quelques instants. C’est une forme de nostalgie, bien sûr, mais la nostalgie nous fait toucher du doigt le présent. Nous sommes une accumulation de parcours.


Je commençais à me dire qu’une de nos tragédies, en tant que nation, était notre incapacité à comprendre les conflits étrangers. Trop souvent, nous ne cherchons pas à connaître véritablement notre ennemi. Ajoutez à cela un manque d’empathie et une exploitation hasardeuse des renseignements, et vous obtenez la recette d’un pays qui croit bien faire, quand en réalité il me semble souvent qu’on se tire une balle dans le pied.
Apprendre ce que l’on croit déjà connaître est impossible. C’est un résumé de l’Amérique. Nous croyons savoir. Donc nous n’apprenons pas.


En France, apparemment, les choses se passaient comme dans nul autre pays. Les Français se souciaient énormément de leurs otages. Cela faisait l’objet d’un débat national. On montrait presque tous les soirs leurs visages à la télévision. Leurs noms étaient sur les lèvres des écoliers. Je n’en revenais pas. J’étais admirative, voire jalouse, face à un tel soutien.


Jim fut l’un des dix-huit prisonniers occidentaux enlevés par le groupe jihadiste Daech. Les terroristes cherchaient à se faire passer pour une faction parmi d’autres, mais leur véritable identité devenait de plus en plus claire, surtout à mesure que les autres otages revenaient et témoignaient. Daech était dirigé par Abou Bakr al-Baghdadi, autoproclamé calife de l’État islamique. Le noyau du groupe des ravisseurs était constitué de trois jihadistes britanniques que les otages eux-mêmes avaient surnommés « les Beatles ».
Heureusement, je n’ai rien su de tout ça pendant la captivité de Jim. Mais les Beatles étaient impitoyables et cruels. (J’ai connu les détails plus tard, grâce aux otages libérés et aux articles n contrôle très strict sur leurs prisonniers. Ils n’hésitaient pas à avoir recours au waterboarding, à les suspendre au plafond par des menottes ou à se servir de câbles pour les frapper sur la plante des pieds. Ils s’habillaient de noir, portaient cagoules et gants, ne montraient jamais leur visage. Ils parlaient avec un fort accent cockney et étaient les pires idéalistes qui soient : fraîchement convertis à l’islam. En tant que Britanniques, ils haïssaient la Grande-Bretagne. Ils avaient honte de leur pays d’origine. Au nombre de leurs obsessions figuraient Guantanamo, Abou Ghraïb, la guerre contre l’islam et l’occupation américaine de l’Irak. Ils maintenaient leurs prisonniers pieds nus, au cas où ils tenteraient de fuir. Ils leur braquaient des pistolets sur la tempe, leur plaquaient des sabres contre la gorge, se livraient à des simulacres d’exécution pour les terroriser. Parodiant la guerre des États-Unis contre le terrorisme, ils utilisaient une technique de crucifixion : une reconstitution de la torture à Abou Ghraïb, par laquelle on force un homme cagoulé à rester debout, les bras écartés. Pas de clous, pas de croix. Mais des coups, incessants. Des techniques de privation de nourriture cruellement appliquées. Et il y avait le waterboarding.
On a dit que les Beatles étaient furieux que Jim et John Cantlie se soient convertis à l’islam – cela venait réduire leur champ des possibles en matière de torture. En effet, selon la loi islamique, la torture d’un musulman par un autre musulman obéit à des règles strictes, qui doivent être strictement appliquées. La torture des otages avait pour but de les humilier et de renforcer leur sentiment d’impuissance. Les bourreaux voulaient semer la panique. Et le message qu’ils entendaient envoyer ne s’arrêtait pas à la cellule où ils retenaient leurs prisonniers – ils souhaitaient que le monde entier connaisse la panique.
 
