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jeudi 16 janvier 2025

[Augier, Justine] Personne morale

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Personne morale

Auteur : Justine AUGIER

Parution : 2024 (Actes Sud)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Le cimentier Lafarge, fleuron de l’industrie française, est mis en cause devant les tribunaux pour avoir, dans la Syrie en guerre, maintenu coûte que coûte l’activité de son usine de Jalabiya jusqu’en septembre 2014, versant des millions de dollars à des groupes djihadistes, dont Daech, en taxes, droits de passage et rançons, exposant ses salariés syriens à la menace terroriste après avoir mis à l’abri le personnel expatrié.

Justine Augier documente le travail acharné d’une poignée de jeunes femmes – avocates, juristes, stagiaires – qui veulent croire en la justice, consacrent leur intelligence et leur inventivité à rendre tangible la notion de responsabilité. Leur objectif marque un tournant dans la lutte contre l’impunité de ces groupes superpuissants : faire vivre et répondre de ses actes cette “personne morale” qu’est l’entreprise, au-delà de ses dirigeants, pour atteindre un système où l’obsession du profit, la fuite en avant et la mise à distance rendent possible l’impensable.

Minutieux et palpitant, Personne morale fait entendre les voix des protagonistes et leurs langues, si révélatrices, explore la dysmétrie des forces, la nature irréductible de l’engagement des unes, du cynisme des autres. Dépliant, avec une attention extrême, un engrenage de faits difficiles à croire, ce livre est une quête de vérité qui traque dans le langage et dans le droit les failles, les fissures d’où pourrait surgir la lumière.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Après avoir passé cinq années à Jérusalem, trois à New York, et trois à Beyrouth, Justine Augier a provisoirement posé ses bagages – et ses trois enfants – à Paris.
Elle est l’autrice de deux romans parus chez Stock (Son absence, 2008 et En règle avec la nuit, 2010). En 2013, Actes Sud publie son récit polyphonique Jérusalem, portrait. En avril 2015, paraît son nouveau roman, Les idées noires.
Elle revient ensuite au récit littéraire avec le très impressionnant De l'ardeur (Histoire de Razan Zaitouneh, avocate syrienne) qui lui vaut le prix Renaudot Essai 2017. Elle retrace l'histoire de Razan Zaitouneh, dissidente syrienne enlevée en 2013, en même temps que Samira Khalil, l'épouse de Yassin al-Haj Saleh.
Avec Par une espèce de miracle (2021), elle accompagne dans l'exil celui qui devient sous nos yeux un ami et prolonge le geste qui fait de l'écriture le lieu de son engagement.
Elle est également l'autrice du roman pour adolescents Nous sommes tout un monde (Actes Sud junior, 2021) et a récemment traduit Avoir et se faire avoir de l'Américaine Eula Biss pour les éditions Rivages.
Croire. Sur les pouvoirs de la littérature paraît en janvier 2023. Le dernier récit de Justine Augier Personne morale paraît en 2024.

 

Avis :

Après De l’ardeur, récit consacré à l’avocate syrienne Razan Zaitouneh, figure de la révolution populaire du printemps 2011 portée disparue depuis 2013, Justine Augier s’intéresse, toujours dans le registre pot de terre contre pot de fer, à la persévérance d’une poignée de juristes françaises et allemandes soutenant une plainte contre le cimentier Lafarge pour “financement d’organisation terroriste”, “mise en danger délibérée d’autrui” et “complicité de crime contre l’humanité”.

Entre 2013 et 2014, alors que la guerre faisait rage en Syrie, la multinationale aurait financé le terrorisme et Daech pour maintenir en activité son usine de Jalabiy, à moins de cent kilomètres de Raqqa, évacuant ses expatriés mais fermant les yeux sur les dangers courus par ses salariés syriens. Interpelées par les témoignages de quelques-uns de ces hommes, une juriste et deux stagiaires de l’ONG Sherpa engagée dans la défense des droits humains et de l’environnement commençaient il y a huit ans à rassembler les faits et les preuves pour convaincre les juges d’instruction d’ouvrir une enquête.

Mis en examen depuis 2018, le groupe cimentier qui, également poursuivi aux Etats-Unis pour atteinte à la sécurité nationale, a préféré éviter le procès en plaidant coupable d’avoir financé l’État islamique et en s’acquittant d’une lourde amende, est encore en attente de jugement en France, ses avocats s’ingéniant à jouer la montre à coups de recours procéduriers. Toujours est-il qu’après la BNP au Rwanda et Lundin Energy au Soudan, toutes deux poursuivies pour crimes internationaux, c’est la première fois avec Lafarge qu’une personne morale doit rendre compte en France pour sa complicité dans des crimes contre l’humanité. Une avancée que le récit s’émerveille de devoir à la détermination d’une poignée de femmes employées par de petites associations et tenant miraculeusement tête aux armadas d’avocats des cabinets les plus puissants.

Car, et c’est sans doute ce qui rend ce livre tout à fait prenant, la trame narrative choisie par Justine Augier s’attache avant tout, au-delà de l’affaire Lafarge décrite avec sérieux et objectivité, à la dynamique impulsée par une minorité d’acteurs se relayant patiemment, sans jamais baisser les bras, pour faire contre-pouvoir et obtenir que des lignes réputées immuables finissent par bouger. D’un côté, des hommes de pouvoir obsédés par le profit. De l’autre, quelques femmes portées par leur foi dans le droit et s’appliquant avec inventivité à se glisser dans le moindre interstice favorable à la justice. C’est une longue course de relais, un véritable sacerdoce usant et souvent désespérant, mais aussi la démonstration que le progrès est permis dans la défense des droits humains face au cynisme de l’argent et du profit à tout crin.

Enquête documentée sur une affaire symbolique des (ir)responsabilités des entreprises présentes en zones de guerre, ce livre passionnant et accessible est surtout une réflexion pleine d’espoir sur l’engagement et sur l’idéalisme, et un vibrant hommage à celles et ceux qui, fourmis de l’ombre, se relaient pour la seule satisfaction de voir doucement progresser la cause de la justice et des droits de l’homme. (4/5)

 

Citations :

Quand elles en parlent et qu’on risque de les entendre, elles disent juste : L., et cette initiale a le pouvoir de faire surgir l’histoire : pour que leur cimenterie syrienne de Jalabiya continue de tourner malgré la guerre, les responsables de la multinationale et de sa filiale auraient financé des groupes armés, dont Daech, sans pouvoir ignorer les crimes commis par ces groupes ni leur gravité. Ils auraient aussi mis en danger la vie de leurs salariés syriens, qui devaient chaque jour passer des heures sur les routes pour se rendre à l’usine et en revenir, franchissant des checkpoints à l’aller puis au retour, se faisant attaquer et kidnapper parfois, alors que les dirigeants avaient jugé la zone trop dangereuse pour que leurs salariés expatriés continuent d’y travailler.
 

Elles ne viendront pas à bout de toute l’affaire, le savent et l’admettent, elles ne sont ni juges ni enquêtrices, connaissent leur rôle et ses limites : faire suffisamment bien pour convaincre les juges d’instruction d’ouvrir une enquête, pour caractériser chaque infraction identifiée en lui donnant corps, en réunissant assez de faits et de preuves.
 

Ces infractions se sont imposées à elles, nombreuses : financement d’entreprise terroriste, mise en danger délibérée de la vie d’autrui, exploitation abusive du travail d’autrui, conditions de travail indignes, travail forcé et réduction en servitude, négligence et complicité de crimes contre l’humanité. Jamais ce dernier chef d’accusation n’a été retenu contre une entreprise et le président de l’association leur dit que ce n’est pas raisonnable, que ça ne marchera jamais. Mais elles ont décidé d’essayer, coup de poker, parce qu’elles ont tout de suite éprouvé la justesse de ce chef pour lequel – et c’est peut-être aussi la raison qui les a poussées à le conserver – elles avancent sans jurisprudence, d’une façon flippante mais galvanisante, parce qu’elles ne répliquent rien mais ouvrent une voie et inventent.
 

Leurs motivations ne se recoupent pas complètement et ces femmes sont plus ou moins engagées, plus ou moins militantes, mais toutes sont convaincues que les multinationales doivent enfin devenir des justiciables comme les autres. 
 

En début d’après-midi, ils comparaissent les uns après les autres devant les juges d’instruction qui les interrogent à leur tour, de façon directe, en ramassant et en compressant les faits, comme pour aider les hommes à comprendre : Qu’est-ce qui justifiait que des organisations terroristes et notamment Daech – dont les actes criminels ont gravement et irrémédiablement porté atteinte à la France – soient ainsi financées à hauteur de la somme de 12 946 562 euros par Lafarge entre 2011 et 2015 ?
 
