samedi 21 décembre 2024

[Tibon, Amir] Les portes de Gaza

 



Coup de coeur 💓

 

Titre : Les portes de Gaza
            (The Gates of Gaza)

Auteur : Amir TIBON

Traduction : Colin REINGEWIRTZ

Parution : en anglais (Israël) et
                   en français en 2024
                   (Christian Bourgois)

Pages : 480

 

 

 

 

 

 

PrĂ©sentation de l'Ă©diteur :  

Au petit matin du 7 octobre, quand ils sont rĂ©veillĂ©s par le sifflement des missiles, Amir Tibon et son Ă©pouse vivent dans le kibboutz Nahal Oz depuis plusieurs annĂ©es et ils connaissent les rĂšgles : il suffit de se prĂ©cipiter dans la piĂšce sĂ©curisĂ©e de la maison et d’attendre que la situation se calme. Mais ce samedi-lĂ , quand ils se rendent compte qu’il ne s’agit pas seulement d’une attaque de mortier, et que des terroristes du Hamas ont envahi leur communautĂ©, ils comprennent que la journĂ©e sera diffĂ©rente de toutes les autres alertes qu’ils ont connues.

Amir Tibon fait le rĂ©cit des onze heures qui suivent avec une simplicitĂ© poignante : il faut tout d’abord calmer leurs deux filles, ĂągĂ©es de trois ans et de vingt mois. Communiquer avec les autres membres du kibboutz. Joindre les proches Ă  Tel-Aviv. Ne pas paniquer quand on crible la maison de balles. Rester calme mĂȘme quand on apprend les massacres commis dans le voisinage immĂ©diat. Des atrocitĂ©s dont Amir et sa femme deviennent aussi des tĂ©moins auditifs.

Les Portes de Gaza, cependant, ne nous offre pas seulement ce rĂ©cit profondĂ©ment personnel de la journĂ©e du 7 octobre, car, en alternance avec son tĂ©moignage, Amir Tibon condense ici son analyse du conflit israĂ©lo-palestinien, notamment par le prisme de l’histoire du kibboutz Nahal Oz qui devait fĂȘter ses soixante-dix ans justement le soir du 7 octobre. Son analyse de la faillite Ă  la fois sĂ©curitaire et morale des annĂ©es de gouvernance Netanyahou est aussi implacable et prĂ©cise que sa connaissance des enjeux gĂ©opolitiques est vaste et limpide.

 

Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur : 

Amir Tibon, âgé de 35 ans, travaille en tant que correspondant diplomatique pour le quotidien israélien Haaretz et vivait dans le kibboutz Nahal Oz, situé à 700 mètres de la bande de Gaza, jusqu’au pogrome du 7 octobre 2023. Lui et sa famille ont été accueillis par un autre kibboutz au nord. Son livre sortira en traduction dans de très nombreux pays.

 

Avis :

Journaliste israĂ©lien survivant des attaques du 7 octobre par le Hamas, Amir Tibon met en perspective le rĂ©cit de cette journĂ©e qui tua prĂšs de 1200 civils et soldats avec un panorama Ă©clairant de l’histoire du conflit israĂ©lo-palestinien.

InstallĂ© depuis dix ans Ă  Nahal Oz, le kibboutz le plus proche – Ă  seulement sept cent mĂštres – de la frontiĂšre avec la bande de Gaza, Amir Tibon n’a cette nuit-lĂ  que quelques secondes pour gagner avec son Ă©pouse la piĂšce sĂ©curisĂ©e oĂč leurs deux filles – trois ans et demi et un an et neuf mois – ont, par prĂ©caution, l’habitude de dormir. C’est d’abord un dĂ©luge de roquettes et d’obus, puis le dĂ©ferlement dans le kibboutz d’attaquants dĂ©terminĂ©s Ă  dĂ©busquer, pour les abattre ou pour les emmener en otages, les habitants terrĂ©s dans leurs bunkers. Commence alors le rĂ©cit d’une interminable journĂ©e d’épouvante. Le couple entend les terroristes parcourir leur maison, les tirs, les explosions. La porte de leur refuge rĂ©sistera-t-elle ? Si elles se mettent Ă  pleurer, les fillettes ne finiront-elles pas par rĂ©vĂ©ler leur prĂ©sence ? Ils ont beau prĂ©server le plus longtemps possible la batterie de leur tĂ©lĂ©phone portable, les voilĂ  bientĂŽt totalement coupĂ©s du monde extĂ©rieur, Ă  affronter leur terreur dans l’obscuritĂ©, sans plus d’autres informations sur les Ă©vĂ©nements que les sons menaçants qui leur parviennent.