 
J’avais vu l’injustice partout. J’avais vu des gens dont la foi s’était brisée. J’avais vu un gouvernement abandonner ses citoyens et laisser les survivants ramasser les débris du naufrage. Des journalistes traités comme de simples poussières. J’avais vu certaines des choses les plus cruelles que des êtres humains peuvent s’infliger entre eux. Et pourtant, derrière tout cela, je savais qu’une ardeur et une bonté illuminaient encore le monde. J’avais rencontré aussi des êtres extraordinairement généreux et compatissants. J’avais aperçu des fissures dans le mur de la bureaucratie. J’avais découvert – et admiré – l’idée selon laquelle on pouvait être optimiste y compris face à la pire des réalités. Rester dans les ténèbres me paraissait lâche et mauvais. Avancer vers la lumière exigerait du courage. Il était beaucoup plus difficile d’être optimiste que pessimiste. L’optimisme existe en dehors de lui-même. Le pessimisme ne fait que se nourrir de lui-même.


Je devais tirer des conclusions de cette épreuve. Il était évident que notre gouvernement devait se ressaisir. Nous devions faire de la libération de tout citoyen américain enlevé ou injustement détenu une priorité nationale. Notre politique des otages américains devait être amendée afin de faciliter leur retour. Le gouvernement devait – à tout le moins – se montrer compatissant et transparent avec les familles. Avec un peu de dignité et de compréhension, on pouvait déjà avancer à grands pas. Il restait tant à faire pour empêcher les prises d’otage. Il fallait élever le niveau de conscience. Il fallait aussi travailler sur la formation préventive à la sécurité, notamment pour les travailleurs humanitaires et les journalistes, toujours plus ciblés.
En d’autres termes, nous devions aider à l’affirmation d’une prise de conscience nationale, aussi bien au sein de notre gouvernement que dans la population. Notre politique des otages, ces dernières années, n’était pas seulement sous assistance respiratoire : elle avait dépassé la cote d’alerte. Et nous avions besoin d’un réceptacle, d’une organisation pour accueillir au moins certaines solutions. Je ne savais pas très bien par où commencer, mais il y avait des précédents. Parmi eux, une association à but non lucratif nommée Hostage UK dont je me suis inspirée.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 




 

jeudi 8 juin 2023

[Pedinielli, Michèle] Sans collier

 



 

J'ai aimé

 

Titre : Sans collier

Auteur : Michèle PEDINIELLI

Parution : 2023 (L'Aube)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

On les appelait cani sciolti, chiens sans collier, parce qu’ils ne voulaient appartenir à aucune organisation politique dans cette Italie des années soixante-dix, quand toute une jeunesse rêvait de renverser la table pour changer le monde. Ce pan de l’histoire italienne va faire irruption de manière inattendue dans la vie de Ghjulia Boccanera, détective privée, occupée à rechercher un jeune ouvrier mystérieusement disparu d’un chantier pharaonique de Nice.
Entre menaces étranges et réminiscences floues, les ­chemins sont complexes pour dénouer les fils de cette histoire dans laquelle tout le monde semble porter un secret…

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Michèle Pedinielli, née à Nice d’un mélange corse et italien, est « montée à la capitale » pour devenir journaliste pendant une quinzaine d’années. Aujourd’hui de retour dans sa ville natale, elle a décidé de se consacrer à l’écriture.

 

Avis :

Le quatrième opus des enquêtes de la détective privée Ghjulia Boccanera, dite Diou, la ramène dans sa ville, Nice, également celle de l’auteur, où un ami inspecteur du travail la charge de retrouver un ouvrier roumain, subitement disparu alors qu’il travaillait sur un chantier de construction immobilière. Mais voilà qu’elle reçoit des menaces dans sa boîte aux lettres, la visant semble-t-il autant que son colocataire, Dan, galeriste homosexuel…

A cette trame principale s’entrelacent deux autres récits. L’un nous fait revivre les années de plomb en Italie, aux côtés de jeunes activistes, jusqu’à l’attentat de la gare de Bologne, l’attaque terroriste la plus importante et la plus meurtrière du XXe siècle en Europe. L’autre nous plonge dans la mémoire défaillante d’une femme qui tente désespérément de se souvenir des raisons qui l’ont menée, de cela elle est sûre, à tuer.