 
Pour les trois juristes, il ne suffit pas de viser des dirigeants qui pourront être licenciés sans que rien ne change vraiment dans la façon dont l’entreprise favorise le profit économique au détriment du respect des droits humains. Les responsables de Lafarge ont agi comme ils l’ont fait parce qu’ils fonctionnaient dans un système qui rendait possible la commission des crimes, et ces crimes ont d’abord profité au système, au groupe et à ses actionnaires, à la personne morale, notion trouble, nécessaire pour les uns et suspecte pour les autres, que la France a choisi de faire entrer dans son Code pénal au début des années 1990 : Les personnes morales sont responsables pénalement des infractions commises pour leur compte, par leurs organes ou leurs représentants, se dotant ainsi d’un outil pour mieux appréhender et incarner la puissance des grands acteurs économiques. Mais le droit international pénal ne retient pas ce concept qui divise, oppose ceux qui sont persuadés qu’il correspond à une réalité à ceux qui évoquent une construction, une “fiction juridique”, qui répètent qu’on ne peut pas dîner avec une personne morale, se demandent comment on peut prouver l’intention d’une telle personne et comment la faire asseoir sur le banc des accusés, qui ne cherchent pas à se la figurer, à l’imaginer, ignorant peut-être que parfois, la fiction reste un instrument puissant pour approcher les réalités les plus troubles.


Dans leur arrêt, les juges ont évoqué les crimes contre l’humanité commis par Daech, ont choisi d’en mentionner certains : l’exécution d’un garçon de quinze ans accusé de blasphème, l’exécution de quatre cents jeunes hommes à Tabqa, à quatre-vingts kilomètres au sud de l’usine, le 2 septembre 2014, la décapitation des jeunes de la tribu des Chaitat le 30 août 2014, pour leur refus de prêter allégeance.
Et puis ils ont écrit ces mots, qui inscrivent dans le droit une certaine conception de la responsabilité : C’est la multiplication d’actes de complicité qui permet de tels crimes.


Au moment où les grands actionnaires se retrouvent à Saint-Moritz, une proposition de loi est votée, une loi dont l’affaire Lafarge a sans doute précipité l’adoption et pour laquelle les juristes de Sherpa se battaient depuis des années, avec d’autres ONG sans compétences juridiques mais aux réseaux importants, avec certains députés et professeurs de droit, une loi qui vise à rendre les maisons mères responsables des actions de leurs filiales et sous-traitants.


Le procès devrait se tenir devant le tribunal correctionnel, convoquer les personnes mises en examen et la personne morale, sauf si Lafarge réussit à y échapper en se fondant sur le “non bis in idem”, mots qu’Anna prononce toujours vite et en marquant si bien la liaison qu’il m’a fallu un moment pour les détacher les uns des autres, et comprendre qu’ils évoquaient ce principe selon lequel on ne peut être jugé deux fois pour un même crime. L’entreprise a été reconnue coupable de financement du terrorisme aux États-Unis, mais Cannelle et Anna ont déjà identifié des pistes pour contrer cette attaque à venir, pour préparer le combat qui s’annonce, s’assurer que la personne morale sera bien représentée sur le banc des prévenus, peut-être en 2025 ou 2026, qu’elle écopera d’une amende à la juste hauteur des crimes commis mais peut-être aussi d’une ou plusieurs des autres peines prévues par le Code pénal français – dissolution, suspension, exclusion des marchés publics, surveillance –, ces peines qu’il a fallu inventer pour punir une entité qu’on ne peut envoyer en prison. 


Nous sommes de simples employés, incapables d’obtenir réparation où que ce soit. Et comme nous ne sommes pas des voyous, nous refusons de faire justice nous-mêmes. Pourtant nous avons joué le jeu, nous avons travaillé avec les juristes et les avocates, répondu aux questions des juges et des médias, avant d’attendre bien sagement pendant six ans, tandis que certains d’entre nous luttaient pour retrouver du travail ou tombaient malades. Et à la fin, personne ne nous dit : “Vous avez menti” ou “Vous avez eu tort”. Non, nous ne pourrons pas obtenir réparation à cause d’une simple question technique.
Où est donc votre fameuse justice ? On entend partout que pour être libres et voir ses droits respectés, il faut aller en Europe ; mais quelle différence finalement avec notre pays, dans lequel on peut être tués sans que personne ne s’en préoccupe ?


 

mercredi 10 juillet 2024

[Faye, Eric] Il suffit de traverser la rue

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Il suffit de traverser la rue

Auteur : Eric FAYE

Parution : 2023 (Seuil)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Années 2010, un journaliste vit de l’intérieur les convulsions de l’entreprise de presse pour laquelle il travaille depuis un certain temps : rachat, brutalité managériale, obsession du profit envers et contre tout... À l’occasion d’un plan de départs volontaires, il prend ses cliques et ses claques en saisissant au vol une opportunité de reconversion professionnelle. Mais, dans les méandres des organismes de formation qui sont un business à part entière, rien ne va se passer comme prévu, sous le regard de l’ex-homme d’information qui est aussi poète à ses heures perdues.

Au fil de ce roman, Eric Faye brosse le tableau d'une classe moyenne incapable de résister à l'offensive néo-libérale et de se mobiliser lorsqu'elle est attaquée.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Né en 1963, Éric Faye, ancien journaliste, est l'auteur de romans, nouvelles, récits de voyages et essais. Son recueil de nouvelles fantastiques, Je suis le gardien du phare (José Corti, 1997), a été couronné du prix des Deux-Magots. Il a été lauréat du Grand Prix du roman de l'Académie française pour Nagasaki, paru en 2010 et traduit dans une vingtaine de langues. Il suffit de traverser la rue est son douzième roman.

 

Avis :

Dans sa course au profit, la pourtant florissante agence de presse américaine MondoNews a commencé, depuis quelque temps déjà, la délocalisation de ses bureaux européens vers des pays à bas coûts. C’est maintenant le tour du bureau parisien, où un plan de départ volontaire vient tendre encore l’atmosphère kafkaïenne entretenue par les nouvelles méthodes de management du groupe. Mais tous les salariés n’y seront pas éligibles. A 57 ans et avec trois décennies d’ancienneté, le journaliste Aurélien Babel se retrouve au coeur d’une lutte pour le moins paradoxale : celle pour le droit d’être viré.

Eric Faye a longtemps exercé la profession de son personnage principal, et si son livre est un roman à part entière, avec sa part de réécriture de la réalité en même temps que d’invention de ses protagonistes, c’est tout de même bien un témoignage de son expérience qu’il nous livre ici, en insistant sur sa représentativité quand son vague alter ego déclare qu’il est la foule, cette «  part de la foule qui, dans ces années 2010, forme sans doute la première génération à avoir autant peur en temps de paix », et en lui insufflant une dimension politique, quand, en regard du titre renvoyant à une remarque d’Emmanuel Macron à un chômeur, il pointe, dans cette « petite saga des années 2010 », l’évolution récente des entreprises privées, du secteur de l’information mais pas seulement, dans une logique à ce point exclusivement financière qu’elle finit par devenir leur unique raison d’être, au grave détriment de l’éthique et de l’humain.

A l’approche d’une soixantaine qui ne lui laisse aucune illusion sur ses chances de retrouver un emploi ailleurs, Aurélien Babel constate qu’en externalisant et en délocalisant à tour de bras pour profiter d’une main d’oeuvre bon marché, ici sans métier ni qualification, MondoNews « est en train d’inventer le journalisme sans journalistes » et que c’est toute sa profession qui se retrouve dévoyée par la pression du « bankable ». L’information rentable, celle qui génère les clics, se met à prendre le pas sur une information parfois plus cruciale. Cette presse-là, qui ne se donne plus la peine d’investiguer ni de vérifier, manque à son rôle de fond et à sa fonction, essentielle pour la démocratie, de contrepoids aux différents pouvoirs.