En mĂȘme temps qu’il relate son confinement aveugle et prĂ©caire, Amir Tibon retrace le dĂ©roulement prĂ©cis et documentĂ© des attaques et de la dĂ©fense qui se met en place avec son lot d’acteurs hĂ©roĂŻques, comme, parmi d’autres, son pĂšre, gĂ©nĂ©ral Ă  la retraite forcĂ© de reprendre du service. Tendues par le souvenir intact de sensations extrĂȘmes, entre horreur, incertitude et urgence, les deux narrations s’entremĂȘlent en une restitution factuelle, pudique et posĂ©e rendant fidĂšlement compte des Ă©vĂ©nements. Documentaire d’autant plus remarquable de luciditĂ© qu’écrit Ă  chaud, l’ouvrage prend encore une toute autre ampleur en s’inscrivant aussi dans une mise en perspective historique des relations israĂ©lo-palestiniennes depuis 1948. Se dessine alors la chronologie d’une catastrophe annoncĂ©e.

Car, des signes avant-coureurs, il y en eut mais que les autoritĂ©s israĂ©liennes nĂ©gligĂšrent. Et puis, journaliste au quotidien de centre gauche Haaretz, l’auteur dĂ©taille les ambiguĂŻtĂ©s de la politique de NĂ©tanyahou, son acceptation tacite d’un afflux massif d’argent qatari Ă  Gaza tombant pourtant en grande partie directement dans l’escarcelle du Hamas et des islamistes, ceci par souci d’affaiblir l’AutoritĂ© palestinienne et d’écarter toute perspective de crĂ©ation d’un Etat palestinien, mais aussi en vue d'acheter une paix pourtant dangereusement hypothĂ©quĂ©e et, s’assurant ainsi une réélection en avril 2020, Ă©chapper aux poursuites judiciaires qui le visaient au motif de collusion et de corruption. NĂ©tanyahou s’allie alors avec l’extrĂȘme droite suprĂ©maciste en la personne fort controversĂ©e d’Itamar Ben-Gvir, plusieurs fois poursuivi pour incitation Ă  l’émeute et Ă  la haine raciale, ainsi que pour que son soutien Ă  des activitĂ©s terroristes. 
 
Au lendemain des attaques, « le gouvernement n’était nulle part Â», souligne l’auteur, ni en soutien militaire sur le terrain, ni pour tenter de sauver les otages. « Le Hamas exigeait la libĂ©ration de milliers de prisonniers des prisons israĂ©liennes en Ă©change des otages, ce qu’IsraĂ«l ne manquerait pas de rejeter, mais mĂȘme cette demande farfelue montrait que l’organisation Ă©tait au moins ouverte Ă  la nĂ©gociation. Pouvait-on en dire autant de NĂ©tanyahou ? Â» RĂ©pondant par une violence aveugle, « en l’espace de quelques semaines, IsraĂ«l a transformĂ© la ville de Gaza, dans sa quasi-totalitĂ©, en une Ă©tendue de terre brĂ»lĂ©e. » 
 
Et de conclure : « Il n’y a plus de leaders dans ce pays aujourd’hui – ni du cĂŽtĂ© israĂ©lien, ni du cĂŽtĂ© palestinien. Ils sont remplacĂ©s par des psychopathes et des hommes Ă©gocentriques : certains d’entre eux rĂȘvent d’une guerre sans fin et de l’anĂ©antissement de l’autre camp, quel qu’en soit le prix ; d’autres sont trop faibles et incapables de s’opposer Ă  ceux qui nous ont tous entraĂźnĂ©s dans ce cauchemar. Ils ne se soucient pas le moins du monde de crĂ©er un avenir meilleur pour les gĂ©nĂ©rations Ă  venir, et encore moins d’assurer la paix, aujourd’hui, pour mes filles et leurs amis, ou pour les innombrables enfants qui souffrent des horreurs de cette guerre dans les nouveaux camps de rĂ©fugiĂ©s de Gaza. Â»

MĂȘlant expĂ©rience personnelle et analyse historique, un rĂ©cit documentĂ©, factuel et lucide qui, loin des passions aveuglant communĂ©ment les dĂ©bats, pose avec justesse la symĂ©trie meurtriĂšre entre IsraĂ«l et le Hamas. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Dani, comme la plupart des habitants de Nahal Oz, dĂ©sapprouvait les colonies, qu’il considĂ©rait comme un obstacle Ă  la paix. « Nahal Oz est nĂ© en qualitĂ© de kibboutz de premiĂšre ligne, dans le but de protĂ©ger la frontiĂšre, explique-t-il. Les colonies ont Ă©tĂ© construites dans le but d’effacer la frontiĂšre et de brouiller la distinction entre IsraĂ«l et Gaza. Il s’agit de deux missions totalement diffĂ©rentes. Â»
 