Avec son ironie, sa verve qui coule comme elle pense, dans une langue très orale, et sa cinquantaine travaillée par les impasses sentimentales et par une ménopause omniprésente dans la narration, Diou en friserait presque la version vieillie d’une héroïne de chick lit. Heureusement, le mélange de trois intrigues venu brouiller les pistes en de trompeurs concours de circonstances, le prolongement contemporain d’authentiques faits historiques qui ont marqué durablement l’Italie, et le regard lesté de colère que porte l’auteur sur les dérives de sa ville et, à travers elle, de la société toute entière, s’allient plus honorablement pour rendre le livre intéressant.

De l’activité terroriste en Italie dans les années quatre-vingts à l’attentat de Nice en 2016, Michèle Pedinielli évoque ainsi la difficulté de se reconstruire sur un passé sanglant. Entre promoteurs véreux et frénésie immobilière qui bétonne la périphérie de Nice, elle s’en prend aux conditions de travail sur les chantiers, à l’exploitation des sans-papiers, aux marchands de sommeil. Toute une misère sur laquelle grandit comme un cancer le trafic de stupéfiants et le mortifère mirage de l’argent facile. Toute une criminalité qui se paye au prix fort dans le monde d’en-bas, mais s’en tire parfois en toute impunité dans celui d’en-haut. Ne reste plus que l’homophobie pour alimenter les révoltes de Diou, dans un tumulte émotionnel qui lui fait prendre parti, encore et toujours, pour les cane sciolti, ces chiens sans collier, comme on appelait les jeunes Italiens des années soixante-dix qui récusaient toute appartenance politique pour mieux rêver de changer le monde.

Malgré quelques réserves sur la tendance à la dilution dans les hormones de l’intellect de son personnage principal, ce polar à l’ironie mordante qui ne bâillonne pas ses coups de gueule reste une lecture agréable, pour un portrait tout en contraste et en zones d’ombre de la ville de Nice, si chère à l’auteur. (3/5)

 

Citations : 

— Je pensais que les multinationales du bâtiment faisaient gaffe en matière de sécurité.
— Les grosses boîtes, oui, la plupart du temps, c’est tout leur intérêt d’apparaître soucieuses de la santé de leurs salariés. C’est valorisant face aux pouvoirs publics qui attribuent les marchés. Mais leurs sous-traitants ? Et les sous-traitants des sous-traitants ? Ceux qui, en bout de chaîne, doivent livrer le produit coûte que coûte dans les délais réduits qu’on leur impose ? Plus tu descends la cascade de sous-traitance, plus la pression augmente, et plus tu trouves des manquements ou des aberrations en matière de sécurité.
— Le pire des cas, c’est pour la sous-traitance, alors ?
— Le pire des cas, c’est forcément pour les sans-papiers. C’est toujours pour eux… Tu sais, lorsqu’on a construit la prestigieuse Bibliothèque nationale de France à Paris, celle qui a été baptisée “François-Mitterrand”, les ouvriers en situation irrégulière ont été employés par centaines. Fallait que ça tourne ! Et pour que ce chantier énorme ne prenne pas trop de retard, ordre a été donné aux flics de la région parisienne de ne pas les contrôler et, si cela arrivait, de les laisser repartir. Lorsque la dernière pierre a été posée, l’ordre s’est inversé : haro sur l’étranger, ils ont été traqués jusqu’au dernier ! Tout bénef pour une certaine police qui a pu multiplier ses chiffres d’arrestation, et surtout pour le constructeur : tu imagines, pas de prime de retour, et en plus, c’est l’État français qui s’est chargé d’affréter les charters. À l’époque, j’ai rencontré un commandant qui a refusé cette chasse-là. La suite de sa carrière a été difficile…
— Et dans le cas où des ouvriers se blessent ?
— S’il leur arrive quoi que ce soit, on les met dans un camion ou un avion, selon leur destination d’origine, et on les renvoie chez eux. Direct, sans discussion. Et il y a un cas comme ça à Emblema : l’un des ouvriers, un Roumain je crois, a disparu du jour au lendemain. Ça ne m’étonnerait pas qu’il lui soit arrivé une bricole dans le genre.
— Il n’a pas pu juste repartir chez lui sans avertir personne ?
— Ces gens ont parcouru plus de deux mille kilomètres pour venir se faire exploiter chez nous parce que c’est toujours mieux que chez eux. Ils savent qu’au moindre écart ils sont virés. Ils ne lâchent pas leur boulot comme ça.
 

