Coup de coeur 💓
Titre : Les saisons de la nuit
(This Side of Brightness)
Auteur : Colum McCANN
Traduction : Renée KERISIT
Parution : en anglais (Irlande) en 1999
en français (Belfond) en 2007
Pages : 324
Présentation de l'éditeur :
À travers l'extraordinaire portrait d'une famille d'ouvriers américains, du début du siècle à nos jours, Colum McCann impose un univers romanesque d'une rare puissance, et une prose d'une beauté rude et lumineuse.
New York, 1916. Des terrassiers creusent les tunnels du métro sous l'East River. Des noirs, comme Nathan Walker, venu de sa Géorgie natale, des Italiens, des Polonais, des Irlandais… Pendant les dures heures de labeur dans les entrailles de la terre, une solidarité totale règne entre eux. Mais, à la surface, chacun garde ses distances, jusqu'au jour où un accident spectaculaire établit entre Walker et un de ses compagnons blancs un lien qui va sceller le destin de leurs descendants sur trois générations.
Manhattan, 1991. Sous le bourdonnement trépidant de la ville, un certain Treefrog, qu'un secret honteux a réduit à vivre dans ces mêmes tunnels, endure les rigueurs d'un hiver terrible, aux côtés d'autres déshérités réfugiés dans ce monde obscur.
Soixante-quinze ans séparent Nathan Walker de Treefrog, soixante-quinze ans marqués par le racisme, la pauvreté, les tabous sociaux et les bonheurs furtifs. Deux récits, d'abord parallèles, qui vont finir par se rejoindre et s'entrecroiser pour former une seule et même histoire d'amour et de rédemption.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Avis :
Des milliers de kilomètres de galeries forment les entrailles de New York : tunnels de métro, circuits d’adduction d’eau et canalisations d’égout, réseau de vapeur sous pression chauffant la ville, caves et salles autrefois aménagées en habitations pour les ouvriers qui creusaient ce dédale déployé sur dix-huit niveaux. S’y est progressivement réfugié tout un peuple-taupe, communauté invisible de déclassés clochardisés dont certains n’ont pas vu le jour depuis des années, monde inversé dont la ville en surface n’a bien souvent même pas conscience et où règnent obscurité, froid, peur et désespoir...
L’auteur, qui, à vingt-et-un ans, quittait son Irlande natale pour sillonner les Etats-Unis à bicyclette, exerçant mille petits boulots et croisant nombre de marginaux et de laissés-pour-compte, nourrit sa narration d’une expérience humaine qui lui confère authenticité et épaisseur. Transparents héros du quotidien, à réaliser silencieusement des tâches ingrates, souvent physiques, parfois dangereuses, qui, en échange de leur usure, les empêchent tout juste de ne pas sombrer dans une totale précarité ; misérables tombés pour de bon dans le bac à ordures de la société, relégués en des marges dont on détourne le regard : c’est une galerie de personnages méprisés et maltraités que l’écrivain met en lumière dans ce roman, leur redonnant humanité et dignité dans une évocation très largement impressionnante.
Nombreuses sont les scènes choc, à commencer par le spectaculaire accident venu ponctuer, en 1916, l’épique et mortel creusement du tunnel ferroviaire sous l’East River, mais aussi les vertigineuses et insensées acrobaties de ces « hommes-araignées » employés à la construction des gratte-ciel, et enfin, bien sûr, ce dantesque labyrinthe souterrain où, depuis les années soixante-dix, vient se terrer une population croissante de déshérités, réduits à partager l’existence des taupes et des rats. S’y mêlent blancs et noirs ; hommes, femmes, et même des enfants : tous avalés par la bête monstrueuse que paraît la ville de New York, coincés dans ses viscères enchevêtrés et obscurs pour une existence de pur cauchemar.
Jamais l’on ne s’ennuie dans cette vaste fresque couvrant plusieurs générations d’une même famille pour revenir inlassablement buter, en incessants allers-retours temporels, sur le destin souterrain d’un sans-abri à l’identité mystérieuse. Un livre magistral, reflet d’une réalité sociale qui, en ce qui concerne la frange des déshérités de l’Amérique, ne semble guère avoir progressé depuis un siècle. Coup de coeur. (5/5)
Citations :
« Air fout l’camp ! Merde ! »
Plus tard, au cinéma, il est obligé de se mettre au fond de la salle et, pendant le film, Le Roman comique de Charlot et Lolotte, les têtes lui cachent les moulinets de la canne de Charlot. L’égalité de l’ombre n’existe que dans les tunnels. Le premier syndicat intégré d’Amérique a été celui des travailleurs sous air comprimé. C’est seulement sous terre, il le sait bien, que la couleur est abolie, que les hommes deviennent des hommes.
Dans le tunnel du chemin de fer, le travail est plus facile que sous l’eau, mais tout aussi dangereux : des hommes y laissent leur vie quand des paquets de dynamite explosent entre leurs mains, leurs corps sont déchiquetés, leurs pouces volent si haut qu’on croirait qu’ils font du stop pour aller au ciel.
Elle s’assied sur les marches de l’escalier de secours, à l’abri des regards. Elle baisse une bretelle de sa robe et lève la tête face au soleil dans l’espoir vain de rivaliser avec son mari quant à la couleur de sa peau. Le patron d’une boutique de la 125e Rue vient de lui refuser d’essayer un chapeau. Il a fait une moue dégoûtée. Il avait entendu parler d’elle : quand on vit avec un nègre, lui a-t-il dit, on le devient soi-même. Il ne voulait pas de cheveux de nègre dans ses chapeaux. C’était pas bon pour le commerce. Il a prononcé ces mots avec l’écume aux lèvres, et son regard s’est durci. « Je veux bien vous en vendre un, a-t-il dit, mais pas question de l’essayer. »
Tu as déjà eu cette impression, lui demande-t-elle pendant qu’il lui masse les épaules, que leurs yeux te déchirent quand tu passes dans la rue ? Tu sais, tu passes et c’est comme s’ils te découpaient en rondelles. Comme si leurs yeux étaient des lames de rasoir.
Il fixe le plafond, son corps est une chambre noire de néant, creuse, vide. Il admet la nécessité du chagrin – si le chagrin s’efface, le souvenir aussi.
Les journées passent avec une lenteur perverse. Même le jour est long à s’éteindre. On dirait qu’un présent éternel remet sans cesse l’avenir à plus tard. Walker prend le temps en horreur. Il tourne la pendule face au mur. Le seul jour qu’il reconnaisse est le dimanche, parce que, par la fenêtre, il voit les gens qui vont à l’office. Il est agacé par leurs dents blanches, leur joie, l’assurance avec laquelle ils tiennent leur bible sous le bras. À les voir marcher ainsi sur la pointe des pieds, on croirait que les gospels les portent déjà. Ils vont à l’église pour faire monter leurs voix vers des cieux impuissants. Chanter leur aveuglement à l’unisson. Dieu n’existe que dans le bonheur, se dit Walker, ou au moins la promesse du bonheur.
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