Cette cohorte de nationalistes religieux, qui reprĂ©sentent aujourd’hui environ 10 % de la population israĂ©lienne, est composĂ©e d’individus allant des modĂ©rĂ©s libĂ©raux aux extrĂ©mistes messianiques qui croient que la colonisation de l’ensemble d’IsraĂ«l, l’incitation au conflit avec les Palestiniens et in fine leur expulsion du territoire sont des conditions prĂ©alables Ă  l’arrivĂ©e du Messie juif, une figure sacrĂ©e qui fera entrer l’humanitĂ© dans une nouvelle Ăšre. Ce dernier groupe a toujours Ă©tĂ© minoritaire au sein du spectre plus large des nationalistes religieux d’IsraĂ«l, mais Ă  partir des annĂ©es 1980, il est devenu une force croissante parmi les colons, dĂ©fiant et affaiblissant d’autres factions plus modĂ©rĂ©es.
 

Les islamistes, pour leur part, se sont tenus Ă  l’écart de la rĂ©sistance armĂ©e, du moins au dĂ©but. Ils possĂ©daient un plan Ă  long terme et beaucoup de patience. Au cours des premiĂšres annĂ©es de l’occupation, ils se sont concentrĂ©s sur la dawa’, un mot arabe que l’on peut traduire par « invitation Ă  l’islam Â». Les islamistes ont proposĂ© Ă  la population de Gaza un rĂ©seau de services d’éducation, de santĂ© et d’aide sociale. Tout ce qu’ils demandaient en retour, c’était que les gens se « rapprochent Â» de l’islam et qu’ils adoptent un mode de vie plus religieux. Aux yeux des politiciens et militaires israĂ©liens, les islamistes apparaissaient ainsi comme une option sĂ©duisante face aux nationalistes laĂŻques belliqueux du Fatah et de l’OLP.
Ainsi, tandis que le Fatah Ă©tait occupĂ© Ă  attaquer IsraĂ«l, les islamistes travaillaient sur leur rĂ©seau d’institutions, se concentrant exclusivement sur la bataille des cƓurs et des esprits – parfois avec l’encouragement et le soutien des autoritĂ©s israĂ©liennes, heureuses d’aider des concurrents de l’OLP Ă  gagner en popularitĂ© et en crĂ©dibilitĂ© dans la rue. Il y a mĂȘme eu des rĂ©unions entre des hauts fonctionnaires israĂ©liens et des dirigeants islamistes, au cours desquelles les besoins de la population civile de Gaza ont Ă©tĂ© abordĂ©s. Les islamistes ont commencĂ© Ă  rĂ©unir d’importantes sommes d’argent en dehors de Gaza et Ă  les acheminer vers la bande pour financer leurs projets Ă©ducatifs et sociaux. Peu Ă  peu, ils ont pris le contrĂŽle de mosquĂ©es, d’écoles et d’universitĂ©s, sous l’Ɠil vigilant des occupants israĂ©liens.
 

À Gaza, l’annĂ©e 1987 s’est avĂ©rĂ©e relativement violente, et ce, dĂšs ses premiers jours. Des attaques armĂ©es ont Ă©tĂ© menĂ©es contre des colons et des soldats israĂ©liens, ainsi que des opĂ©rations militaires israĂ©liennes destinĂ©es Ă  Ă©touffer la rĂ©sistance montante. L’historien français Jean-Pierre Filiu attribue cette montĂ©e de la violence Ă  la « pression croissante Â» ressentie par les Palestiniens de Gaza en raison de l’expansion des colonies, qui ont accaparĂ© toujours davantage de terres, de ressources en eau et de cĂŽtes, et qui ont nĂ©cessitĂ© une prĂ©sence militaire de plus en plus importante dans la rĂ©gion. La plupart des experts israĂ©liens y voyaient cependant le rĂ©sultat de vingt ans d’occupation israĂ©lienne et le passage Ă  l’ñge adulte d’une nouvelle gĂ©nĂ©ration palestinienne qui avait vĂ©cu toute sa vie sous contrĂŽle israĂ©lien et qui n’était pas disposĂ©e Ă  s’y soumettre plus longtemps.
 
 
Sans utiliser ce terme, Sharon s’est rendu compte qu’IsraĂ«l dĂ©rivait vers un avenir proche de l’apartheid, ce qu’il redoutait moins pour des raisons morales que pour des raisons politiques pragmatiques. Il craignait qu’au cas oĂč IsraĂ«l ne prĂ©senterait pas un plan audacieux pour modifier le statu quo de l’occupation aprĂšs l’échec d’Oslo, les puissances mondiales essaieraient d’imposer une solution par l’intermĂ©diaire du Conseil de sĂ©curitĂ© des Nations unies et en conditionnant l’aide militaire Ă  IsraĂ«l. Un des scĂ©narios que Sharon redoutait particuliĂšrement Ă©tait un consensus international sur la crĂ©ation d’un État palestinien dans les frontiĂšres rĂ©gionales de 1967, une issue hypothĂ©tique que Sharon considĂ©rait comme un dĂ©sastre du point de vue sĂ©curitaire ; une option encore pire, selon lui, serait que l’on demande Ă  IsraĂ«l d’accorder la citoyennetĂ© et des droits Ă©gaux Ă  tous les Palestiniens vivant sous son contrĂŽle, ce qui aurait pour consĂ©quence de faire des Juifs une minoritĂ© dans le seul et unique État juif du monde.