Et puis, plus globalement, de décisions bêtement financières en absurdités bureaucratiques – comme ce formulaire en anglais transitant par l’Inde pour parvenir au siège et bloquant pendant des jours le simple remplacement du clavier d’ordinateur d’un Aurélien Babel privé de son plus indispensable outil de travail – , se développent au sein des entreprises des systèmes kafkaïens, où plus rien d’humain n’a de place. Pourtant, accrochées à leur salaire et à leur aisance, ces classes moyennes supérieures qui, corvéables à merci, explosent sous la pression des organisations qui les emploient, loin de lutter et de se défendre collectivement, se contentent de se faire la guerre dans une compétition acharnée qui achève de rendre leur quotidien infernal. Chez MondoNews, c’est à qui marchera sur son voisin pour bénéficier du plan de départ volontaire : un triste privilège qu’il faut conquérir de haute lutte…

Avec un humour et un style qui font de cette lecture un régal, Eric Faye met en scène un Lucien de Rubempré contemporain qui a perdu au moins autant d’illusions qu’en son temps, celui de Balzac. Sa si juste observation des métamorphoses actuelles de l’industrie de la presse, entre mondialisation et dumping social, interroge, plus globalement et au-delà de tout clivage politique, sur la place de l’homme dans le travail et sur les grandes orientations sociales du monde de demain. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations : 

Chez MondoNews, dans le monde réel, personne ne s’est jamais jeté dans le vide : climatisation oblige, les fenêtres sont constamment verrouillées. Et puis, persiflent les plus acerbes, le vide, c’est MondoNews, impossible de s’y jeter puisque nous en faisons déjà partie. Nous baignons dedans. Quant au grand patron, il serait difficile de le prendre en otage. Existe-t-il seulement, n’est-il pas plutôt une création numérique ou un hologramme ? De lui, nous ne voyons que les messages d’autosatisfaction qu’il nous envoie de son Olympe, de temps à autre, répétant que la stratégie suivie est la seule possible et nous invitant à persévérer sur la voie tracée. Pour le séquestrer, il faudrait effectuer un long voyage, s’introduire à l’intérieur d’un gratte-ciel de Seattle en déjouant la sécurité puis se hisser au sommet, dans le séjour des dieux de la presse, au cœur du Siège mondial de MondoNews. Le trouverions-nous, ou tomberions-nous sur un bureau désert ?
 

Je suis une part de la foule, cette part qui, dans ces années 2010, forme sans doute la première génération à avoir autant peur en temps de paix. Non pas peur que la guerre éclate, ce n’est pas ça… Peur de la paix. La paix comme offensive soft pour chasser l’humain du monde qu’il a engendré. Oh ! il n’y a pas à dire : c’est une guerre propre, et lente, méthodique. Et sans merci. L’homme civilisé est apparu au début de l’holocène ; il organise sa disparition aujourd’hui, en plein anthropocène, et n’aura besoin ni de l’arme atomique ni du dérèglement climatique pour parvenir à ses fins.
 

Ce que je vais ajouter maintenant paraîtra sans doute anodin, mais je ne prête pas suffisamment attention aux petits riens qui, dans la vie de tous les jours, annoncent les grandes ruptures. Si nous savions réellement observer, nous décèlerions ce qui est en devenir. Nous deviendrions des voyants. Probablement devrions-nous être davantage réceptifs aux signes avant-coureurs qui ne paient pas de mine. Mais cela impliquerait que nous nous fiions à notre intuition, que nous considérions attentivement les petits riens ; or on ne prend pas le temps d’écouter son intuition ni de repérer les signaux les plus faibles, ce qui est regrettable.
 

Ces dernières années, lorsque l’agence MondoNews avait commencé à partir à vau-l’eau, sujette aux méthodes de management et aux oukases des Nouveaux Maîtres (un groupe suédois, Team SK, nous avait rachetés), j’en étais venu à regretter les matins où je décrochais le téléphone la trouille au ventre, relisant mentalement les lignes que je venais d’écrire et attendant les reproches de notre surmoi.
J’étais loin d’être le seul dans ce cas. Nous regrettions presque le temps des convocations à la Loubianka et les reproches chuchotés à froid, c’est dire… « Regretter » n’est sans doute pas le mot exact, car il impliquerait une certaine dose de masochisme. Disons que nous avions l’impression que le travail fourni n’était plus valorisé ni estimé, et que la recherche de la qualité n’était plus l’objectif de la direction. Désormais, il fallait que chaque info rapporte. Que l’on comptabilise un maximum de « clics » pour chaque article mis en ligne… Oui, la disparition de Lemoine annonçait bien l’extinction d’un monde ; et, en s’en allant, Citizen Kane nous avait rappelé que, nous aussi, nous étions des dinosaures, et que, à toute époque, chacun est le dinosaure du monde suivant.
 
 
C’est dans ces moments-là, entre trois et cinq heures du matin, qu’un jeune homme se matérialisait parfois de l’autre côté des tables. Il m’observait en silence, sans me quitter des yeux. Je ne remarquais qu’au bout d’un certain temps sa présence fantomale, voisine de l’hologramme, et je le dévisageais sans mot dire. Il avait dans les vingt-trois ou vingt-quatre ans depuis toujours, c’est-à-dire depuis qu’il avait entrepris de me rendre visite au creux de la nuit. Je le connaissais bien. Devant moi se tenait celui que j’étais à mon arrivée chez Mondo, frais émoulu d’une école de journalisme, et avec ça timide et complexé, beaucoup trop « pur ». Un autre moi détaché du moi présent, en somme, avec ses rêves de jeunesse et ses projets pour meubler le vaste avenir. Oui, cette heure si particulière était propice à nos rencontres et jamais je n’ai eu d’échange plus profond que durant ces nuits-là, entre le moi des vingt-trois ans et celui que je peinais à être à quarante ou cinquante. Surtout, il avait le tact de ne pas me poser la question que je redoutais : « Qu’as-tu fait de ta vie, mon vieux, depuis la dernière fois ? De notre vie ? »


Il y a une grande part de nuit en chacun de nous, je crois. À ne pas confondre avec la « part d’ombre », bien sûr. La « part de nuit », c’est ce qui nous reste d’instinct et d’intuition, sous une chape de rationalité. Notre part chamanique, qui échappe à la Machine et aux tentatives de domestication.


Un jour, le moulin à rumeurs a recommencé de tourner. Des bruits insistants, concernant l’avenir du travail de nuit dans nos bureaux, ont remis ses ailes en mouvement. Depuis des années déjà, tout nouveau projet de la direction parisienne ou du Siège était synonyme de menace. Une année sans projet était une année de sursis, de tranquillité, dont nous profitions jusqu’au dernier instant. Nous avions la conviction que l’avenir nous en voulait. Oui, l’avenir était en embuscade, derrière les fourrés du temps, il guettait notre passage…


Les mines se sont assombries. Dans la foulée de Londres et de Madrid viendra notre tour, tout le monde en est persuadé. Ils arriveront chez nous pour dégraisser. À leurs yeux, nous, les salariés, nous ne sommes que de la graisse. Le cholestérol du capitalisme. Son mauvais cholestérol. 


Moi non plus, je ne manquais de rien. Nous vivions tous comme des coqs en pâte. Nous avions l’eau courante et l’électricité, nous mangions à notre faim et possédions des appareils, des objets à ne plus savoir qu’en faire. Nous vivions dans un pays de cocagne et pourtant, comme le beau-père Henry, je courais derrière le sommeil en fuite, refoulais le cafard en prenant chaque soir mes cachets bleus. Nous avions tout mais quelque chose manquait. Les malades de la Grande Peste ou les poilus de Verdun en auraient bien ri, de nos bobos à l’âme, tiens… Jour après jour, nous aurions dû nous réjouir de ne plus connaître la guerre ni la peste, et de pouvoir combler nos envies en quelques clics. Au lieu de ça nous coulions une existence d’animal triste, comme dans un zoo. C’est que notre souffrance lancinante n’était pas un petit bobo. Il nous arrivait quelque chose que, du fond de leurs drames, les pestiférés du Moyen Âge et les fantassins de Verdun n’auraient pu comprendre. S’ils avaient visité nos appartements, les pestiférés et les poilus n’en auraient pas cru leurs yeux. Le paradis ! auraient-ils pensé. Et pourtant notre souffrance était bel et bien réelle, et que l’on s’appelle Henry Montalivet, de centre droit, ou Aurélien Babel, de gauche, nous étions logés à la même enseigne. 
 
 
Je lui avais parlé aussi de la « marchandisation de l’information » : « Ils veulent vendre de l’information à bas coût, comme des T-shirts made in Bangladesh. Et les textes sur lesquels les clients ne “cliquent” pas, ils veulent qu’on cesse de les traiter… »


En somme, MondoNews inventait un concept nouveau : le journalisme sans journalistes. L’absence de qualifications des recrues de Constanța, Clémence Corap l’avait constatée par elle-même quelques mois plus tôt. Voilà cinq ans qu’elle dirigeait le service matières premières, qui avait permis de décrocher un nombre important de nouveaux clients francophones. Le Siège n’en avait pas moins décidé de le délocaliser, estimant que le traitement des communiqués et la rédaction de comptes rendus des contrats de blé tendre ou de blé dur pouvaient tout aussi bien être effectués en Roumanie. Aucun prétexte invoqué, aucun cache-misère. C’était ainsi. Et, pour partir sur de bonnes bases, la direction avait envoyé Clémence sur place, à Constanța, jugeant qu’elle était la mieux à même de former les nouvelles recrues. C’était comme faire une bouture, en somme, mais en déracinant la plante sur laquelle on la prélevait, car, à Paris, ce service n’existerait plus.


Voilà qui je suis, maintenant que je me suis présenté au long de ces pages. Et cependant, comme je l’ai recommandé au commencement de cette histoire, ne cherchez pas à me donner un visage. Non pas que je veuille me soustraire à quoi que ce soit ou que je n’existe pas ; mais en m’assignant une identité, vous en découvririez une foule. Je suis Aurélien Babel, certes, mais pas seulement. À ma façon je suis la foule. Cela peut paraître emphatique, dit comme ça, mais il y a du vrai. Je suis une part de la foule, cette part qui, dans ces années 2010, a formé sans doute la première génération à avoir autant peur en temps de paix. Non pas peur que la guerre éclate, ce n’est pas ça… Peur de la paix. La paix comme offensive soft pour chasser l’humain du monde qu’il a engendré. Et si cette foule-là a autant peur de la paix, je devine pourquoi, à présent que les choses ont eu lieu et que chacun quitte la scène : la foule a perdu le sens du combat. Elle s’est résignée. Or les tyrans ne sont puissants que parce que nous consentons à vivre à genoux, explique La Boétie. L’homme de la Renaissance acceptait sa servitude parce que tel était l’état dans lequel il avait grandi. Mais les choses ont changé depuis lors. L’homme de la classe moyenne naît libre et n’a pas la servitude pour coutume. Sa servitude, il la choisit. C’est qu’il espère. C’est qu’il a des biens. Il entend ne pas les perdre, il compte même en accroître l’étendue, pour ressembler un jour aux nantis de la classe d’au-dessus. Non seulement notre homme accepte le pouvoir, compose, mais il dédaigne la liberté. Il s’en méfie, alors que les dominants, il les connaît bien, pour les servir.


Ce qui subsistait de la rédaction francophone trimait sous la férule des nouveaux responsables, lesquels, dépassés, n’étaient plus que de molles courroies de transmission entre les rameurs et des supérieurs injoignables, enfermés dans la tour d’ivoire de Seattle. Comment les collègues réussissaient-ils à tenir encore ? Où trouvaient-ils le ressort de se lever pour rejoindre leur poste, matin après matin ? Le salaire – je ne voyais pas d’autre explication. La carotte et la pénurie d’emplois dans la profession. Ils faisaient le gros dos, dans l’espoir que ça passe. Les arrivistes baignaient dans leur jus, courant servilement au-devant des nouvelles consignes. Parfois, j’essayais d’imaginer Pascal Laure opposant un « non » à son supérieur et lui administrant publiquement un « coup de boule » pour le mettre à terre. Ce jour-là, les poules auraient des dents en or. 
 
 
Être invité à évaluer chaque prestation qu’on vous a fournie est décidément une des plaies de l’époque. Opportunities se disait « heureux » de m’avoir accompagné dans la gestion de ma carrière et attendait maintenant mon « retour d’expérience ». Le cabinet n’y allait pas par quatre chemins : il me promettait ni plus ni moins d’en tenir compte. Oui, il en tirerait les leçons et s’engageait même à adopter « les mesures nécessaires ». Ce sondage, de plus, ne me prendrait pas plus de cinq minutes.
Chacune de mes observations devait être convertie en chiffre, sur une échelle allant de 0 à 10, et impossible de les nuancer à l’aide de quelques mots. Impossible de laisser le moindre commentaire. Mes sentiments, mes impressions, mes réflexions devaient être traduits dans la langue des nombres. On me demandait entre autres d’évaluer les personnes avec qui j’avais « échangé » chez Opportunities. Cher monsieur Martineau, quel peut bien avoir été mon « niveau de satisfaction » vous concernant ? Notre rencontre valait-elle 4, ou 6, ou bien 7 ? La question méritait réflexion… Je crois que je lui ai collé une bonne note, pour qu’il puisse dépérir quelques années de plus dans son bureau tout blanc et rêver de « faire » l’Arménie. J’ai oublié quelle a été ma réponse aux autres questions. De quoi pouvaient-ils tenir compte, chez Opportunities, et quelles « mesures nécessaires » prendraient-ils ? Si je répondais par 0 à leurs questions, auraient-ils le cran d’interrompre leurs activités et procéderaient-ils à un suicide collectif, digne des samouraïs ? Allons… Le moment était venu pour eux d’aller tondre la laine sur d’autres dos – les dos voûtés de honte que la Machine expulsait d’elle comme des étrons, et mes réponses finiraient comme statistiques au fond d’un rapport que nul ne lirait. Au sortir de cet exercice, l’idée m’est venue de composer un poème uniquement à base de chiffres, pour sceller la défaite définitive des lettres. Et je me suis mis, par dérision, à noter le comportement d’Adèle, chacun de ses actes, chacune de ses paroles et de ses caresses sans oublier sa cuisine, trop salée, pas assez épicée, en espérant qu’elle en « tiendrait compte » et prendrait « les mesures nécessaires ». Sa tolérance vis-à-vis de ma plaisanterie n’a pas dépassé les vingt-quatre heures – elle a menacé de riposter en m’évaluant à son tour. Et je me suis demandé tristement si, au fond, ce n’était pas ce qui attendait l’amour et l’amitié, annuellement soumis à des évaluations de performances, de sorte que chaque fille noterait sa mère, chaque élève son maître ou bien chaque sœur son frère.

 

mardi 4 juin 2024

[Hinault, Caroline] Traverser les forêts

 




 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Traverser les forêts

Auteur : Caroline HINAULT

Parution : 2024 (Rouergue)

Pages : 192

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Trois femmes, une forêt.
La forêt c’est la dernière forêt primaire d’Europe, aux confins de la Pologne. Un sanctuaire sauvage peuplé d’une grande faune disparue ailleurs.
C’est là que vit Véra, journaliste biélorusse exilée depuis le printemps au milieu des arbres et des bêtes.
C’est là qu’est revenue s’installer Nina, elle qui a rêvé que sa beauté lui ouvrirait les portes de l’Occident mais qui, remâchant ses illusions perdues, occupe avec son fils l’ancienne maison forestière de ses parents.
C’est là, enfin, dans cette « zone rouge » où patrouillent désormais les militaires, qu’Alma tente de franchir la frontière.
Sans qu’elles le sachent, la forêt va entremêler le destin de ces trois femmes. Mais comment traverser ce labyrinthe ? Quelle direction prendre ?
Révélée par son formidable Solak, couronné de plusieurs prix littéraires, Caroline Hinault signe ici, sur les traces de la Divine Comédie de Dante, un magnifique deuxième roman inspiré d’événements ayant eu lieu à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie à l’automne 2021. Ses trois héroïnes, plongées au cœur de la forêt primaire, y explorent chacune une part de nos peurs et de nos désirs les plus profonds, et la façon dont le langage peut chercher à se faire contre-frontière poétique.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Née en 1981 à Saint-Brieuc, Caroline Hinault est agrégée de Lettres modernes. Elle enseigne la littérature à Rennes où elle vit aujourd'hui. Son premier roman, Solak, a paru dans la collection Rouergue noir en 2021. Salué par la critique, il a reçu huit prix littéraires dont le prix Michel Lebrun 2021, le Trophée 813 du roman francophone 2022 et le prix Marie-Claire-Blais 2023. En 2022 a paru dans la collection la brune un récit : In carna, fragments de grossesse. Son deuxième roman, Traverser les forêts, paraît en 2024.

 

Avis :

Après son formidable et multi-récompensé premier roman Solak qui livrait à eux-mêmes une poignée de fauves humains en pleine étendue arctique, Caroline Hinault continue son exploration des confins de la civilisation, cette fois au plus profond et inhospitalier de la dernière grande forêt primaire d’Europe, là où, entre Pologne et Biélorussie, la chasse aux migrants menée par le gouvernement de Varsovie tranche implacablement avec l’hospitalité qu’il accorde par ailleurs aux réfugiés ukrainiens. Plongée dans l’enfer de Białowieża…

Impénétrable, marécageuse et sauvage, soumise à un climat dur et froid aux interminables hivers, la forêt de Białowieża est un paradis pour la faune et la flore qui s’y épanouissent loin de toute influence humaine. Loups, ours, chevaux et bisons s’y heurtent pourtant en son beau milieu à un long et infranchissable mur de béton, acier et barbelés, édifié le long de la frontière polono-biélorusse. La Pologne qui entend barrer le passage aux migrants affluant du Moyen-Orient et d’Afrique a fait de la région une zone de non-droit, décrétant un état d’urgence qui lui permet d’écarter journalistes, ONG humanitaires et organisations internationales. Elle y pratique une traque aux migrants et aux militants qui tentent de leur venir en aide. Nombreux sont ceux qui, lorsqu’ils ne sont pas refoulés, errent jusqu’à la mort dans cet enfer désormais tristement semé de vestiges humains.

