mardi 7 février 2023

[McCann, Colum] Les saisons de la nuit

 



Coup de coeur 💓

 

Titre : Les saisons de la nuit
            (This Side of Brightness)

Auteur : Colum McCANN

Traduction : Renée KERISIT

Parution : en anglais (Irlande) en 1999
                  en français (Belfond) en 2007

Pages : 324

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Le roman qui a révélé Colum McCann, la superbe évocation d'une famille noire-américaine à New York, tout au long du XXe siècle.

À travers l'extraordinaire portrait d'une famille d'ouvriers américains, du début du siècle à nos jours, Colum McCann impose un univers romanesque d'une rare puissance, et une prose d'une beauté rude et lumineuse.

New York, 1916. Des terrassiers creusent les tunnels du métro sous l'East River. Des noirs, comme Nathan Walker, venu de sa Géorgie natale, des Italiens, des Polonais, des Irlandais… Pendant les dures heures de labeur dans les entrailles de la terre, une solidarité totale règne entre eux. Mais, à la surface, chacun garde ses distances, jusqu'au jour où un accident spectaculaire établit entre Walker et un de ses compagnons blancs un lien qui va sceller le destin de leurs descendants sur trois générations.

Manhattan, 1991. Sous le bourdonnement trépidant de la ville, un certain Treefrog, qu'un secret honteux a réduit à vivre dans ces mêmes tunnels, endure les rigueurs d'un hiver terrible, aux côtés d'autres déshérités réfugiés dans ce monde obscur.

Soixante-quinze ans séparent Nathan Walker de Treefrog, soixante-quinze ans marqués par le racisme, la pauvreté, les tabous sociaux et les bonheurs furtifs. Deux récits, d'abord parallèles, qui vont finir par se rejoindre et s'entrecroiser pour former une seule et même histoire d'amour et de rédemption.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Né en 1965 à Dublin, Colum McCann vit aujourd'hui à New York avec sa femme et leurs trois enfants.
Lauréat des prestigieux prix de littérature irlandaise Hennessy (1992) et Rooney (1994) pour ses nouvelles, il est l’auteur de trois recueils, La Rivière de l’exil, Ailleurs, en ce pays et Treize façons de voir, et de six romans, Le Chant du coyote, Les Saisons de la nuit, Danseur, Zoli, Et que le vaste monde poursuive sa course folle – prix littéraire du Festival de cinéma américain de Deauville, élu Meilleur Livre de l’année par le magazine Lire et lauréat du prestigieux National Book Award – et Transatlantic.
Il est aussi le maître d’œuvre d’Être un homme, qui rassemble soixante-quinze textes d’auteurs majeurs de la scène internationale pour son association, Narrative4, et d’un texte à dimension autobiographique, Lettres à un jeune auteur.
Tous ses ouvrages ont paru chez Belfond et sont repris chez 10/18.

 

Avis :

De 1916 à 1991, la même misère crasse règne sur l’envers du décor new-yorkais. Au début du siècle, le terrassier Nathan Walker est embauché au creusement des tunnels ferroviaires sous la ville. Il y risque sa vie dans des conditions innommables, gagnant juste de quoi subsister avec sa famille dans un taudis du Lower East Side. Soixante-quinze ans plus tard, le sans-abri Treefrog vit comme un rat dans un recoin de ces mêmes tunnels, sous Riverside Park, en plein Manhattan. Il est l’un de ces exclus formant à New York une cour des miracles confinée à l’abri des regards, sous la surface indifférente de la ville.

Des milliers de kilomètres de galeries forment les entrailles de New York : tunnels de métro, circuits d’adduction d’eau et canalisations d’égout, réseau de vapeur sous pression chauffant la ville, caves et salles autrefois aménagées en habitations pour les ouvriers qui creusaient ce dédale déployé sur dix-huit niveaux. S’y est progressivement réfugié tout un peuple-taupe, communauté invisible de déclassés clochardisés dont certains n’ont pas vu le jour depuis des années, monde inversé dont la ville en surface n’a bien souvent même pas conscience et où règnent obscurité, froid, peur et désespoir...
 
L’auteur, qui, à vingt-et-un ans, quittait son Irlande natale pour sillonner les Etats-Unis à bicyclette, exerçant mille petits boulots et croisant nombre de marginaux et de laissés-pour-compte, nourrit sa narration d’une expérience humaine qui lui confère authenticité et épaisseur. Transparents héros du quotidien, à réaliser silencieusement des tâches ingrates, souvent physiques, parfois dangereuses, qui, en échange de leur usure, les empêchent tout juste de ne pas sombrer dans une totale précarité ; misérables tombés pour de bon dans le bac à ordures de la société, relégués en des marges dont on détourne le regard : c’est une galerie de personnages méprisés et maltraités que l’écrivain met en lumière dans ce roman, leur redonnant humanité et dignité dans une évocation très largement impressionnante.

Nombreuses sont les scènes choc, à commencer par le spectaculaire accident venu ponctuer, en 1916, l’épique et mortel creusement du tunnel ferroviaire sous l’East River, mais aussi les vertigineuses et insensées acrobaties de ces « hommes-araignées » employés à la construction des gratte-ciel, et enfin, bien sûr, ce dantesque labyrinthe souterrain où, depuis les années soixante-dix, vient se terrer une population croissante de déshérités, réduits à partager l’existence des taupes et des rats. S’y mêlent blancs et noirs ;  hommes, femmes, et même des enfants : tous avalés par la bête monstrueuse que paraît la ville de New York, coincés dans ses viscères enchevêtrés et obscurs pour une existence de pur cauchemar.

