jeudi 9 février 2023

[McCann, Colum] Et que le vaste monde poursuive sa course folle

 


 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Et que le vaste monde poursuive
            sa course folle
            (Let The Great World Spin)

Auteur : Colum McCANN

Traduction : Jean-Luc PININGRE

Parution : en anglais (Irlande) en 2009
                  en français (Belfond) en 2013

Pages : 448

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

7 août 1974. Sur une corde tendue entre les Twin Towers s’élance un funambule. Un événement extraordinaire dans la vie de personnes ordinaires.

Corrigan, un prêtre irlandais, cherche Dieu au milieu des prostituées, des vieux, des miséreux du Bronx ; dans un luxueux appartement de Park Avenue, des mères de soldats disparus au Vietnam se réunissent pour partager leur douleur et découvrent qu’il y a entre elles des barrières que la mort même ne peut surmonter ; dans une prison new-yorkaise, Tillie, une prostituée épuisée, crie son désespoir de n’avoir su protéger sa fille et ses petits-enfants…

Une ronde de personnages dont les voix s’entremêlent pour restituer toute l’effervescence d’une époque. Porté par la grâce de l’écriture de Colum McCann, un roman vibrant, poignant, l’histoire d’un monde qui n’en finit pas de se relever.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Né en 1965 à Dublin, Colum McCann vit aujourd'hui à New York avec sa femme et leurs trois enfants..
Lauréat des prestigieux prix de littérature irlandaise Hennessy (1992) et Rooney (1994) pour ses nouvelles, il est l’auteur de trois recueils, La Rivière de l’exil, Ailleurs, en ce pays et Treize façons de voir, et de six romans, Le Chant du coyote, Les Saisons de la nuit, Danseur, Zoli, Et que le vaste monde poursuive sa course folle – prix littéraire du Festival de cinéma américain de Deauville, élu Meilleur Livre de l’année par le magazine Lire et lauréat du prestigieux National Book Award – et Transatlantic.
Il est aussi le maître d’œuvre d’Être un homme, qui rassemble soixante-quinze textes d’auteurs majeurs de la scène internationale pour son association, Narrative4, et d’un texte à dimension autobiographique, Lettres à un jeune auteur.
Tous ses ouvrages ont paru chez Belfond et sont repris chez 10/18.

 

Avis :

Le 7 août 1974, le funambule Philippe Petit tend un câble entre les deux tours du World Trade Center et traverse le vide à quatre cents mètres du sol. Un cliché immortalise sa petite silhouette noire posée sur le ciel entre les deux buildings, alors qu’au même instant, un avion surgi dans le champ photographique semble par illusion d’optique annoncer une collision prochaine. Autour de cette image réelle, si clairement métaphorique d’une ville de New York avançant, au bord du gouffre, vers son fatal destin, Colum McCann tisse ses propres fils pour dessiner l’Amérique des années soixante-dix…

Brièvement interrompues, comme en un arrêt sur image, par cette performance incroyablement audacieuse qui fait lever le nez et suspend le souffle des New-Yorkais, les vies au coeur de la fourmilière reprennent bien vite leur cours ordinaire. Toutes sont en quelque sorte aussi des exercices d’équilibristes, chacun cherchant sa voie à tâtons, meurtri, déboussolé, si ce n’est broyé par la machine infernale d’un monde emballé dans son irrépressible course folle. Dans l’enfer du Bronx, un prêtre irlandais, Corrigan, tente désespérément de soulager le sort de marginaux et de venir en aide à deux prostituées, Tillie et sa fille Jazzlyn, destinées à la prison. A l’opposé, dans les beaux quartiers de Park Avenue, pendant que son épouse cherche vainement un exutoire à sa douleur en rencontrant d’autres mères de soldats morts au Vietnam, le juge Soderberg constate, accablé, son impuissance face à l’incoercible marée de la délinquance, du crime et de la corruption.

Colum McCann aime s’emparer d’une image forte et réelle pour déployer ses fresques aux personnages inoubliables, à la croisée de la chronique sociale, du roman historique et de la mise en scène de nos désarrois face à notre absence de prise sur la trajectoire insensée du monde et de nos existences. Après Les saisons de la nuit, il nous plonge à nouveau dans les entrailles grouillantes de la ville de New York, au plus près de ses laissés-pour-compte, entremêlant réel et fiction pour un autre portrait coup-de-poing de l’Amérique. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’une fois entré dans son histoire et saisi par le rythme vibrant de son écriture, aiguisée par sa sobriété, l’on s’y sent au plus profond d’une réalité plus vraie que nature.