L’adresse de l’ouvrier dans le dossier de Shérif correspond à un immeuble derrière la gare Thiers (furtive incise : je vote pour le premier candidat qui propose de la rebaptiser, ainsi que l’avenue qui la borde, afin d’effacer l’hommage au massacreur de la Commune). Comme la plupart des quartiers autour des gares, celui-ci est l’antithèse de la vie rêvée des Azuréens, un cauchemar pour l’office du tourisme, qui récupère des voyageurs traumatisés d’avoir croisé le microcosme local accro à des drogues moins élégantes que celles que l’on sniffe à bord des yachts. Un quartier dans lequel on peut estimer qu’un marchand de sommeil efficace arrive à caser dix personnes dans un deux-pièces pour des sommes exorbitantes. Remarque, depuis que j’ai appris qu’à Ajaccio certains louent des épaves de voiture aux SDF, plus grand-chose ne m’étonne dans la vaste palette de l’exploitation de l’homme par l’homme.
 
 
En remontant l’avenue Jean-Jaurès, je commence à sentir une drôle d’odeur. Enfin, « drôle d’odeur », c’est un euphémisme pour dire que ça sent franchement la merde. Plus je m’approche de la place Massena, plus ça pue. Autour de moi, ça fait la grimace, ça enfouit son visage dans son coude replié, ça fait « Maman, ça sent vraiment très mauvais ! » Même l’Apollon de la fontaine semble froncer le nez sous l’assaut des effluves pestilentiels. En débouchant en haut de la rue de l’Hôtel-de-Ville, la frénésie de plusieurs employés municipaux me renseigne sur l’origine de la chose : un camion de type pompe à merde vient de perdre les eaux devant la mairie, à deux pas de l’opéra et du restaurant fréquenté par tout ce que la droite locale compte de gens au pouvoir – c’est dire si ça ne désemplit pas –, qui y invitent leurs amis, people rutilants ou ancien président à bracelet électronique. Alors, on se déploie, on rubalise, on fait circuler, on est à la limite du plan Orsec-caca. Le pull remonté sur le nez, je m’avance vers le lieu du drame scatologique. Du trottoir d’en face, je déchiffre l’inscription sur le flanc du camion : Zettour-Ciommi, eaux usées et déchets en tous genres.
Je me dis que parfois la nature fait bien les choses.


Alberto était le premier homosexuel que Ferdi rencontrait – « Non, mon garçon, je suis peut-être le premier à le dire ouvertement, mais tu en as forcément croisé d’autres. » Les premiers temps, lorsque les filles l’emmenaient chez lui pour discuter encore et toujours des changements radicaux à imposer à la société italienne policière, corsetée et oppressante, le jeune Allemand était encore plus sur la réserve qu’à son habitude. Par le truchement de Rossella, il avait tenté d’expliquer son malaise au loup : « Pourquoi tu en fais autant, avec tes habits excentriques et tes discours sur l’amour et les hommes ? Tu fais ce que tu veux dans ta vie privée, pourquoi tu veux que ça nous regarde ? Ce que tu fais dans un lit n’est pas une question politique. » Ce fut l’unique fois où Alberto lui répondit un peu sèchement : « Darling, ma vie privée est si privée qu’elle ne doit absolument pas devenir publique, parce que je risque gros. L’ordre bourgeois, la police, les juges, les curés… Je les ai tous contre moi parce que j’aime les hommes. Et j’en ai marre. Alors, j’ai décidé de mettre ma vie privée sur la table et je la rends publique pour qu’elle devienne politique. »