C’est en pensant à la Divine Comédie de Dante, dont les cercles entre Enfer et Paradis viennent se mêler au roman, que Caroline Hinault entrecroise dans ce labyrinthe forestier, autant éden que géhenne, le destin de trois femmes. La jeune Alma qui fuit la Syrie avec son frère vient buter sur le mur qui menace de mettre fin à leur épuisant voyage en les jetant, soit dans les bras des patrouilles, soit dans ceux, mortels, du froid et de la faim. Nina, descendue des rêves d’Occident que sa beauté semblait lui promettre, est revenue habiter cette région désormais « zone rouge », quadrillée par les militaires. Enfin, Véra, journaliste biélorusse en butte à la dictature de son pays, entend faire ici une pause solitaire, le temps d’une saison, pour « mettre à distance la saleté du monde » et écrire.

« Quoi d’autre que le taillage des mots pour tenter d’habiller ou déshabiller le réel et parvenir à tracer en soi une poéthique de la contre-horreur ? »
« Ecrire et lire me semblent de plus en plus un exercice de couture sociale, une contre-frontière nécessaire, qui relie en silence les êtres vivants. Lire et écrire, c’est finalement imiter ce que font les arbres depuis toujours : synthétiser les particules du monde pour les transmuer en oxygène. »


Armée du style direct et des images percutantes qui lui permettent si bien de nous prendre aux tripes, l’auteur nous électrise d’une narration hantée par les grandes préoccupations de notre siècle, alors que politiques et enjeux écologiques se heurtent de plus en plus sur le front de crises environnementales et migratoires. Embrassant l’ensemble de la problématique au travers de trois figures, une migrante, un témoin local et un regard extérieur, sa peinture à la fois réaliste et poétique nous étreint de son extrême intensité pour finalement trouver l’espoir entre nature writing, célébration des pouvoirs de contre-feu de la littérature et étincelles d’humanité subsistant même sous la plus épaisse couche de cendres.

Sans reproduire tout à fait le choc de son hypnotisant Solak, Caroline Hinault n’en réussit que mieux à nous étreindre le coeur avec ce second roman aussi addictif qu’impactant. (4/5)

 

Citations :

Tu songes que les frontières sont rarement des lignes droites mais plutôt de larges bandes mouvantes, des zones mobiles, sableuses, dans lesquelles on avance à petits pas, où l’on peut même parfois passer des années, en frontaliers d’une vie fantasmée.


Elle croise le regard d’un garde dans lequel elle devine la question qui brûle le fond des yeux de toute l’Europe. Pourquoi être partis de leur pays ? S’être jetés de leur plein gré sur les routes ? Et aussitôt, plus loin dans la prunelle, la sentence. Coupable. Qu’y aurait-il eu à répondre à cela ? Comment expliquer l’impasse à ceux qui ont toujours vécu au pays du choix ? Le point de bascule en soi auquel il faut accéder pour dire adieu, partir vers une langue et un pays inconnus ? Assumer la perte. Le risque. Soutenir le jugement. Affronter un destin que le monde estimera, de toute façon, mérité.
Alma n’aspire qu’à pouvoir porter son existence par elle-même. Elle aurait sans doute pu dire : si des millions des gens partent, y compris leurs enfants sous le bras, en laissant tout derrière eux, c’est bien qu’il y a une raison suffisante. C’est bien que ce qu’ils s’apprêtent à perdre et qui va les oblitérer d’une partie d’eux-mêmes ne peut plus concurrencer ce qu’ils espèrent gagner. Mais elle ne dit rien, évidemment. Elle songe en elle-même qu’on part aussi quand on a traversé une frontière intérieure. Quand on refuse que sa vie soit une unité finie, limitée, étranglée. Une aire de souveraineté mortifère sans espoir de dehors. Qu’y avait-il pour elle, dans son pays ? Guerre. Pauvreté. Persécution. Tristesse bouchée des jours.


Chaque nouvelle atrocité de la guerre qu’elle apprenait autour d’elle, dans son quartier, dans les rues de l’enfance, chaque nouveau pourquoi balancé dans la poubelle du sens, agrandissaient un peu plus le gouffre en elle. Le monde lui avait planté dans le cœur une douleur métallique dont l’anneau bipait à chaque mouvement. Elle sentait son moteur intérieur menacé d’une panne létale. Devait sauver sa peau. Fuir l’absence d’avenir dans un pays détruit. Les difficultés quotidiennes, immenses. Pour tout. Le tunnel obstrué des années devant soi. Et, plus profondément encore, plus intimement, la vie excavée des possibles. Il fallait faire un choix. Terrible. Qui nécessitait une force qu’elle ignorait avoir en elle. Tout quitter. Tenter de repousser l’obscurité.
Elle avait encore l’espoir, du haut de ses dix-huit ans, que quelque chose de beau l’attendait, qu’elle avait droit, elle aussi, à une part de lumière qu’il ne s’agissait pas de réclamer à quiconque, mais de construire, pour peu qu’on lui en laisse l’opportunité. Lorsque Bessem, son cousin dont le père était mort dans les geôles du régime, leur avait parlé des visas pour la Biélorussie, Alma avait choisi. Dans la cuisine, derrière le passe-plat rouge, ses parents avaient pleuré. Elle les avait serrés dans ses bras. Et murmuré : la vie ne peut pas être le regret qu’on en a de son vivant.


À quoi ça tient finalement, à la grande loterie de la vie, d’être confortablement installé dans un chez-soi, devant la télé, ou bien de l’autre côté de l’écran, tout entier contenu dans le terme de migrant ? Pourquoi ont-ils, justement eux, glissé dans le goulot du mot-bouteille, pour se retrouver comme ces maquettes miniatures de navires, embaumés vivants derrière la vitre des regards ?


Je me suis arrêtée derrière un tronc. La file laineuse avançait calmement. Une vingtaine de danseuses délicates chaussées d’invisibles molletons. Un long collier de poils recouvrait leur mâchoire, les stalactites de leur barbe pendaient sous les naseaux. La semi-cape du coffre paraissait une moquette enfilée par un animal plus chétif et formait une ligne de démarcation avec la toison postérieure plus rase, qu’on aurait crue tondue. [bisons] 


Tu ne t’es pas mariée et n’as pas eu d’enfants, au grand désespoir de tes parents qui te regardent encore parfois comme si tu avais arraché des lés entiers de papier peint sur le mur de leurs valeurs.


Il a ajouté qu’écrire, pour lui qui ne le faisait pas mais qui fait bien d’autres choses, c’était tenter, et qu’il valait sans doute mieux les essais de ceux qui risquent, plutôt que les certitudes de ceux qui, sans avoir cherché, pensent avoir trouvé.


Alors c’est vrai, j’ai choisi l’impureté du texte, l’exigeante imperfection du travail de scribe qui cherche à donner forme, dans la matière verbale, à ce qui nous traverse et emprunte, pour un moment, la voie de notre existence. J’ai choisi le langage, car quoi d’autre que ce fil tendu au-dessus du vide sur lequel progressent nos vies de funambule ? Quoi d’autre que le taillage des mots pour tenter d’habiller ou déshabiller le réel et parvenir à tracer en soi une poéthique de la contre-horreur ?


Depuis que je vis seule, ici, entourée de végétaux et d’animaux, écrire et lire me semblent de plus en plus un exercice de couture sociale, une contre-frontière nécessaire, qui relie en silence les êtres vivants. Lire et écrire, c’est finalement imiter ce que font les arbres depuis toujours : synthétiser les particules du monde pour les transmuer en oxygène.


On peut y voir une forme d’égoïsme, pire, une vision bourgeoise et égotiste de l’art car, bien sûr, ne pas pouvoir écrire ou lire ne tue pas le corps – pas aussi vite que la privation d’eau, de nourriture, de soin. Je crois pourtant que c’est un luxe nécessaire, un caprice vital qui revendique une part de miracle esthétique pour chacun, une résistance poétique face à la dureté du monde et la tyrannie de l’absurde.


Il sait oui, que cette forêt primaire qu’il aime tant, qui semble conçue pour le triomphe de la beauté et où croissent des espèces mutualistes, un bestiaire architecte, des arbres capables de fabriquer leur propre substance organique et d’en fournir aux autres, est en train de devenir un piège mortel pour réfugiés en quête d’un paradis qui ne veut pas d’eux.
Tu restes muette, l’article sous les yeux. C’est ton pays qui affrète des avions, main dans la main avec son voisin russe, pour déstabiliser l’Europe. Et visiblement, ça marche. Sikorski allait t’en parler, il se doutait bien que tu allais y être confrontée un jour ou l’autre, mais il ne savait pas comment apporter ces nouvelles dans le sanctuaire de vos discussions. Il retardait le moment de briser un lien spécial qui lui faisait du bien à lui aussi. Il emploie ces mots : sanctuaire, lien spécial, et cet aveu, malgré le contexte, te procure une joie acide.
Il t’explique qu’un réseau d’habitants s’organise pour collecter de la nourriture, du matériel, des duvets et déposer ces sacs de survie un peu partout près de la frontière, en espérant qu’ils soient trouvés.