Jamais l’on ne s’ennuie dans cette vaste fresque couvrant plusieurs générations d’une même famille pour revenir inlassablement buter, en incessants allers-retours temporels, sur le destin souterrain d’un sans-abri à l’identité mystérieuse. Un livre magistral, reflet d’une réalité sociale qui, en ce qui concerne la frange des déshérités de l’Amérique, ne semble guère avoir progressé depuis un siècle. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Et puis, à huit heures dix-sept, alors que Nathan Walker tourne le dos à la paroi, Rhubarbe Vannucci fait sa première tentative de phrase complète en anglais. Il en est à la moitié de son mouvement avec sa pelle, une épaule levée, l’autre baissée. Sans que Walker le voie, un trou minuscule vient d’apparaître dans la paroi, point fragile dans le lit du fleuve. L’air sous pression s’y engouffre en sifflant. Vannucci attrape un sac de foin pour combler la brèche, mais tout autour la terre part en tourbillon, l’air s’échappe, et l’orifice s’élargit. Au début, il est gros comme le poing, puis comme un cœur et comme une tête. L’Italien, impuissant, voit le jeune Noir projeté en arrière. Walker ne tient pas au sol. Il glisse vers le trou qui s’agrandit, il est aspiré à l’intérieur, sa pelle d’abord, puis ses deux bras tendus, suivis de la tête, jusqu’aux épaules, et là, son corps est arrêté et fait bouchon. Le haut du torse est prisonnier du limon tandis que les jambes sont toujours dans le tunnel. Walker se trouve face à la caillasse et au sable du fleuve. L’air qui s’échappe lui pousse les pieds. Il a les jambes aspirées dans un tourbillon de limon. Vannucci s’approche de la fuite et saisit Walker par les chevilles pour essayer de le tirer vers le bas. Pendant ce temps-là, les deux autres s’avancent, et ils entendent les paroles de l’Italien se répercuter autour d’eux :     
« Air fout l’camp ! Merde ! »


Plus tard, au cinéma, il est obligé de se mettre au fond de la salle et, pendant le film, Le Roman comique de Charlot et Lolotte, les têtes lui cachent les moulinets de la canne de Charlot. L’égalité de l’ombre n’existe que dans les tunnels. Le premier syndicat intégré d’Amérique a été celui des travailleurs sous air comprimé. C’est seulement sous terre, il le sait bien, que la couleur est abolie, que les hommes deviennent des hommes.


Dans le tunnel du chemin de fer, le travail est plus facile que sous l’eau, mais tout aussi dangereux : des hommes y laissent leur vie quand des paquets de dynamite explosent entre leurs mains, leurs corps sont déchiquetés, leurs pouces volent si haut qu’on croirait qu’ils font du stop pour aller au ciel.


Elle s’assied sur les marches de l’escalier de secours, à l’abri des regards. Elle baisse une bretelle de sa robe et lève la tête face au soleil dans l’espoir vain de rivaliser avec son mari quant à la couleur de sa peau. Le patron d’une boutique de la 125e Rue vient de lui refuser d’essayer un chapeau. Il a fait une moue dégoûtée. Il avait entendu parler d’elle : quand on vit avec un nègre, lui a-t-il dit, on le devient soi-même. Il ne voulait pas de cheveux de nègre dans ses chapeaux. C’était pas bon pour le commerce. Il a prononcé ces mots avec l’écume aux lèvres, et son regard s’est durci. « Je veux bien vous en vendre un, a-t-il dit, mais pas question de l’essayer. »


Tu as déjà eu cette impression, lui demande-t-elle pendant qu’il lui masse les épaules, que leurs yeux te déchirent quand tu passes dans la rue ? Tu sais, tu passes et c’est comme s’ils te découpaient en rondelles. Comme si leurs yeux étaient des lames de rasoir.
 
 
Il n’est venu ici qu’une seule fois, dans cette jungle d’acier, à quatre étages de profondeur sous Grand Central, au cœur du cœur de la ville. Les plafonds sont bas, les galeries étroites, le sol miné par le suintement des tuyaux de vapeur. C’est à cause de la chaleur que ce lieu s’appelle la Route de Birmanie – le nom est gribouillé en graffiti à l’entrée grimaçante de ces boyaux. Treefrog sait parfaitement qu’ils sont habités par des hommes et des femmes dont il doit se méfier. Il n’est pas des leurs, il est seulement de passage, lui qui vit encore dans un minimum de lumière. Il les a vus, les vrais damnés. Les uns tapis sous des banquettes jonchées de vêtements, d’autres perchés sur des poutres métalliques, d’autres encore cachés dans des réduits, ou bien terrés sous des canalisations éventrées. Des hommes et des femmes blessés, dans leur lazaret pour sans-abri. Il y a sept niveaux de tunnels en tout – il a entendu parler de meurtres et d’agressions au couteau, là, au fond. 


Il fixe le plafond, son corps est une chambre noire de néant, creuse, vide. Il admet la nécessité du chagrin – si le chagrin s’efface, le souvenir aussi.


Les journées passent avec une lenteur perverse. Même le jour est long à s’éteindre. On dirait qu’un présent éternel remet sans cesse l’avenir à plus tard. Walker prend le temps en horreur. Il tourne la pendule face au mur. Le seul jour qu’il reconnaisse est le dimanche, parce que, par la fenêtre, il voit les gens qui vont à l’office. Il est agacé par leurs dents blanches, leur joie, l’assurance avec laquelle ils tiennent leur bible sous le bras. À les voir marcher ainsi sur la pointe des pieds, on croirait que les gospels les portent déjà. Ils vont à l’église pour faire monter leurs voix vers des cieux impuissants. Chanter leur aveuglement à l’unisson. Dieu n’existe que dans le bonheur, se dit Walker, ou au moins la promesse du bonheur.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 


 

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire