mercredi 1 décembre 2021

[Hinault, Caroline] Solak

 


 
 

 

Au-delà du coup de coeur

Titre : Solak

Auteur : Caroline HINAULT

Parution : 2021 (Rouergue)

Pages : 128

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Sur la presqu’île de Solak, au nord du cercle polaire arctique, trois hommes cohabitent tant bien que mal. Grizzly est un scientifique idéaliste qui effectue des observations climatologiques ; Roq et Piotr sont deux militaires au passé trouble, en charge de la surveillance du territoire et de son drapeau. Une tension s’installe lorsqu’arrive la recrue, un jeune soldat énigmatique, hélitreuillé juste avant l’hiver arctique et sa grande nuit. Sa présence muette, menaçante, exacerbe la violence latente qui existait au sein du groupe. Quand la nuit polaire tombe pour plusieurs mois, il devient évident qu’un drame va se produire. Qui est véritablement la recrue ? De quel côté frappera la tragédie ?
Dans ce premier roman écrit « à l’os », tout entier dans un sentiment de révolte qui en a façonné la langue, Caroline Hinault installe aux confins des territoires de l’imaginaire un huis clos glaçant, dont la tension exprimée à travers le flux de pensée du narrateur innerve les pages jusqu’à son explosion finale.
 

   

Un mot sur l'auteur :

Née en 1981 à Saint-Brieuc, Caroline Hinault est agrégée de Lettres modernes. Elle enseigne la littérature à Rennes où elle vit aujourd'hui.

 

 

Avis :

Un drapeau et une poignée de baraquements dans l’étendue arctique : c’est là, sur la base militaire de Solak, que cohabitent péniblement le climatologue Grizzly et deux engagés au passé trouble, Roq et Piotr. L’arrivée d’un jeune soldat stressé, difficile à cerner et muet, juste avant que ne commence la grande nuit de l’hiver arctique, vient bousculer le précaire équilibre du petit groupe. La tension devient si explosive que le drame semble inéluctable.

La couverture plante le décor, les premiers mots nous y jettent. Nous voilà brutalement livrés aux conditions extrêmes d’un territoire sauvage et glacé, bientôt prisonniers de la nuit âpre et sans fin de l’hiver polaire où tout est danger, au physique comme au moral. Car, tandis que blizzards, crevasses et ours risquent à tout instant de ne faire des hommes qu’une bouchée, l’ennui et la promiscuité du confinement ont de quoi ébranler les nerfs les plus solides. Alors, quand s’éloigne le dernier hélicoptère ravitailleur avant l’embâcle et la nuit polaire, c’est comme un couvercle d’angoisse et de tension qui s’abat sur le lecteur et les exilés de Solak.

Livrés à eux-mêmes loin de toute civilisation, les hommes ne tardent pas à se révéler dans leur vérité la plus nue. Si Grizzly est un idéaliste totalement investi de sa mission écologiste, les autres ont tous échoué ici pour de sombres raisons. Roq n’est que rapport de force et brutalité, la jeune recrue méfiance et tension nerveuse, pendant que Piotr, le plus âgé et le plus expérimenté puisqu’il survit à Solak depuis vingt ans, cache sous sa rugosité désabusée, la blessure et la culpabilité d’un passé dont il semble chercher malgré lui une forme de rédemption. C’est sa voix, brutale et crue, qui nous raconte sans ménagements et avec la force de sa colère, cette implacable histoire dont l’ultime, et pourtant attendue, déflagration prendra tout le monde au dépourvu.

Les mots de Piotr, sortis sans apprêt des tripes de cet homme, ont la puissance de carreaux d’arbalète. Directs, à l’os, ils s’enchaînent sans respiration dans une montée d’angoisse dont on sait d’avance qu’elle mène à une tragédie plusieurs fois annoncée. Mais, surtout, ils sont illuminés d’une beauté singulièrement poétique malgré leur expression brute et parfois triviale, si sincère et si spontanée. Innombrables sont les phrases que l’on s’attarde à relire dans une délectation stupéfaite et éblouie, avec la certitude de découvrir, dans ce premier roman, une plume d’exception dont on attendra avec impatience les prochaines productions.