En Ă©change de l’argent qatari, le Hamas a acceptĂ© de donner Ă  NĂ©tanyahou ce dont il avait le plus urgemment besoin avant les prochaines Ă©lections israĂ©liennes : le calme, achetĂ© et payĂ© avec l’aide du Qatar. Lorsque Lieberman a reprochĂ© Ă  NĂ©tanyahou d’avoir « achetĂ© la tranquillitĂ© Ă  court terme Â», c’est exactement Ă  cela qu’il faisait allusion. Mais il Ă©tait l’une des seules voix dans les hautes sphĂšres d’IsraĂ«l Ă  s’opposer Ă  cet arrangement.(
)
NĂ©tanyahou a expliquĂ© que les dons qataris aidaient le Hamas Ă  rester au contrĂŽle de Gaza – et que le maintien de l’organisation au pouvoir Ă©tait essentiel pour Ă©viter un regain de pression sur IsraĂ«l en faveur d’une solution Ă  deux États. La division palestinienne entre les parties de la Cisjordanie contrĂŽlĂ©es par l’AutoritĂ© palestinienne et la bande de Gaza rĂ©gie par le Hamas, a-t-il dit, Ă©tait favorable Ă  IsraĂ«l Ă  ce moment-lĂ  et devait ĂȘtre maintenue. (...)
Alors que NĂ©tanyahou faisait face Ă  des critiques croissantes Ă  propos des paiements qataris, ses porte-parole dans les mĂ©dias israĂ©liens – des experts qui avaient Ă©tĂ© ses fidĂšles soutiens pendant des annĂ©es, et dont certains ont ensuite Ă©tĂ© nommĂ©s Ă  diffĂ©rents postes dans son gouvernement â€“ ont utilisĂ© son argument sur la division interne des Palestiniens pour dĂ©fendre sa politique impopulaire. « Notez bien ce que je dis : NĂ©tanyahou maintient le Hamas sur pied pour que notre pays tout entier ne devienne pas comme les communautĂ©s frontaliĂšres de Gaza, a Ă©crit l’un d’entre eux fin 2018. Si le Hamas tombe, Abbas prendra le contrĂŽle de Gaza, et les gens de gauche pousseront alors Ă  la nĂ©gociation et Ă  la crĂ©ation d’un État palestinien. C’est pourquoi NĂ©tanyahou n’élimine pas le Hamas. Â»
Alors que le soutien du Premier ministre de la part de ses concitoyens s’amenuisait, il a trouvĂ© un partenaire improbable de l’autre cĂŽtĂ© de la frontiĂšre.


Avishay a ressenti un Ă©norme soulagement lorsque le nouveau gouvernement est entrĂ© en fonction. Il a grandi dans une famille qui soutenait le Likoud et ses parents ont continuĂ© Ă  voter pour NĂ©tanyahou tout au long des quatre tours de scrutin. Mais au fil des ans, Avishay lui-mĂȘme avait perdu ses illusions et fini par comprendre que cet homme n’était motivĂ© que par le pouvoir, qu’il semblait dĂ©terminĂ© Ă  conserver Ă  tout prix. Ce dĂ©sir avait conduit NĂ©tanyahou Ă  autoriser les paiements en espĂšces du Qatar au Hamas, et Ă  lĂ©gitimer le raciste et violent Ben Gvir. 


Il n’y a plus de leaders dans ce pays aujourd’hui – ni du cĂŽtĂ© israĂ©lien, ni du cĂŽtĂ© palestinien. Ils sont remplacĂ©s par des psychopathes et des hommes Ă©gocentriques : certains d’entre eux rĂȘvent d’une guerre sans fin et de l’anĂ©antissement de l’autre camp, quel qu’en soit le prix ; d’autres sont trop faibles et incapables de s’opposer Ă  ceux qui nous ont tous entraĂźnĂ©s dans ce cauchemar. Ils ne se soucient pas le moins du monde de crĂ©er un avenir meilleur pour les gĂ©nĂ©rations Ă  venir, et encore moins d’assurer la paix, aujourd’hui, pour mes filles et leurs amis, ou pour les innombrables enfants qui souffrent des horreurs de cette guerre dans les nouveaux camps de rĂ©fugiĂ©s de Gaza.


 

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