Coup de coeur đ
Titre : Les portes de Gaza
(The Gates of Gaza)
Auteur : Amir TIBON
Traduction : Colin REINGEWIRTZ
Parution : en anglais (Israël) et
en français en 2024
(Christian Bourgois)
Pages : 480
Présentation de l'éditeur :
Amir Tibon fait le rĂ©cit des onze heures qui suivent avec une simplicitĂ© poignante : il faut tout dâabord calmer leurs deux filles, ĂągĂ©es de trois ans et de vingt mois. Communiquer avec les autres membres du kibboutz. Joindre les proches Ă Tel-Aviv. Ne pas paniquer quand on crible la maison de balles. Rester calme mĂȘme quand on apprend les massacres commis dans le voisinage immĂ©diat. Des atrocitĂ©s dont Amir et sa femme deviennent aussi des tĂ©moins auditifs.
Les Portes de Gaza, cependant, ne nous offre pas seulement ce rĂ©cit profondĂ©ment personnel de la journĂ©e du 7 octobre, car, en alternance avec son tĂ©moignage, Amir Tibon condense ici son analyse du conflit israĂ©lo-palestinien, notamment par le prisme de lâhistoire du kibboutz Nahal Oz qui devait fĂȘter ses soixante-dix ans justement le soir du 7 octobre. Son analyse de la faillite Ă la fois sĂ©curitaire et morale des annĂ©es de gouvernance Netanyahou est aussi implacable et prĂ©cise que sa connaissance des enjeux gĂ©opolitiques est vaste et limpide.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Avis :
InstallĂ© depuis dix ans Ă Nahal Oz, le kibboutz le plus proche â Ă seulement sept cent mĂštres â de la frontiĂšre avec la bande de Gaza, Amir Tibon nâa cette nuit-lĂ que quelques secondes pour gagner avec son Ă©pouse la piĂšce sĂ©curisĂ©e oĂč leurs deux filles â trois ans et demi et un an et neuf mois â ont, par prĂ©caution, lâhabitude de dormir. Câest dâabord un dĂ©luge de roquettes et dâobus, puis le dĂ©ferlement dans le kibboutz dâattaquants dĂ©terminĂ©s Ă dĂ©busquer, pour les abattre ou pour les emmener en otages, les habitants terrĂ©s dans leurs bunkers. Commence alors le rĂ©cit dâune interminable journĂ©e dâĂ©pouvante. Le couple entend les terroristes parcourir leur maison, les tirs, les explosions. La porte de leur refuge rĂ©sistera-t-elle ? Si elles se mettent Ă pleurer, les fillettes ne finiront-elles pas par rĂ©vĂ©ler leur prĂ©sence ? Ils ont beau prĂ©server le plus longtemps possible la batterie de leur tĂ©lĂ©phone portable, les voilĂ bientĂŽt totalement coupĂ©s du monde extĂ©rieur, Ă affronter leur terreur dans lâobscuritĂ©, sans plus dâautres informations sur les Ă©vĂ©nements que les sons menaçants qui leur parviennent.
En mĂȘme temps quâil relate son confinement aveugle et prĂ©caire, Amir Tibon retrace le dĂ©roulement prĂ©cis et documentĂ© des attaques et de la dĂ©fense qui se met en place avec son lot dâacteurs hĂ©roĂŻques, comme, parmi dâautres, son pĂšre, gĂ©nĂ©ral Ă la retraite forcĂ© de reprendre du service. Tendues par le souvenir intact de sensations extrĂȘmes, entre horreur, incertitude et urgence, les deux narrations sâentremĂȘlent en une restitution factuelle, pudique et posĂ©e rendant fidĂšlement compte des Ă©vĂ©nements. Documentaire dâautant plus remarquable de luciditĂ© quâĂ©crit Ă chaud, lâouvrage prend encore une toute autre ampleur en sâinscrivant aussi dans une mise en perspective historique des relations israĂ©lo-palestiniennes depuis 1948. Se dessine alors la chronologie dâune catastrophe annoncĂ©e.
Car, des signes avant-coureurs, il y en eut mais que les autoritĂ©s israĂ©liennes nĂ©gligĂšrent. Et puis, journaliste au quotidien de centre gauche Haaretz, lâauteur dĂ©taille les ambiguĂŻtĂ©s de la politique de NĂ©tanyahou, son acceptation tacite dâun afflux massif dâargent qatari Ă Gaza tombant pourtant en grande partie directement dans lâescarcelle du Hamas et des islamistes, ceci par souci dâaffaiblir lâAutoritĂ© palestinienne et dâĂ©carter toute perspective de crĂ©ation dâun Etat palestinien, mais aussi en vue d'acheter une paix pourtant dangereusement hypothĂ©quĂ©e et, sâassurant ainsi une réélection en avril 2020, Ă©chapper aux poursuites judiciaires qui le visaient au motif de collusion et de corruption. NĂ©tanyahou sâallie alors avec lâextrĂȘme droite suprĂ©maciste en la personne fort controversĂ©e dâItamar Ben-Gvir, plusieurs fois poursuivi pour incitation Ă lâĂ©meute et Ă la haine raciale, ainsi que pour que son soutien Ă des activitĂ©s terroristes.