 

jeudi 6 avril 2023

[Doerr, Anthony] La Cité des nuages et des oiseaux

 




Coup de coeur 💓

 

Titre : La Cité des nuages et des oiseaux
            (Cloud Cuckoo Land)

Auteur : Anthony DOERR

Traduction : Marina BORASO

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2021
                  en français en
2022 (Grasset)

Pages : 704

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

Le roman d’Anthony Doerr nous entraîne de la Constantinople du XVe siècle jusqu’à un futur lointain où l’humanité joue sa survie à bord d’un étrange vaisseau spatial en passant par l’Amérique des années 1950 à nos jours. Tous ses personnages ont vu leur destin bouleversé par La Cité des nuages et des oiseaux, un mystérieux texte de la Grèce antique qui célèbre le pouvoir de de l’écrit et de l’imaginaire. Et si seule la littérature pouvait nous sauver ?

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Récompensé en 2015 par le Prix Pulitzer pour Toute la lumière que nous ne pouvons voir, traduit en une quarantaine de langues et en cours d’adaptation pour Netflix, Anthony Doerr s’est imposé au cours des vingt dernières années comme l’un des plus grands écrivains américains contemporains.
Après Le Nom des coquillages (2003), À propos de Grace (2006) ou encore Le Mur de mémoire (2013), tous parus aux éditions Albin Michel, La Cité des nuages et des oiseaux confirme l’inventivité de son œuvre ambitieuse et inclassable.

 

 

Avis :

Mêlant mythes antiques et science-fiction dans une formidable traversée des temps dédiée « À tous les bibliothécaires passés, présents et à venir », Anthony Doerr rend un fervent et éblouissant hommage à la littérature et à tous ceux qui contribuent à son rayonnement par-delà les siècles.
 
Combien d’écrits, perdus au fil du temps, ont-ils disparu définitivement ou dorment encore, cachés en quelque recoin oublié, doucement rongés par l'âge, les champignons et les insectes, en attendant que, peut-être, leur découverte ne leur redonne un jour la parole ? « Un texte – un livre – est un lieu de repos pour les souvenirs de ceux qui ont vécu avant nous. Un moyen de préserver la mémoire après que l’âme a poursuivi son voyage. » « Mais les livres meurent, de la même manière que les humains. Ils succombent aux incendies ou aux inondations, à la morsure des vers ou aux caprices des tyrans. Si personne ne se soucie de les conserver, ils disparaissent de ce monde. Et quand un livre disparaît, la mémoire connaît une seconde mort. »

Un manuscrit très ancien et abîmé, relatant, à la manière des Oiseaux d’Aristophane, l’odyssée d’un berger vers une utopique cité céleste, royaume des créatures ailées, est retrouvé par hasard dans la Constantinople de 1453, assiégée par les Ottomans. Dans l’atmosphère apocalyptique qui précède la chute de la ville et la fin de l’Empire romain d’Orient, le petit codex est miraculeusement sauvé de la destruction en même temps qu’il favorise la fuite conjuguée de deux adolescents, Anna et Omeir, représentants de chaque camp. Après encore bien des turpitudes et des détériorations supplémentaires, il parvient entre les mains de Zéno le bien-nommé – Zénodote fut le premier bibliothécaire de la bibliothèque d’Alexandrie –, un Américain du XXe siècle dont un érudit anglais, rencontré dans les camps de prisonniers de la guerre de Corée, a sauvé la vie en lui communiquant sa passion pour les grands textes et mythes de l’Antiquité. Mais Zéno et la bibliothèque de sa petite ville se retrouvent au centre des visées terroristes d’un jeune écologiste déterminé à frapper fort pour tenter de freiner la destruction de la forêt. C’est dans une navette spatiale fuyant en 2146 la Terre dévastée en direction d’une autre planète, qu’une adolescente explorant virtuellement la vie grâce à la formidable bibliothèque stockée dans une incollable intelligence artificielle, devra elle aussi son salut à la découverte de l’utopie rédigée deux mille ans plus tôt…