On n’est qu’au début de quelque chose de terrible : le gouvernement veut accélérer la construction d’un mur, créer une « zone rouge » impossible d’accès sauf pour les riverains.
Il secoue la tête, dépité par cette volonté de clôturer un continent, de l’enfermer dans un nœud coulant d’acier : comment est-il possible qu’au moment où tant de gens luttent pour éviter la grande liquidation de la planète avant fermeture définitive, d’autres, à la grande braderie de la bêtise, aient dégoté la vieille fripe mitée du mur, promesse de béton, de pollution et d’abattage qui empêchera la libre circulation de toutes les espèces ?


Tu te trompes, tout le monde tangue, moi le premier. Le véritable enfer des humains, c’est ce désir de paradis en nous.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 

 

lundi 29 avril 2024

[Divry, Sophie] Fantastique histoire d'amour

 





J'ai aimé

 

Titre : Fantastique histoire d'amour

Auteur : Sophie DIVRY

Parution :  2024 (Seuil)

Pages : 512

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Bastien, inspecteur du travail à Lyon, est amené à enquêter sur un accident : un ouvrier employé dans une usine de traitement des déchets est mort broyé dans une compacteuse.
Maïa, journaliste scientifique, se rend au Cern, le prestigieux centre de recherche nucléaire à Genève, pour écrire un article sur le cristal scintillateur, un nouveau matériau dont les propriétés déconcertent ses inventeurs.
Bastien apprend que l’accident est en réalité un homicide. Maïa, elle, découvre que l’expérience a mal tourné. Sa tante, physicienne dans la grande institution suisse, lui demande de l’aider à se débarrasser de ce cristal devenu toxique.

Ce roman addictif qui emprunte aux codes de la série et du thriller est aussi une histoire d’amour. Une rencontre inattendue entre un homme, vaguement catholique et passablement alcoolique, et une femme, orpheline et fière, qui a érigé son indépendance en muraille.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Sophie Divry est née à Montpellier en 1979 et vit actuellement à Lyon. Elle a reçu la mention spéciale du prix Wepler pour La Condition pavillonnaire et le prix de la Page 111 pour Trois fois la fin du monde. Fantastique Histoire d’amour est son septième roman. Avec sensibilité, elle allie l’art du récit et une exploration de nos sociétés contemporaines.

 

 

Avis :

Enquête policière, thriller, romance et histoire fantastique : Sophie Divry mélange les genres sur fond très contemporain de solitudes, de souffrance au travail et de recherche scientifique, pour un épais roman aussi singulier qu’addictif.

Inspecteur du travail trouvant un réconfort approximatif dans une fréquentation accrue de la bouteille et des églises depuis que sa femme l’a largué, Bastien est amené à enquêter sur la mort d’un ouvrier, avalé par une compacteuse dans une usine de récupération de plastiques de la banlieue lyonnaise. Atteinte de « disparitionnite » au point d'en perdre son ordinateur professionnel et de se faire virer du magazine scientifique où, pigiste, elle s’efforçait de résister à la vague lucrative du sensationnalisme, Maïa s’intéresse aux travaux de recherche de sa tante dans les laboratoires du CERN à Genève et se retrouve impliquée dans la disparition d’échantillons de cristaux scintillateurs aux propriétés aussi dangereuses qu’inattendues.

Entre ces deux-là, rien de commun, si ce n’est que leurs deux enquêtes parallèles, nous plongeant au passage dans un piquant diptyque mariant analyse sociologique et vulgarisation scientifique, finissent par se rejoindre et, après avoir malicieusement fait lanterner le lecteur dans une suite haletante et rythmée de rebondissements, justifier les promesses du titre. Très fleur bleue, cette dernière partie viendrait presque faire retomber le soufflet, si l’ensemble du récit n’était porté par une plume vive à tendance corrosive, ébarbant à peine ses pointes de noirceur au contact d’une mélancolie tristement drôle.

Alors, fermant les yeux sur les aspects les plus faciles de la romance, l’on retient au final le plaisir d’une lecture détente, tendue par un suspense légèrement fantastique, délibérément romantique, mais dont on comprend qu’il masque à peine une lucidité abrasive sur les travers sociaux contemporains. Mieux vaut parfois rêver que pleurer… (3,5/5)

 

 

Citations :

Des souvenirs refoulés me remontaient à tout instant. Quelque chose cognait contre la paroi de mon angoisse, avec une force qui me dépassait. J’étais nul, ma vie était une erreur. Je ressassais la cruauté de mes parents à mon égard. Les coups, les mots. Je me rappelai ce soir où, collégien, j’avais surgi dans le salon en m’écriant : Je suis arrivé premier de ma classe au 100 mètres ! Ma mère était en train de nettoyer l’argenterie avec sa cousine. Elle m’avait répondu du tac au tac : Tu seras toujours premier sur le podium des imbéciles… J’avais ravalé mes larmes jusque dans ma chambre. Une mère normale aurait répondu autrement, je le savais. Mais il n’y a jamais d’autre mère.
 

Le soleil faisait fondre le gel à certains endroits, mais à d’autres l’ombre avait laissé des morceaux blancs intouchés, comme un sujet de conversation qu’il ne faut pas aborder.
 

L’accélérateur de particules du Cern engendre des millions de collisions de hadrons. Sauf que les hadrons sont invisibles. La lumière, elle, se quantifie, se mesure, s’étudie. Pour dire vite, si on envoie des hadrons dans un cristal scintillateur, ils vont le traverser et convertir la collision en lumière.


 

vendredi 22 mars 2024

[McCann, Colum] American Mother

 




J'ai beaucoup aimé

 

Titre : American Mother

Auteur : Colum McCANN

Traduction : Clément BAUDE

Parution :  en anglais en 2023,
                   en français en
2024 (Belfond)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Comment rester debout face à la violence, à l'horreur ? Comment regarder dans les yeux celui qui vous a enlevé ce que vous aviez de plus précieux ? Comment pardonner à l'assassin d'un des siens ? Comment garder espoir quand tant d'atrocités sont commises au nom de la religion ?

Toutes ces questions qui nous assaillent dans une actualité toujours plus tragique, Colum McCann y a été confronté lors de sa rencontre avec Diane Foley. Jour après jour, il l'a accompagnée au procès des bourreaux de Daech et a vu une mère au courage exceptionnel puiser dans sa foi et son humanisme la force d'affronter un de ceux qui ont torturé et décapité son fils, le journaliste américain James Foley.

Plongez dans une enquête vibrante sur les intégrismes religieux à travers l'histoire vraie de cette mère de famille face à l'horreur.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Né en 1965 à Dublin, Colum McCann est l’auteur de trois recueils de nouvelles et de sept romans, dont Et que le vaste monde poursuive sa course folle (prix littéraire du Festival de cinéma américain de Deauville et lauréat du National Book Award), et Apeirogon (Grand Prix des lectrices de Elle et prix du Meilleur Livre étranger).

 

 

Avis :

Après Apeirogon et le véridique combat conjoint pour la paix de deux pères endeuillés en Israël et en Palestine, Colum McCann met à l’honneur une autre figure, elle aussi incarnation de l’humanité face à la barbarie, en se faisant la plume de Diane Foley, la mère du journaliste américain James Foley exécuté par l’État islamique après deux ans d’une terrible captivité en Syrie.

En 2012, le journaliste free lance James Foley tourne un reportage en Syrie lorsqu’il est pris en otage par Daech. Pendant deux ans, il est détenu et torturé, et, le gouvernement américain se refusant à négocier avec les terroristes, ceux-ci finissent par le décapiter en diffusant la vidéo dans le monde entier. Horrifié par ces images, Colum McCann décide d’entrer en contact avec les proches de la victime après être tombé sur une photographie montrant le jeune homme plongé dans l’un de ses romans dans un bunker afghan. Il se rend en Nouvelle-Angleterre, dans le Nord-Est des Etats-Unis, là où ont grandi James et ses quatre frères et sœurs et où résident toujours leurs parents. Diane Foley accepte de raconter l’histoire de son fils, sa vocation de reporter de guerre, son enlèvement et sa détention avec d’autres journalistes et des humanitaires ressortissant de divers pays qui, eux, se démèneront pour les faire libérer, l’intransigeance des autorités américaines dans leur refus de céder au chantage, les deux longues années d’attente aboutissant à sa mort – apprise sur Twitter.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Car, pour surmonter l’horreur et le chagrin, Diane Foley se lance alors corps et âme dans un combat qui dure toujours et qui, de Barak Obama à Joe Biden, a complètement transformé la politique américaine à l’égard des otages et des individus emprisonnés de manière injustifiée. Aujourd’hui encore, cette « mère américaine » multiplie les engagements militants. En plus de la Fondation James Foley, elle a notamment cofondé l’association ACOS oeuvrant pour la protection des reporters free lance en zones de guerre. Animée d’une vraie foi, elle décide en 2021 de rencontrer l’un des assassins de son fils, tristement surnommés les « Beatles » parce qu’Anglais, convertis à l’islamisme et devenus soldats de Daech. Colum McCann l’accompagne alors dans son courageux rendez-vous avec cet homme, Alexanda Kotey, condamné à la perpétuité sans procès en échange de certaines obligations, comme celle de rencontrer les familles de victimes qui le souhaitent. Loin de tout esprit de haine et de vengeance, et parce que, pour mieux lutter contre la violence, il est essentiel d’essayer de comprendre, Diane vient pour écouter : « telle est maintenant sa mission. Elle doit écouter. »