MĂȘlant expĂ©rience personnelle et analyse historique, un rĂ©cit documentĂ©, factuel et lucide qui, loin des passions aveuglant communĂ©ment les dĂ©bats, pose avec justesse la symĂ©trie meurtriĂšre entre IsraĂ«l et le Hamas. Coup de coeur. (5/5)
Citations :
Cette cohorte de nationalistes religieux, qui reprĂ©sentent aujourdâhui environ 10 % de la population israĂ©lienne, est composĂ©e dâindividus allant des modĂ©rĂ©s libĂ©raux aux extrĂ©mistes messianiques qui croient que la colonisation de lâensemble dâIsraĂ«l, lâincitation au conflit avec les Palestiniens et in fine leur expulsion du territoire sont des conditions prĂ©alables Ă lâarrivĂ©e du Messie juif, une figure sacrĂ©e qui fera entrer lâhumanitĂ© dans une nouvelle Ăšre. Ce dernier groupe a toujours Ă©tĂ© minoritaire au sein du spectre plus large des nationalistes religieux dâIsraĂ«l, mais Ă partir des annĂ©es 1980, il est devenu une force croissante parmi les colons, dĂ©fiant et affaiblissant dâautres factions plus modĂ©rĂ©es.
Les islamistes, pour leur part, se sont tenus Ă lâĂ©cart de la rĂ©sistance armĂ©e, du moins au dĂ©but. Ils possĂ©daient un plan Ă long terme et beaucoup de patience. Au cours des premiĂšres annĂ©es de lâoccupation, ils se sont concentrĂ©s sur la dawaâ, un mot arabe que lâon peut traduire par « invitation Ă lâislam ». Les islamistes ont proposĂ© Ă la population de Gaza un rĂ©seau de services dâĂ©ducation, de santĂ© et dâaide sociale. Tout ce quâils demandaient en retour, câĂ©tait que les gens se « rapprochent » de lâislam et quâils adoptent un mode de vie plus religieux. Aux yeux des politiciens et militaires israĂ©liens, les islamistes apparaissaient ainsi comme une option sĂ©duisante face aux nationalistes laĂŻques belliqueux du Fatah et de lâOLP.
Ainsi, tandis que le Fatah Ă©tait occupĂ© Ă attaquer IsraĂ«l, les islamistes travaillaient sur leur rĂ©seau dâinstitutions, se concentrant exclusivement sur la bataille des cĆurs et des esprits â parfois avec lâencouragement et le soutien des autoritĂ©s israĂ©liennes, heureuses dâaider des concurrents de lâOLP Ă gagner en popularitĂ© et en crĂ©dibilitĂ© dans la rue. Il y a mĂȘme eu des rĂ©unions entre des hauts fonctionnaires israĂ©liens et des dirigeants islamistes, au cours desquelles les besoins de la population civile de Gaza ont Ă©tĂ© abordĂ©s. Les islamistes ont commencĂ© Ă rĂ©unir dâimportantes sommes dâargent en dehors de Gaza et Ă les acheminer vers la bande pour financer leurs projets Ă©ducatifs et sociaux. Peu Ă peu, ils ont pris le contrĂŽle de mosquĂ©es, dâĂ©coles et dâuniversitĂ©s, sous lâĆil vigilant des occupants israĂ©liens.
Ă Gaza, lâannĂ©e 1987 sâest avĂ©rĂ©e relativement violente, et ce, dĂšs ses premiers jours. Des attaques armĂ©es ont Ă©tĂ© menĂ©es contre des colons et des soldats israĂ©liens, ainsi que des opĂ©rations militaires israĂ©liennes destinĂ©es Ă Ă©touffer la rĂ©sistance montante. Lâhistorien français Jean-Pierre Filiu attribue cette montĂ©e de la violence Ă la « pression croissante » ressentie par les Palestiniens de Gaza en raison de lâexpansion des colonies, qui ont accaparĂ© toujours davantage de terres, de ressources en eau et de cĂŽtes, et qui ont nĂ©cessitĂ© une prĂ©sence militaire de plus en plus importante dans la rĂ©gion. La plupart des experts israĂ©liens y voyaient cependant le rĂ©sultat de vingt ans dâoccupation israĂ©lienne et le passage Ă lâĂąge adulte dâune nouvelle gĂ©nĂ©ration palestinienne qui avait vĂ©cu toute sa vie sous contrĂŽle israĂ©lien et qui nâĂ©tait pas disposĂ©e Ă sây soumettre plus longtemps.