Cette petite merveille de livre rejoint sans coup férir la très sélective liste de mes coups de foudre. (6/5)

 

Citations :

Le gamin a posé son quart vide sur la table, s’est essuyé la bouche du revers de la main et a enfin ôté sa parka et son bonnet. Il a sorti de là-dessous comme une allumette de sa boîte un corps tout sec et cassant, une brindille de muscles fins et nerveux qui s’entortillaient autour de son squelette jusque dans son cou et finissaient de se nouer autour de sa jugulaire. Au-dessus de son visage d’accident se dressaient des cheveux ras très noirs qui allaient bientôt repousser vu qu’ici on est pas trop regardant sur la coupe militaire et que tout pelage est le bienvenu pour lutter contre le rasoir du froid.

En tout cas, j’ai pensé sans le dire, ce qui est certain c’est que sur Solak, le temps on le voit mieux passer qu’ailleurs, chaque minute ressort bien nette à angle droit, pas comme chez les terriens avec leurs remparts d’activités qui leur bouchent la vue. Ici, le temps, on voit même que ça, c’est comme un troupeau de rennes dans la cour de la Centrale au printemps, on peut pas le rater.

En tout cas, quand il est arrivé sur Solak, j’ai tout de suite compris qu’il voulait pas se coltiner la partie militaire de notre identité, le moins possible. Ça le dérangeait nos vestes kaki alors que la sienne est bleue avec le sigle de son équipe scientifique. C’était pas son truc l’ordre, la hiérarchie. Et pourtant d’ordres, y en a pas beaucoup sur Solak, même si officiellement je suis le supérieur de tout le monde, de Roq et du gamin aussi maintenant, je sais plus si je l’ai dit. À quoi ça aurait servi de se sentir au-dessus de toute manière, par quels moyens j’aurais pu faire sentir que j’étais le chef ? Il faut du monde autour qui se laisse commander pour que ça existe, le pouvoir, c’est un mot qui démarre qu’à plusieurs, au carburant de l’obéissance. Et puis de toute façon ici, le vrai chef, le seul tyran, c’est la survie, cette chienne de survie qui nous tient par les tripes, les crocs bien plantés dans les intestins sans jamais lâcher son paquet de viscères. N’empêche, en cas de coup dur, les hommes aiment bien avoir un chef. Ça les soulage d’eux-mêmes.

On est tous arrivés ici pour la même raison, l’espoir d’amnésie à moins que ce soit d’amnistie, c’est le problème des grands mots, à deux lettres près comment savoir ? En tout cas l’espérance vénéneuse qu’à force de bouffer de la banquise, y aurait un peu d’innocence ou un truc originel bien limpide qui viendrait nous laver d’être des hommes. Le faux espoir que si le temps peut servir à une chose dans nos vies de cafards, ça devrait au moins être à ça, à y rouler les choses trop laides pour être racontées et en faire un grand cigare amer qu’on fume seul, le soir, avant d’en faire retomber les cendres froides sur nos âmes jaunies.
 
Le problème c’est que les gens comme Grizzly savent pas lutter avec les vraies brutes qui ont jamais touché une goutte de nuance de leur vie alors que Grizzly a appris à nager dedans depuis sa tendre enfance, à croire qu’il en avait toute une piscine à la maison. Grizzly sait peut-être beaucoup de choses mais pas que pour gagner, il faut pas craindre la violence mais l’aimer. Il continuait à parler, sans deviner la jouissance de Roq dont j’entendais pourtant déjà déferler la rivière souterraine. Grizzly déballait ses réflexions de viking de la pensée, de valeureux combattant à valeurs et principes sans comprendre que les idées de Roq étaient des tiques hargneuses qui lâchent jamais le bout de haine qu’elles ont accroché. (…)
J’aurais pu le lui dire à Grizzly, que la défaite des tendres tient tout entière dans la croyance qu’ils ont qu’on peut battre un chien enragé dans un duel au fleuret, l’espoir que la raison et la finesse pourront embrocher la violence avec de la dentelle de mots, tout ce fatras que Grizzly était en train de déblatérer à la gueule de Roq qui buvait du petit-lait noir.