Constatant avec mélancolie la fragilité de la littérature, dont une part s’évapore inexorablement au fil du temps, siphonnée par les guerres, la précarité et  les catastrophes naturelles en même temps que passent les générations humaines, Anthony Doerr s’émerveille en même temps de son universalité et de ses pouvoirs salvateurs. Dans un monde qui, à aucune époque, n’aura su s’affranchir de la violence, de la peur et du désespoir, il célèbre son enchantement possible grâce à la force de l’écriture et de l’imaginaire, à la capacité de la littérature de s’affranchir du temps et des frontières, de nous ouvrir les portes de l’utopie et de l’espoir. Et c’est avec un immense plaisir que, fasciné par la savante imbrication de chacun des récits qui forment ce roman-fleuve aux multiples atmosphères prégnantes, l’on se laisse emporter par sa narration aussi fluide, dense et vivante qu’érudite et pertinente.

« À chaque signe correspond un son, associer les sons revient à former des mots, et en associant les mots on finit par bâtir des univers. » On ne se lasse pas de celui que cet auteur, fort de son merveilleux talent de conteur et de son imagination sans pareille, nous donne à explorer. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Lorsque j’arrivai sur la place, les habitants étaient rassemblés sur des bancs. Devant eux, un corbeau, un choucas et une huppe de la taille d’un homme étaient en train de danser et alors je pris peur. Je constatai toutefois que leurs façons étaient paisibles, et vis parmi eux deux vieux compères qui décrivaient les merveilles de la cité qu’ils entendaient bâtir dans les nuages entre terre et ciel, loin des tracas des hommes et seulement accessible aux créatures ailées, une cité où nul ne souffrirait et où tous seraient doués de sagesse. Alors une vision surgit dans mon esprit : un palais aux tours dorées s’étageant au milieu des nuées, entouré de faucons, de chevaliers gambettes, de cailles, de gélinottes et de coucous, où des rivières de soupe jaillissaient du bec des fontaines, où les tortues circulaient chargées de gâteaux au miel, et où le vin coulait à flots de chaque côté des rues.


« Un reposoir, dit-il enfin. Tu connais ce mot ? Un lieu de repos. Un texte – un livre – est un lieu de repos pour les souvenirs de ceux qui ont vécu avant nous. Un moyen de préserver la mémoire après que l’âme a poursuivi son voyage. »          
Alors il ouvre grand les yeux, comme s’il contemplait le fond de ténèbres infinies.
« Mais les livres meurent, de la même manière que les humains. Ils succombent aux incendies ou aux inondations, à la morsure des vers ou aux caprices des tyrans. Si personne ne se soucie de les conserver, ils disparaissent de ce monde. Et quand un livre disparaît, la mémoire connaît une seconde mort. »


« Et dans notre histoire sur Noé et l’arche aux livres, sais-tu qui joue le rôle du Déluge ? »
Anna secoue la tête.
« Le temps. Jour après jour, année après année, il fait disparaître les vieux livres. Tu sais, ce manuscrit que tu nous as apporté ? C’est un texte d’Élien, un érudit qui a vécu sous l’Empire romain. Pour parvenir jusqu’à nous dans cette pièce, à ce moment précis, il a fallu qu’il traverse douze siècles. Un scribe a dû en faire une copie, puis un deuxième a reproduit cette copie des dizaines d’années plus tard, transformant le rouleau en codex, et ensuite, alors que les os du deuxième scribe reposaient depuis bien longtemps sous la terre, un troisième s’est chargé de le recopier encore. Et pendant tout ce temps, cet ouvrage était en danger. Un abbé irascible, un moine maladroit, une bougie renversée, une invasion barbare, des vers affamés – cela suffit à détruire le travail accompli au cours des siècles. 


Tu vois, petite, les choses qui paraissent les plus solides en ce monde – les montagnes, la fortune, les empires : leur stabilité n’est qu’illusoire. Nous les croyons destinées à durer, mais cela vient seulement de la brièveté de notre propre existence. 