Empli de sentiments contradictoires, le récit de l’entrevue est poignant. S’il ne sera jamais nettement question de regrets dans un échange trahissant un degré de sincérité variable chez l’assassin, ce dernier fera preuve d’émotion face à la si digne humanité de cette mère, tout en évoquant son ressentiment contre l’Amérique après des frappes qui tuèrent sous ses yeux l’épouse et le bébé d’un ami. L’homme laissant trois petites filles dans un camp en Syrie – pour quelle enfance ? –, Diane Foley qui, sans être sûre d’avoir tout à fait pardonné, dira ensuite avoir « réalisé que tout le monde était perdant », ira jusqu’à tenter de leur venir en aide…

Rédigée à la première personne pour mieux épouser la voix de cette femme impressionnante de courage et de force morale, cette non-fiction en tout point fidèle à la réalité fait de ce portrait, quasi hagiographique, un hommage appuyé à ces êtres qui, confrontés à la barbarie, trouvent les moyens de l’affronter de toute la force de leur humanité. « Parfois, on sait où est le bien. Parfois, on suit son instinct. Si on ne fait rien, rien ne se fait. » (4/5)

 

 

Citations :

Les plus grandes joies viennent après coup. Avec le temps, les rétroviseurs ont tendance à se nettoyer. J’adore compulser les vieux albums photos. J’aime à rouvrir le passé et à m’y replonger quelques instants. C’est une forme de nostalgie, bien sûr, mais la nostalgie nous fait toucher du doigt le présent. Nous sommes une accumulation de parcours.


Je commençais à me dire qu’une de nos tragédies, en tant que nation, était notre incapacité à comprendre les conflits étrangers. Trop souvent, nous ne cherchons pas à connaître véritablement notre ennemi. Ajoutez à cela un manque d’empathie et une exploitation hasardeuse des renseignements, et vous obtenez la recette d’un pays qui croit bien faire, quand en réalité il me semble souvent qu’on se tire une balle dans le pied.
Apprendre ce que l’on croit déjà connaître est impossible. C’est un résumé de l’Amérique. Nous croyons savoir. Donc nous n’apprenons pas.


En France, apparemment, les choses se passaient comme dans nul autre pays. Les Français se souciaient énormément de leurs otages. Cela faisait l’objet d’un débat national. On montrait presque tous les soirs leurs visages à la télévision. Leurs noms étaient sur les lèvres des écoliers. Je n’en revenais pas. J’étais admirative, voire jalouse, face à un tel soutien.


Jim fut l’un des dix-huit prisonniers occidentaux enlevés par le groupe jihadiste Daech. Les terroristes cherchaient à se faire passer pour une faction parmi d’autres, mais leur véritable identité devenait de plus en plus claire, surtout à mesure que les autres otages revenaient et témoignaient. Daech était dirigé par Abou Bakr al-Baghdadi, autoproclamé calife de l’État islamique. Le noyau du groupe des ravisseurs était constitué de trois jihadistes britanniques que les otages eux-mêmes avaient surnommés « les Beatles ».
Heureusement, je n’ai rien su de tout ça pendant la captivité de Jim. Mais les Beatles étaient impitoyables et cruels. (J’ai connu les détails plus tard, grâce aux otages libérés et aux articles n contrôle très strict sur leurs prisonniers. Ils n’hésitaient pas à avoir recours au waterboarding, à les suspendre au plafond par des menottes ou à se servir de câbles pour les frapper sur la plante des pieds. Ils s’habillaient de noir, portaient cagoules et gants, ne montraient jamais leur visage. Ils parlaient avec un fort accent cockney et étaient les pires idéalistes qui soient : fraîchement convertis à l’islam. En tant que Britanniques, ils haïssaient la Grande-Bretagne. Ils avaient honte de leur pays d’origine. Au nombre de leurs obsessions figuraient Guantanamo, Abou Ghraïb, la guerre contre l’islam et l’occupation américaine de l’Irak. Ils maintenaient leurs prisonniers pieds nus, au cas où ils tenteraient de fuir. Ils leur braquaient des pistolets sur la tempe, leur plaquaient des sabres contre la gorge, se livraient à des simulacres d’exécution pour les terroriser. Parodiant la guerre des États-Unis contre le terrorisme, ils utilisaient une technique de crucifixion : une reconstitution de la torture à Abou Ghraïb, par laquelle on force un homme cagoulé à rester debout, les bras écartés. Pas de clous, pas de croix. Mais des coups, incessants. Des techniques de privation de nourriture cruellement appliquées. Et il y avait le waterboarding.
On a dit que les Beatles étaient furieux que Jim et John Cantlie se soient convertis à l’islam – cela venait réduire leur champ des possibles en matière de torture. En effet, selon la loi islamique, la torture d’un musulman par un autre musulman obéit à des règles strictes, qui doivent être strictement appliquées. La torture des otages avait pour but de les humilier et de renforcer leur sentiment d’impuissance. Les bourreaux voulaient semer la panique. Et le message qu’ils entendaient envoyer ne s’arrêtait pas à la cellule où ils retenaient leurs prisonniers – ils souhaitaient que le monde entier connaisse la panique.
 
 
J’avais vu l’injustice partout. J’avais vu des gens dont la foi s’était brisée. J’avais vu un gouvernement abandonner ses citoyens et laisser les survivants ramasser les débris du naufrage. Des journalistes traités comme de simples poussières. J’avais vu certaines des choses les plus cruelles que des êtres humains peuvent s’infliger entre eux. Et pourtant, derrière tout cela, je savais qu’une ardeur et une bonté illuminaient encore le monde. J’avais rencontré aussi des êtres extraordinairement généreux et compatissants. J’avais aperçu des fissures dans le mur de la bureaucratie. J’avais découvert – et admiré – l’idée selon laquelle on pouvait être optimiste y compris face à la pire des réalités. Rester dans les ténèbres me paraissait lâche et mauvais. Avancer vers la lumière exigerait du courage. Il était beaucoup plus difficile d’être optimiste que pessimiste. L’optimisme existe en dehors de lui-même. Le pessimisme ne fait que se nourrir de lui-même.


Je devais tirer des conclusions de cette épreuve. Il était évident que notre gouvernement devait se ressaisir. Nous devions faire de la libération de tout citoyen américain enlevé ou injustement détenu une priorité nationale. Notre politique des otages américains devait être amendée afin de faciliter leur retour. Le gouvernement devait – à tout le moins – se montrer compatissant et transparent avec les familles. Avec un peu de dignité et de compréhension, on pouvait déjà avancer à grands pas. Il restait tant à faire pour empêcher les prises d’otage. Il fallait élever le niveau de conscience. Il fallait aussi travailler sur la formation préventive à la sécurité, notamment pour les travailleurs humanitaires et les journalistes, toujours plus ciblés.
En d’autres termes, nous devions aider à l’affirmation d’une prise de conscience nationale, aussi bien au sein de notre gouvernement que dans la population. Notre politique des otages, ces dernières années, n’était pas seulement sous assistance respiratoire : elle avait dépassé la cote d’alerte. Et nous avions besoin d’un réceptacle, d’une organisation pour accueillir au moins certaines solutions. Je ne savais pas très bien par où commencer, mais il y avait des précédents. Parmi eux, une association à but non lucratif nommée Hostage UK dont je me suis inspirée.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 




 

samedi 24 juin 2023

[Lemaitre, Pierre] Les années glorieuses 2 - Le silence et la colère

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le silence et la colère

Auteur : Pierre LEMAITRE

Parution : 2023 (Calmann Lévy)

Pages : 592

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

Après l'immense succès du Grand Monde
Un ogre de béton, une vilaine chute dans l’escalier, le Salon des arts ménagers, une grossesse problématique, la miraculée du Charleville-Paris, la propreté des Françaises, « Savons du  Levant, Savons des Gagnants », les lapins du laboratoire Delaveau, vingt mille francs de la main à la main, une affaire judiciaire relancée, la mort d’un village, le mystérieux professeur Keller, un boxeur amoureux, les nécessités du progrès, le chat Joseph, l’inexorable montée des eaux, une vendeuse aux yeux gris, la confession de l’ingénieur Destouches, un accident de voiture. Et trois histoires d’amour.
Un roman virtuose de Pierre Lemaitre

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Né à Paris, Pierre Lemaitre a enseigné aux adultes, notamment les littératures française et américaine, l’analyse littéraire et la culture générale. Il est aujourd’hui écrivain et scénariste. Ses romans ont été récompensés par de nombreux prix littéraires nationaux et internationaux. En 2013, le prix Goncourt lui est décerné pour Au revoir là-haut, premier volet de sa trilogie Les Enfants du désastre (Au revoir là-haut, Couleurs de l’incendie, Miroir de nos peines). En 2018, il a reçu le César de la meilleure adaptation avec Albert Dupontel pour ce même roman.

 

 

Avis :

Après Le Grand Monde qui ouvrait l’an dernier la trilogie des Années Glorieuses, l’on retrouve la famille Pelletier comme si l’on venait juste de la quitter. Quatre ans se sont écoulés depuis l’épilogue du premier tome, et, en cette année 1952, la reconstruction d’après-guerre s’achevant en même temps que bientôt la guerre d’Indochine, la narration se recentre sur les mutations sociales de la France qui, en ce début des Trente Glorieuses, quarante ans après les Etats-Unis, fait son entrée dans la société de consommation.

Pendant que Louis, toujours à la tête de sa savonnerie à Beyrouth, se prend de passion pour la boxe où l’un de ses ouvriers s’est mis en tête de percer, son épouse Angèle suit avec inquiétude le parcours de leurs trois enfants installés à Paris. Jean, toujours aussi mal marié et plus que jamais aux prises avec sa violence intérieure, œuvre à l’ouverture d’un grand magasin de prêt à porter bon marché, que le lecteur, amusé, associera volontiers au concept de l’enseigne Tati. François poursuit avec succès sa carrière à la rubrique faits divers du journal qui l’emploie, tandis qu’Hélène, engagée dans la profession de reporter-photographe, doit se frayer un chemin dans un monde d’hommes. Là encore, les clins d’oeil abondent, amenant à l’esprit le journal Paris-Match ou le magazine Elle, et évoquant même directement Françoise Giroud, dont un article sur l’hygiène des Françaises est reproduit en annexe du livre, ou le vrai village de Tignes, qui, comme dans le roman, tenta de résister à la destruction et à l’engloutissement promis par la construction d’un barrage hydroélectrique.

Mêlant avec dextérité tout un bouquet d’intrigues pimentées de suspense – l’étau se resserre notamment autour du tueur en série qui sévit depuis le début de la trilogie – et démultipliant ainsi l’addiction du lecteur, le récit épouse le tourbillon foisonnant de la vie et ne cesse de rebondir, sans baisse de rythme ni de crédibilité, pour mieux nous attacher à ses personnages, suffisamment bien campés pour convaincre et prendre vie. Mais que l’on ne s’y méprenne pas : sous ces apparences plaisantes de divertissement facile, le propos se colore souvent de gravité, touchant notamment du doigt la colère, de plus en plus mal rentrée, d’une génération de femmes à l’orée de la conquête de leur indépendance.

Si Geneviève, l’épouse de Jean, en est encore à une révolte inconsciente qui la transforme en terrible mégère, obstinée à lui faire payer sa souffrance « de n’être pas un homme » en se sabordant dans un rôle marital et maternel dont elle ne se satisfait pas, d’autres femmes commencent, encore silencieusement, à se battre pour leur liberté professionnelle et affective. Elles ont encore un long chemin à parcourir, preuves en sont la précarité et l’injustice qui déclenchent les grèves d’ouvrières, et, de manière plus spectaculaire encore, la chasse aux avortées et aux médecins avorteurs qui se poursuit alors dans la continuité des lois de Vichy. Si, depuis la Libération, l’avortement n’est plus passible de la peine de mort, il reste un délit traqué par des brigades policières spécialisées.

Tout aussi prenant et bien mené que le premier, ce deuxième opus de la dernière trilogie en date de Pierre Lemaitre ne déroge pas à la règle qui rend si remarquables les romans de l'auteur : le noyau central de son histoire, avec ses personnages et leur ressenti individuel, n’est que le prétexte d’une peinture beaucoup plus large d’une époque et de son contexte social, débouchant elle-même sur des perspectives sociétales d’une portée universelle. Alors quand l’intérêt se conjugue aussi bien au plaisir de lecture, l’on ne peut, naturellement, qu’attendre avec la plus grande impatience le prochain rendez-vous avec la famille Pelletier. (4/5)

 

 

Citations :

Geneviève estimait jouir d’une indiscutable supériorité sur Hélène et sur Nine : elle était mariée et attendait son deuxième enfant tandis que ces deux-là pouvaient se prétendre plus belles que les autres, c’étaient « des vieilles filles et voilà tout ! La Hélène, vingt-trois ans toujours célibataire, elle peut faire la fière, celle-là ! Quant à la sourdingue, elle c’est encore pire, elle a coiffé sainte Catherine ! On aurait dû lui offrir un chapeau avec des clochettes, ça ne l’aurait pas beaucoup dérangée… ». Ravie par toutes ces belles pensées, Geneviève croisait ses petites mains potelées sur la table et souriait aimablement, c’est ce qu’on fait quand on est en famille.


— Ah bon ? enchaînait-elle. Mais comment ça, elles sont sales, qu’est-ce que ça veut dire ?
— Je n’ai pas lu les articles, répondit François, ça paraîtra lundi. Mais on ne publie que des choses très documentées et le jugement est sans appel : les Françaises sont négligées.
Geneviève croisa les bras, méfiante.
— Parce que les Boches sont plus propres, peut-être !
— Les Allemandes, je ne sais pas s’il en sera question dans la série…
— Quelle série ? demanda Jean que la nouvelle du Charleville-Paris avait ébranlé.
— Des articles sur la propreté des Françaises, précisa François. Un par jour, pendant une semaine. Le patron garde le contenu jalousement, il s’attend à un tollé et je pense que c’est ce qu’il veut.
— J’espère qu’il y aura un second volet sur la propreté des hommes.
Toutes les têtes se tournèrent vers Nine dont la voix, menue comme sa personne, savait toutefois se faire entendre. Elle sourit gentiment en expliquant :
— Étant donné qu’elles s’occupent de leur linge, je vois mal comment des épouses sales feraient des maris propres…


La famille était réunie au grand complet pour la première fois depuis un an. Dans ces occasions, chacun mesure le temps à son aune. On relève la manière dont les autres vieillissent, on se rassure, on s’inquiète, c’est un moment triste et heureux, on se regarde, on se reconnaît, mais tout a changé.


Si l’avortement était une affaire de femmes, sa répression restait principalement une affaire d’hommes.
Il ne suffisait pas que nombre d’entre elles risquent la stérilité, il fallait encore qu’elles encourent des amendes et des peines de prison. Le législateur de 1939, qui avait accru la répression, fut bientôt semé par celui de 1942, un champion celui-là, qui éleva l’avortement au rang de crime contre la sûreté de l’État, la peine de mort n’était plus exclue pour les avorteurs comme en firent l’expérience Marie-Louise Giraud et Désiré Pioge en 1943, tous deux guillotinés. Au cours de ces années sombres, aiguillonné par l’Alliance nationale contre la dépopulation, une association de natalistes exaltés, notre législateur, très imaginatif, imagina même de sanctionner… sans preuve ! Le fait d’avoir tenté un avortement même si l’on n’en trouvait aucune trace vous faisait délinquante. En matière de droit, il était difficile de faire mieux.
 
 
Le plus sûr moyen de réprimer l’avortement consistant à décourager ceux qui le pratiquaient, les médecins, les sages-femmes risquaient des peines de prison ferme, des amendes considérables et la suspension voire l’interdiction définitive d’exercer. Étonnamment, ce n’est pas sous le régime de Vichy que la répression de ce « fléau social » avait été la plus vive mais… à la Libération. En 1946, on comptait mille comparants de plus qu’en 1943…


C’est ainsi que l’inspecteur venait jusque dans les étages interroger les patientes aux premières heures du matin, s’enquérir de leur grossesse malheureuse, remonter à la date de la conception, leur faire détailler les circonstances exactes de la fausse couche qui les avait conduites ici, les cuisiner sur leur désir d’enfant, leurs rapports avec leur mari, supputer un amant, leur rappeler parfois qu’elles avaient déjà procédé à un curetage (il n’était pas rare qu’il se fasse monter les registres des années précédentes), les menacer d’une expertise médicale, mentionner la peine qu’elles encouraient en cas de fausse déclaration, souligner ce que risquaient les complices, mari, mère, voisines, sœurs, exiger le nom de… Les deux minutes se transformaient alors en un long interrogatoire serré qu’enduraient des femmes terrifiées qui avaient subi un curetage, n’avaient quasiment pas dormi depuis une trentaine d’heures et qui souvent pleuraient parce qu’elles avaient perdu le bébé qu’elles espéraient, ce que Palmari mettait la plupart du temps sur le compte de la dissimulation.


Notre inconscient nous écoute, la réciproque est rare.

 

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