Ça a pas eu l’air de le déranger du tout, comme s’il avait connu ça toute sa vie le soleil de minuit. Il a jamais fait comprendre que ça l’empêchait de dormir alors que je me souviens moi, il y a vingt ans, j’ai cru que j’allais devenir dingue avec cette putain d’étoile qui respectait pas les codes et brillait brillait brillait sans jamais fermer sa grande gueule de lumière. Et puis l’inverse après, avec la nuit polaire qui tirait sur tout un rideau opaque sans jamais daigner l’ouvrir ne serait-ce qu’un petit peu, à vous faire patauger dans une soupe de café noir en plein midi.

Ça faisait des semaines que l’hiver et la grande Nuit marchaient côte à côte pour venir jusqu’à nous. À pas de cristaux, l’hiver était arrivé le premier. Depuis le temps, je reconnais chaque étape et moi aussi si je voulais je pourrais faire un exposé aussi savant que celui que Grizzly a pondu au gamin. Fallait le voir s’enflammer sur le frasil, montrer au gosse l’énorme paquet de paillettes blanches qu’était devenu l’estuaire une fois que l’enclume du vrai froid nous est tombée sur le crâne au début du mois, saloperie, ça vous assomme d’un coup l’hiver arctique, et puis le nilas, la grosse pellicule de glace souple comme une peau de lait givrée et flottante qu’allait pas tarder à se solidifier pour de bon et devenir de la bonne grosse glace de banquise bien épaisse.
 
Il attendait que ça, la grande Nuit et l’hiver. Peut-être bien qu’il voulait défier la puissance de la nature, se mesurer à elle, une connerie dans le genre. Ou peut-être bien qu’il était juste venu chercher l’oubli, le vide et l’anéantissement, c’est plus probable. Mais y a loin du fantasme du grand frisson à la réalité de Solak, qui est rien que du néant au fond d’une grande bouche de froid. Il croyait savoir mais il y connaissait rien le môme, aux moins trente degrés, au gel qui vous entaille les os et les gencives, à la nuit si longue qu’on devient un peu mort-vivant quelque part en soi, un peu comme un long voyage aux Enfers en compagnie de ses fantômes. Est-ce qu’il avait conscience de l’avalage que c’était ? Sûr que non, pas la moindre idée. Faut avoir descendu jusqu’au bout le labyrinthe de ses propres intestins, reniflé l’odeur de sa propre mort, embrassé la vraie solitude avec son haleine de renard crevé pour comprendre ça.

Marcher sur la banquise, c’est découper de grosses parts de silence. Y a que les infimes décibels de la circulation du sang et des battements du cœur pour marteler aux tempes qu’on est encore vivant jusqu’à quand. Moi j’y allais pelle à tarte, en douceur, mais j’ai vu le gamin partir en lame, taillader sans sourciller la peau du monstre. Ses jambes avançaient féroces, brisaient la glace, luttaient contre le vent. Il fonçait devant moi, poings dans les poches, corps-bélier, tête rabattue sur le torse moins pour lutter contre le froid que comme quelqu’un qui cherche à enfoncer une porte. Je marchais assez loin de lui, tenu à distance par un arc électrique invisible. Même quand il s’arrêtait colère pour reprendre son souffle, seuls ses yeux dépassaient de son équipement. Malgré le givre qui volait, les flocons qui aveuglaient, le vent qui plissait les yeux, je devinais les éclairs furieux que crachait son corps d’orage. On repartait, je restais derrière lui instinctivement et aussi parce que j’ai plus de mal à traîner ma carcasse sur la banquise. Il avançait vite, projeté dans l’espace avec sa foulée qui mordait au ventre. Quand ses pas s’enfonçaient à certains endroits dans une mélasse de neige, il s’en extirpait encore plus rageux et se remettait à avancer comme on pile du verre, le pied broyeur. Rien ne le retenait, on aurait dit qu’il voulait dissoudre la glace, croquer le blanc qui venait pourtant tout juste de finir de prendre comme de bons gros œufs en neige qui menaçaient encore par endroits de s’affaisser, parce que c’est une bête assoupie la banquise, jamais vraiment endormie, on sait pas si elle va pas cambrer le dos, s’étirer d’un coup et vous gober couillons sous la coquille de sa surface. Faut pas penser à ça quand on lui chatouille l’échine, à l’idée qu’on avance sur une pellicule de quelques dizaines de centimètres d’épaisseur sous laquelle est ventousée l’énorme bouche de l’Océan avec ses grosses lèvres rondes qui attendent que ça, de vous sucer, un peu comme celles des poissons nettoyeurs sur la vitre des aquariums.
 