Zénodote, lui dit-il.          
– Pardon ?          
– Le premier bibliothécaire de la bibliothèque d’Alexandrie. Il s’appelait Zénodote. Nommé par les rois de la dynastie ptolémaïque. 


Comme quoi l’Antiquité a été inventée pour nourrir les bibliothécaires et les professeurs.
 
 
Mon enfant, chacun de ces livres est un portail, une ouverture qui te donne accès à un autre lieu, à une autre époque. Tu as toute la vie devant toi, et ils ne te feront jamais défaut. 


« À une époque où la maladie, la guerre et la famine étaient un tourment quasi permanent, et où beaucoup connaissaient une fin précoce, engloutis par la terre ou la mer, ou simplement effacés, disparus pour toujours sans qu’on sache ce qu’il était advenu d’eux… » Son regard balaie les champs gelés à l’horizon et s’arrête sur les constructions basses du Camp no 5. « Imagine ce qu’on pouvait éprouver en entendant ces chants anciens sur le retour des héros. En se disant que c’était possible. »          
Plus bas, sur la couche de glace de la rivière Yalu, le vent remue d’amples tourbillons de neige. Rex se blottit sous sa veste.          
« Le principal, ce n’est pas le contenu du chant, mais le fait que le chant ait perduré. »


Ainsi font les dieux, dit-il, ils tissent les fils du désastre à l’étoffe de nos vies, afin d’inspirer un chant pour les générations à venir.


Toutes les graines, lui avait-il dit, sont voyageuses, mais il n’en existe pas de plus intrépide que celle du cocotier. Déposée sur une plage à portée de la marée qui l’entraînait dans l’eau, la graine du cocotier traversait facilement les océans, l’embryon de l’arbre à venir bien protégé par son enveloppe fibreuse, pourvu de réserves nutritives pour toute une année. Père avait tendu à Konstance la graine nimbée de buée, pour lui montrer à sa base les pores de germination : deux yeux et une bouche, selon lui, comme la figure d’un petit marin qui s’ouvre un chemin vers la vie en sifflotant.


Anna se rappelle alors ce que lui disait Licinius : raconter une histoire est une façon d’étirer le temps.
À l’époque où les bardes voyageaient de ville en ville pour réciter à qui voulait les entendre les chants anciens ancrés dans leur mémoire, ils différaient le dénouement du récit aussi longtemps que possible, improvisant un dernier vers, un ultime obstacle sur le chemin du héros : comme l’expliquait Licinius, capter une heure de plus l’attention du public, c’était l’espoir d’obtenir encore une coupe de vin, un morceau de pain, une nuit à l’abri des intempéries. Anna ignore qui était Antoine Diogène, mais elle l’imagine tailler sa plume, la tremper dans l’encre et tracer les mots sur le parchemin, dressant une nouvelle embûche sur la route d’Aethon et étirant le temps pour une autre raison : maintenir sa nièce un peu plus longtemps dans le monde des vivants.


Comment font les hommes pour se convaincre que d’autres doivent mourir afin qu’eux-mêmes puissent vivre ?


Rex lui a dit un jour que, parmi toutes les folies dont les hommes étaient capables, il n’existait peut-être rien de plus noble, rien qui nous rende aussi humbles que s’atteler à la traduction des langues mortes ; nous ne connaissons pas les sonorités du grec ancien parlé ; les équivalences entre les deux langues sont tout sauf évidentes ; dès le départ, nous sommes condamnés à l’échec. Et pourtant, cette démarche, cet effort pour amener sur nos rivages quelques phrases sauvées des ténèbres de l’Histoire, demeurait selon lui la plus belle des quêtes insensées.


Parfois, les choses que nous croyons perdues sont simplement cachées, attendant d’être redécouvertes. 


À dix-sept ans, il s’était convaincu que tous les humains qui l’entouraient étaient des parasites, prisonniers des diktats de la société de consommation. Mais en reconstituant la traduction de Zeno Ninis, il comprend que la vérité est infiniment plus complexe, qu’il y a de la beauté en chacun de nous, même si nous faisons partie du problème, et que faire partie du problème va de pair avec notre condition d’humains.

 

 

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