L’auteur nous sert encore une fois un roman magistral : d’un fait divers réel et de son expérience au contact des déshérités de l’Amérique, il tire une épopée impressionnante qui en dit long sur les réalités du Nouveau-Monde, mais aussi, sur notre quête de sens dans une société, qui, obsédée par ses priorités matérielles, en néglige les gouffres ouverts au fond de nous par son absurde inhumanité. (4/5)

 

Citations :

Emballé de papier brun, un paquet l’attendait sur ses draps. Je le lui ai jeté. Il a haussé les épaules, passé un doigt hésitant sur la ficelle qu’il a retirée. C’était une nouvelle couverture, une Foxford d’un bleu tendre. La déroulant jusqu’en bas du lit, il a regardé maman en hochant la tête.
Elle lui a caressé la joue de ses doigts repliés.
— Plus jamais, tu m’entends ?
L’incident était clos, mais deux ans plus tard il donnait cette couverture-là encore à un sans-logis, par une de ces nuits glaciales où, sur la pointe des pieds, il descendait l’escalier et filait au bord du canal. Son équation était simple : d’autres en avaient plus besoin que lui, et il acceptait par avance d’être puni. J’ai pris là ma première leçon de ce qu’il deviendrait, de ce que je constaterais plus tard chez les marginaux de New York, putes, rabatteurs et sans-espoir – tous ceux qui s’accrocheraient à lui comme à l’étoile de la miséricorde, plantée au-dessus d’un sac à merde qui porte le nom de monde.


Il aimait les endroits qui manquent de lumière. Les docks. Les asiles de nuit. Les coins de rue aux pavés brisés. Il traînait souvent avec les ivrognes de Frenchman’s Lane et de Spencer Row. Il apportait une bouteille, faisait passer. Lorsqu’elle revenait à lui, il buvait une rasade d’un geste exagéré et s’essuyait la bouche du revers de la main, comme un vrai pochetron. Ils voyaient bien qu’il n’y tenait pas vraiment, qu’il attendait sagement son tour. Je suppose qu’il se croyait à sa place. Les plus rosses se payaient sa tête mais il s’en fichait. Bien sûr qu’ils se servaient de lui : un morveux qui se mouchait dans les chaussures des pauvres. Mais il avait toujours trois sous en poche qu’il voulait bien donner, alors ils l’envoyaient chercher une autre boutanche à l’épicerie, et des cigarettes à l’unité. (…)
Ils ont fini par la lui faire, sa place. Il se glissait dans le paysage, se fondait dans la masse. Il les accompagnait à l’asile de Rutland, se vautrait contre le mur, écoutait leurs histoires : de longues divagations enracinées dans ce qui ressemblait à une tout autre Irlande. C’était pour lui un apprentissage : il s’immisçait dans leur misère comme s’il cherchait à se l’approprier. Il buvait. Fumait. Jamais il ne mentionnait son père, ni à moi ni à personne. Mais l’absent était là comme une évidence. Corrigan le délayait dans une bouteille de sherry, le recrachait tel un brin de tabac qui vous brûle la langue.


Nous avons traversé le South Bronx sous le ciel embrasé. Le couchant avait la couleur d’un muscle, strié de rose et de gris. L’œuvre des pyromanes. Les proprios, m’expliquait Corrigan, pratiquaient couramment l’arnaque à l’assurance. Moralité : des rues entières d’appartements et d’entrepôts abandonnés aux braises.
Des gangs de gamins occupaient les carrefours, où les feux restaient en permanence au rouge. D’immenses flaques d’eau stagnaient devant les bouches d’incendie. Un bâtiment de Willis Street à moitié effondré sur la chaussée. Des chiens errants fouillaient prudemment les décombres. Une enseigne au néon, cramée, se maintenait toute droite. Des camions de pompiers nous ont dépassés, puis deux voitures de flics qui se suivaient de près. Ici et là, des silhouettes émergeaient de l’ombre, des sans-logis avec des caddies pleins de fils électriques. On aurait dit des pionniers sur la route du lointain Ouest, poussant leurs chariots dans les plaines de la nuit.
— Qu’est-ce qu’ils font ?
— Ils pillent les bâtiments. Ils éventrent les murs et ils revendent les câbles de cuivre. Ça leur rapporte vingt cents le kilo, quelque chose comme ça.
 