On aurait dit qu’il voulait qu’on n’en parle plus jamais le gosse, de lui, du blanc, du monde, ça en devenait pénible à la fin de le voir marcher vers rien avec cette haine au cœur, cet en-avant de la rage qui collait à ses gestes, engluait la masse légère de son corps dans une soupe de noirceur alors que jamais le blanc lave le noir, j’aurais pu le lui dire. Ça s’annule pas, ça se mélange peut-être dans un gris sale qui laisse la gorge un peu plus étranglée par l’ampleur du désastre, mais pas besoin de s’épuiser comme un con sur la banquise ou de risquer de tomber dans une crevasse pour comprendre ça, que jamais rien rachète nos péchés.

Je soufflais encore sur ma tasse qu’il semblait avoir oublié ma présence et pérorait ça y est sur les besoins grandissants en hydrocarbures, la prospection, les puissances financières qu’on n’imaginait pas, une guerre souterraine, intergouvernementale, les gros mots de bon matin qui remuaient ressources fossiles, fonte des glaces et extinction d’espèces. Plus il parlait, plus ses grandes mains s’animaient, plus ses yeux bruns pétillaient, je sais pas si c’était d’inquiétude ou de plaisir. Il parlait de la dangerosité insoupçonnée du méthane et le gosse hochait la tête sous son bonnet fin comme s’il avait la moindre idée de ce que ça voulait dire. Grizzly s’emballait, il rêvait que l’opinion se réveille comme si c’était un corps avec des idées, l’opinion, il disait que pour l’instant ils étaient une poignée mais que l’ampleur du désastre tarderait pas à se savoir. Attention, il était quand même pas naïf au point d’ignorer l’égoïsme des hommes. Mais justement, il comptait le retourner comme une crêpe, s’appuyer sur sa face beurrée de peur épaisse pour les alerter. C’était ça, au fond, sa stratégie de persuasion. La médiocrité humaine. Si les gens n’étaient pas assez futés pour comprendre ses travaux trop techniques, il espérait qu’ils réagiraient lorsqu’il serait question de la survie de leur propre couenne et de leur gras descendant.

Des fois, je nous regarde et je pense qu’on est comme le bon, la brute et le vieux schnock, le gosse compte pas, c’est un intrus depuis le début. Grizzly non plus faut dire, qu’est là entre parenthèses, mais Roq et moi, on est ici pareil qu’en prison, les deux facettes d’une même pièce rouillée à laquelle les terriens voulaient plus se frotter. Y a vingt ans déjà, tout le monde me fuyait, écœurant à voir faut croire, et les terriens, ça craint trop la contagion. Alors un bref salut de tête, un petit sourire contrit pour les plus lâches ou les plus naïfs, mais personne se lançait dans de grandes phases, personne n’est à l’aise avec le naufrage des autres qui est comme une confiture qui poisse aux doigts. Alors on esquive autant que faire se peut, on s’arrange avec l’horreur en la maintenant dans un périmètre restreint, un petit pré carré où l’autre peut venir brouter une ration de réconfort de temps en temps à la limite, mais pas plus. Bien sûr que les terriens se sont débarrassés de moi comme de Roq, faut pas croire, à la benne arctique les boulets.
 
C’est à moi que le médecin de la base a donné les indications pour plâtrer, en plus du vieux manuel dans la caisse de survie. Heureusement pour Grizzly, y a pas de plaie ouverte et avec un peu de chance, mais comment savoir, la fracture est pas trop déplacée. Si on réussit à faire un plâtre correct, il sera immobilisé au moins six semaines. Roq a rigolé mauvais en entendant ça parce qu’on l’était tous, immobilisés, et plus que ça en vérité, y avait qu’à voir le grand beau plâtre impeccable que faisait la banquise autour de nous et qui nous tenait chacun jusqu’aux cheveux sans qu’on sache trop la nature de la blessure. Grizzly finalement, c’était le moins atteint. C’était temporaire. Au printemps, il s’envolerait vers le brise-glace et nous laisserait éternels convalescents dans les bandages souillés de la débâcle.
 