En Ă©change de lâargent qatari, le Hamas a acceptĂ© de donner Ă NĂ©tanyahou ce dont il avait le plus urgemment besoin avant les prochaines Ă©lections israĂ©liennes : le calme, achetĂ© et payĂ© avec lâaide du Qatar. Lorsque Lieberman a reprochĂ© Ă NĂ©tanyahou dâavoir « achetĂ© la tranquillitĂ© Ă court terme », câest exactement Ă cela quâil faisait allusion. Mais il Ă©tait lâune des seules voix dans les hautes sphĂšres dâIsraĂ«l Ă sâopposer Ă cet arrangement.(âŠ)
NĂ©tanyahou a expliquĂ© que les dons qataris aidaient le Hamas Ă rester au contrĂŽle de Gaza â et que le maintien de lâorganisation au pouvoir Ă©tait essentiel pour Ă©viter un regain de pression sur IsraĂ«l en faveur dâune solution Ă deux Ătats. La division palestinienne entre les parties de la Cisjordanie contrĂŽlĂ©es par lâAutoritĂ© palestinienne et la bande de Gaza rĂ©gie par le Hamas, a-t-il dit, Ă©tait favorable Ă IsraĂ«l Ă ce moment-lĂ et devait ĂȘtre maintenue. (...)
Alors que NĂ©tanyahou faisait face Ă des critiques croissantes Ă propos des paiements qataris, ses porte-parole dans les mĂ©dias israĂ©liens â des experts qui avaient Ă©tĂ© ses fidĂšles soutiens pendant des annĂ©es, et dont certains ont ensuite Ă©tĂ© nommĂ©s Ă diffĂ©rents postes dans son gouvernement â ont utilisĂ© son argument sur la division interne des Palestiniens pour dĂ©fendre sa politique impopulaire. « Notez bien ce que je dis : NĂ©tanyahou maintient le Hamas sur pied pour que notre pays tout entier ne devienne pas comme les communautĂ©s frontaliĂšres de Gaza, a Ă©crit lâun dâentre eux fin 2018. Si le Hamas tombe, Abbas prendra le contrĂŽle de Gaza, et les gens de gauche pousseront alors Ă la nĂ©gociation et Ă la crĂ©ation dâun Ătat palestinien. Câest pourquoi NĂ©tanyahou nâĂ©limine pas le Hamas. »
Alors que le soutien du Premier ministre de la part de ses concitoyens sâamenuisait, il a trouvĂ© un partenaire improbable de lâautre cĂŽtĂ© de la frontiĂšre.
Avishay a ressenti un Ă©norme soulagement lorsque le nouveau gouvernement est entrĂ© en fonction. Il a grandi dans une famille qui soutenait le Likoud et ses parents ont continuĂ© Ă voter pour NĂ©tanyahou tout au long des quatre tours de scrutin. Mais au fil des ans, Avishay lui-mĂȘme avait perdu ses illusions et fini par comprendre que cet homme nâĂ©tait motivĂ© que par le pouvoir, quâil semblait dĂ©terminĂ© Ă conserver Ă tout prix. Ce dĂ©sir avait conduit NĂ©tanyahou Ă autoriser les paiements en espĂšces du Qatar au Hamas, et Ă lĂ©gitimer le raciste et violent Ben Gvir.
Il nây a plus de leaders dans ce pays aujourdâhui â ni du cĂŽtĂ© israĂ©lien, ni du cĂŽtĂ© palestinien. Ils sont remplacĂ©s par des psychopathes et des hommes Ă©gocentriques : certains dâentre eux rĂȘvent dâune guerre sans fin et de lâanĂ©antissement de lâautre camp, quel quâen soit le prix ; dâautres sont trop faibles et incapables de sâopposer Ă ceux qui nous ont tous entraĂźnĂ©s dans ce cauchemar. Ils ne se soucient pas le moins du monde de crĂ©er un avenir meilleur pour les gĂ©nĂ©rations Ă venir, et encore moins dâassurer la paix, aujourdâhui, pour mes filles et leurs amis, ou pour les innombrables enfants qui souffrent des horreurs de cette guerre dans les nouveaux camps de rĂ©fugiĂ©s de Gaza.
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