 
Il était à la source des choses et je le comprenais maintenant : Corr était la lumière qui filtre sous la porte, et cette porte lui était fermée. Il ne s’en échapperait que par bribes et il finirait claquemuré derrière ce qu’il avait percé. Peut-être était-ce entièrement sa faute. Peut-être aimait-il les contradictions, les créait-il lui-même pour la simple raison qu’il ne savait pas vivre sans.


L’esprit prend d’excellentes photos, qu’il [le funambule] met dans un album pour entretenir le désespoir. On découpe proprement les bords, on recouvre de film plastique, puis on range l’album qu’on ressortira des décombres de nos vies.


Mais en définitive il [le funambule] savait que tout dépendait du câble. De lui et du câble. Soixante-quatre mètres de long au-dessus d’un gouffre béant. Les tours étaient conçues pour résister à des oscillations d’un mètre en cas de grand vent. Une violente rafale, un brusque changement de température étaient susceptibles de les faire tanguer. Alors le câble se raidirait et imprimerait des secousses. Un aléa qu’on ne pouvait exclure. S’il marchait, il faudrait résister ou partir en vol plané. Le câble pouvait également se briser, se détacher, et l’un des bouts tranchants décapiter quiconque aurait le malheur de se trouver sur son chemin. Tout devait être étudié avec un soin méticuleux : le tendeur, les moufles, les élingues, l’alignement. On aurait besoin de connaître précisément la résistance des torons. Il voulait une tension de trois tonnes. Mais plus un câble est tendu, plus la graisse a tendance à suinter. Et la graisse est sensible à la chaleur, elle se liquéfie rapidement et ruisselle sur l’acier.


Un de ces trucs qui ne peuvent arriver qu’ici, une de ces journées qui, sortant de l’ordinaire, faisaient oublier la foule des autres. New York dévoilait son âme de temps en temps, elle avait le chic pour ça. C’est une image qui vous agressait, un crime, une horreur, une splendeur, quelque chose de si inattendu que vous hochiez bêtement la tête, bouche bée, incrédule.
Il avait son idée sur la question. Si de tels événements avaient lieu, c’est que cette ville ne s’intéressait pas à l’histoire. L’imprévisible se produisait pour cette raison justement qu’elle se moquait du passé, qu’elle s’immergeait chaque jour dans le présent. New York n’avait pas besoin de croire en elle, comme Londres ou Athènes ; elle ne symbolisait pas le Nouveau Monde, comme Sydney ou Los Angeles. Elle se foutait bien de son rang. Il avait vu un T-shirt avec l’inscription : New York Fuckin’ City. C’était dans un sens comme s’il n’avait jamais existé qu’elle, et il en serait toujours ainsi.
Elle allait constamment de l’avant, qu’importe la veille ou l’avant-veille. Pour ne pas être la femme de Loth changée en statue de sel quand elle s’était retournée vers Sodome. Statufiés, Long Island et le New Jersey.
Il avait souvent dit à Claire que la chronologie s’évanouissait dans les murs. Voilà pourquoi il y avait si peu de monuments. Contrairement à Londres, où l’on trouvait à chaque coin de rue une figure historique, un mémorial, gravés ou sculptés dans la pierre. Il pouvait tout au plus situer une dizaine de statues proprement dites à Manhattan – plantées pour la plupart dans la Literary Walk de Central Park. Mais qui se promenait encore aujourd’hui à Central Park ? À moins d’y aller avec une division blindée, on était mort avant Sir Walter Scott. Personne ne voyait l’utilité de poser sa marque aux grands carrefours, que cela soit Broadway, Wall Street ou autour de Gracie Square. Pour quoi faire ? On ne mange pas les statues. On ne fornique pas avec les monuments. Impossible d’extorquer un million de dollars à un bronze. 


C’était une des raisons pour lesquelles Soderberg pensait que cette marche dans le ciel était un coup de génie. Un monument en soi. Cet homme s’était transformé en statue, en vraie statue new-yorkaise, instantanée, dans les airs au-dessus de la ville. Une statue qui se foutait du passé. Le type était monté au World Trade, avait tendu sa corde entre les Twins, les deux plus hauts gratte-ciel du monde. Rien que ça. Le culot. Le sang-froid. La vision.