La guerre, c’est la première constante. Faut voir le nombre de collages que j’ai fait rien qu’avec ce mot-là, plusieurs cahiers. Depuis que je suis sur Solak, j’en ai tellement lu, des histoires de guerre, parfois déjà finies quand je les découvrais, preuves et morts enterrés, qu’on dirait une grosse blague. Ça peut prendre une forme de bon gros génocide ou de petit conflit gentillet, ça se met des dentelles d’annexion ou ça se tricote des petites frappes, c’est propret quasi, à croire que personne crève derrière les italiques. Ça me prend des heures de découper propre les titres, les sous-titres, les légendes, de choisir quel mot je sacrifie au profit d’un autre, rapport au recto-verso qui me trempe dans des dilemmes terribles, de coller ça joli ensuite, d’en faire un beau montage de synonymes en petits et gros caractères. La deuxième aussi, j’en ai des pages et des pages alignées magnifiques, des déclinaisons typographiques à faire pâlir de jalousie un imprimeur. Cette constante-là, attention, je l’ai au garde-à-vous dans tous les caractères, toutes les formes, toutes les tailles. Le pouvoir. La bataille du pouvoir, l’obsession du pouvoir, la fascination du pouvoir. Les coups bas, les coups montés, les coups d’État. Une sacrée constante qui marche main dans la main avec sa grande copine la guerre, ça se fait même des politesses en veux-tu en voilà, ça tortille du cul, après toi, non vraiment je t’en prie, bon ben si c’est comme ça alors d’accord, j’y vais, je passe la première. Je sais pas si c’est parce que je suis très loin de tout ça maintenant, mais j’ai l’impression de voir tous les rouages qui perpétuent tranquille ces constantes avec une facilité écœurante et ça me rend pas les terriens plus sympathiques, ça non. Pour le pouvoir, y a rien de tel que de mettre en place une bonne dictature, si bien que j’ai dû en faire une partie spéciale à la fin du cahier parce que c’est un gros rouage quand même, alimenté par une multitude d’autres petits bien graissés et trop nombreux à découper mais quand même, c’est écrit dans le journal, ça revient toujours à un moment ou à un autre du côté de l’adoration du grand homme, alors qu’on n’a encore jamais vu de culte de la grande femme, à croire que les femmes sont nulles en dictature, pourtant elles sont souvent plus fines en rouages, comme quoi. En tout cas, ça m’asperge les yeux d’évidence tous ces maillons de la grande chaîne du pouvoir, les slogans et les images martelés, parce que la répétition ça compte énormément, c’est normal faut dire pour des constantes, c’est ça qui achève de forer une idée même coulante dans le cerveau des gens. Ensuite y a plus qu’à entretenir la machine au charbon de l’obéissance, souvent à grand renfort de religion mais pas que, et je dis ça alors que j’y crois moi au bon Dieu, autant qu’au diable en tout cas, mais faut reconnaître qu’un temple ou une église, ça rend docile pour pas cher.
 
Le temps devenait physique. Il s’agrégeait en substance visqueuse et glissait sous nos peaux, dans nos artères, circulait jusque dans nos veines les plus fines. Chacun travaillait en silence à éviter son propre effondrement, à survivre à l’attente, lui donner un contour en sculptant l’hiver, la nuit et sa matière avec pour uniques ciseaux la force de l’esprit qui finissait par divaguer toujours un peu, c’est normal, c’est banal. La solitude et l’enfermement vous ramollissent le lard cérébral et vous y font couler du mauvais gras, des pensées aussi difficiles à saisir que des saletés de papillons qui vous nargueraient de leurs ailes légères alors que vous pesez une tonne, lourd de tout votre corps et de cette angoisse informe qui monte dans la gorge comme du plomb fondu et se mélange aux souvenirs tassés à la pelle à neige. Et malgré ça, malgré le flou du grand tout qui nous ramollissait chacun maintenant, la mémoire n’était pas morte.


 

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