Tous les jours une marée nouvelle rapportait les mêmes détritus. La racaille : un mot qu’il [le juge] avait longtemps refusé d’employer. Plus maintenant. Car c’est bien ce que c’était, même s’il lui était pénible de l’admettre. De la racaille. La mer laissait sur la rive un chargement de seringues, de sachets en plastiques, de chemises ensanglantées, de capotes, de morveux en tout genre. Il se tapait la lie de la lie. Les gens supposaient qu’il occupait des fonctions prestigieuses, un paradis de cuir et d’acajou dans les hautes sphères du pouvoir, mais grattez un peu, et derrière c’est le vide. Oui, on obtenait les bonnes tables dans les grands restaurants, et la famille de Claire était absolument ravie. Les gens dressaient l’oreille dans les réceptions, se serraient autour de lui, changeaient soudain de niveau de langue. Pas un avantage à proprement parler, mais c’était mieux que rien. C’était censé être un tremplin aussi, vers la Cour suprême ou une autre promotion mais, pour l’instant, cette porte-là ne s’était pas ouverte. En définitive, c’était tout simplement casse-pieds, prosaïque. Le baby-sitting élevé au rang de bureaucratie. 


À Yale, quand il était encore jeune, bouillonnant, il était sûr de devenir le centre de la terre, d’exercer toute sa vie une vive influence. À vingt ans, tous les gamins croient ça. L’égocentrisme est un attribut de la jeunesse. Oui, l’empreinte qu’on laissera, c’est ça. Les adultes apprennent tôt ou tard. On creuse un petit trou et on se coule dedans. On surmonte de son mieux le temps qui passe. 


Tu regrettes ton fils disparu, tu te réveilles au milieu de la nuit, tu trouves ta femme en pleurs, tu vas à la cuisine te faire un sandwich au fromage et tu te dis, au moins c’est un sandwich au fromage à Park Avenue, ça pourrait être pire, on aurait pu tomber plus bas, voilà ma prime : un soupir de soulagement.


Le tout premier jour, il était arrivé le cœur en fête. Par la grande entrée. Un moment à savourer. Il s’était acheté un costume chez un tailleur chic de Madison Avenue. Une cravate Gucci. Des mocassins à pampilles. Il était plein d’expectative. Au-dessus des portes dorées était gravé à l’extérieur : « The People are the Foundation of Power. » Il s’était arrêté pour bien s’en imprégner. À l’intérieur, le hall n’était que mouvement et confusion. Des maquereaux, des journalistes, des avocats marrons. Des types aux semelles compensées. Mauves. Des femmes qui tiraient leurs enfants derrière elles. Des clochards endormis dans les alcôves des fenêtres. Son cœur s’était serré à chaque nouveau pas. L’espace d’un instant, le bâtiment avait semblé garder quelque chose de sa gloire – les hauts plafonds, les vieilles balustrades en bois, le sol en marbre, mais plus il avançait, plus il défaillait. Les salles d’audience étaient encore pires qu’à son souvenir. Hébété, abattu, il avait erré un moment sans but. Les couloirs étaient pleins de graffitis. On fumait devant les salles d’audience. On marchandait dans les toilettes. Les procureurs avaient des toges trouées. Des flics véreux écumaient les lieux, à la recherche d’un pot-de-vin. Des adolescents se serraient la main selon un curieux rite. Des pères attendaient avec leurs filles défoncées. Des mères pleuraient sur l’épaule de garçons chevelus. Le cuir rouge des portes capitonnées était déchiré, fendu. Les magistrats avaient des cartables déglingués. Comme un spectre, il avait continué tout droit, pris l’ascenseur, tiré une chaise pour s’asseoir à son nouveau bureau. Trouvé un chewing-gum desséché sous le tiroir.


Fermer les yeux, mettre des œillères. Apprendre à perdre : le prix de la réussite.


Tant de chefs d’accusation étaient abandonnés. Les gosses plaidaient coupables, ou on les libérait après la provisoire, pour faire de la place sur les registres. Il avait un quota à respecter. Il rendait des comptes à l’administration. Les crimes étaient commués en délits. Une forme comme une autre de démolition. Il fallait manœuvrer la pelleteuse. On le jugeait sur la façon dont il jugeait : moins il donnait de travail aux collègues à l’étage, plus ils étaient contents de lui. Quatre-vingt-dix pour cent des affaires – même des infractions graves – devaient être classées sans suite. Il la voulait, sa promotion, oui, mais l’idée demeurait qu’il avait revêtu cette toge par-dessus ses belles idées, et que le tissu bon marché les avait absorbées.


(...) il observait ce défilé constant à l’audience et se demandait comment New York parvenait à être aussi répugnante. Une ville qui soulevait ses enfants par les cheveux, violait ses septuagénaires, incendiait le divan des amants, chapardait des confiseries, enfonçait des côtes, laissait des militants pacifistes cracher sur les représentants de l’ordre, des syndicalistes débraillés prendre le pas sur leurs employeurs, et la mafia s’emparait des plages et des promenades, les pères se servaient de leurs filles comme d’un cendrier, les bagarres dans les bars se transformaient en émeutes, des hommes d’affaires respectables urinaient sur les vitrines de Woolworth, on sortait des revolvers dans les pizzerias, des familles entières se faisaient descendre, les ambulanciers avaient le crâne fracassé, les junkies se shootaient sous la langue, les avocats se transformaient en escrocs, les vieilles dames perdaient leurs économies, les commerçants se trompaient dans la monnaie, le maire bidouillait, embobinait, mentait pendant que la ville lentement se réduisait en cendres, prête à s’enterrer de son plein gré dans le crime, le crime, le crime.


Presque tous plaidaient coupable, en échange de quoi ils obtenaient une peine supportable ; ou ils repartaient libres ; ou on leur faisait cracher une amende ridicule, et ils filaient gaiement dehors, d’un pas léger, pour recommencer les mêmes âneries et revenir au tribunal deux semaines plus tard. (…)
Un juge capable de conclure le maximum d’affaires dans le minimum de temps était un héros au Palais. Ouvrez grand les écluses, laissez couler le flot. Quiconque frayait dans le système et jouait un rôle à un quelconque échelon en prenait pour son grade. Les procureurs étaient choqués par les crimes – vols, viols, coups et blessures, homicides. Les jeunes substituts horrifiés par la longueur des listes qu’on leur soumettait. Les huissiers tordaient le nez sur les sentences : on aurait dit des policiers déçus, irrités par la clémence des juges. Les bafouillages énervaient les greffes. Les gens de l’aide juridictionnelle supportaient mal les dysfonctionnements, les embarras, les contretemps. Les délais contrariaient les contrôleurs judiciaires. Les simplifications à outrance crispaient les psychologues. La paperasse faisait râler les flics. Les condamnés contestaient les peines, aussi légères fussent-elles. Et les gars de l’encaissement s’insurgeaient contre le montant ridicule des cautions. Tout le monde était pieds et poings liés, et Soderberg, au beau milieu, devait rendre la justice, faire peser la balance du bon côté.
Le bien, le mal. La gauche, la droite. En haut, en bas. Il se représentait au bord d’un précipice, malade, pris de vertige, les yeux curieusement rivés vers le ciel.


Pourquoi ces filles-là se mettaient-elles toutes seules dans des situations impossibles, il y a longtemps qu’il se le demandait. Il a parcouru les extraits des casiers judiciaires devant lui. Deux carrières tout à fait glorieuses. La plus âgée de ces dames avait été inculpée environ soixante fois, et la plus jeune suivait la même pente : une infraction succédant à une autre, ça irait de plus en plus vite. Il avait vu ça mille fois. C’était comme ouvrir un robinet.


L’amour a cela de particulier qu’il se révèle dans le corps d’un autre.


Cette silhouette habitée, plaquée contre le ciel, une minuscule esquisse devant l’immensité. Un mince fil tendu entre les deux toits et l’avion par-dessus. Ses mains sous le balancier et l’espace au-delà.
La photo a été prise le jour du décès de sa mère, c’est notamment ce qui l’a séduite : le fait, tout simplement, qu’une chose aussi belle ait pu avoir lieu en même temps. Elle l’a trouvée, jaunissante, abîmée, il y a quatre ans dans un vide-grenier à San Francisco. Au fond d’un carton plein d’autres photos. Le monde finit par livrer ses surprises. Elle l’a achetée, fait encadrer et, depuis, elle la suit d’hôtel en hôtel.
Un homme là-haut dans les airs, tandis que l’avion s’engouffre, semble-t-il, dans un angle de la tour. Un petit bout de passé au croisement d’un plus grand. Comme si le funambule, en quelque sorte, avait anticipé l’avenir. L’intrusion du temps et de l’histoire. La collision des histoires. Nous attendons une explosion qui ne se produit pas. L’avion disparaît, l’homme arrive à l’extrémité. Rien ne s’écroule.

 

 

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