mardi 24 mai 2022

[Lemaitre, Pierre] Les années glorieuses 1 - Le Grand Monde

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le Grand Monde

Auteur : Pierre LEMAITRE

Parution : 2022 (Calmann Lévy)

Pages : 592

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

La famille Pelletier. Trois histoires d’amour, un lanceur d’alerte, une adolescente égarée, deux processions, Bouddha et Confucius, un journaliste ambitieux, une mort tragique, le chat Joseph, une épouse impossible, un sale trafic, une actrice incognito, une descente aux enfers, cet imbécile de Doueiri, un accent mystérieux, la postière de Lamberghem, grosse promotion sur le linge de maison, le retour du passé, un parfum d’exotisme, une passion soudaine et irrésistible. Et quelques meurtres.

Les romans de Pierre Lemaitre ont été récompensés par de nombreux prix  littéraires nationaux et internationaux. Après sa remarquable fresque de l’entre-deux-guerres, il nous propose aujourd’hui une plongée mouvementée et jubilatoire dans les Trente Glorieuses.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :  

Né à Paris, Pierre Lemaitre a enseigné aux adultes, notamment les littératures française et américaine, l’analyse littéraire et la culture générale. Il est aujourd’hui écrivain et scénariste. Ses romans ont été récompensés par de nombreux prix littéraires nationaux et internationaux. En 2013, le prix Goncourt lui est décerné pour Au revoir là-haut, premier volet de sa trilogie Les Enfants du désastre (Au revoir là-haut, Couleurs de l’incendie, Miroir de nos peines). En 2018, il a reçu le César de la meilleure adaptation avec Albert Dupontel pour ce même roman..

 

 

Avis :

En cette année 1948, malgré leur réussite à la tête de leur prospère savonnerie à Beyrouth, Louis et Angèle Pelletier accusent le coup. A l’évidence, aucun de leurs quatre enfants ne reprendra jamais le flambeau, et il leur faut se résigner à les voir, l’un après l’autre, quitter le Liban pour « le Grand Monde ». Si deux de leurs fils et leur fille ont choisi de tenter leur chance à Paris, le dernier s’est mis en tête de retrouver à Saigon le légionnaire dont il est passionnément épris, et qui a cessé de donner de ses nouvelles alors qu’il est maintenant engagé aux côtés de l’armée française dans la guerre contre le Viêt-minh…

Comme il l’explique en fin d’ouvrage, l’auteur a butiné une myriade de sources pour composer ce foisonnant feuilleton qui doit se prolonger sur deux autres tomes. Agrémentant le fruit de cette promenade documentaire d’une bonne dose d’imagination, il entame une saga familiale animée d’un si puissant souffle romanesque qu’il parvient à en faire oublier, voire à rendre amusants, ses aspects les plus improbables. Car, certes, toutes ces péripéties font beaucoup pour une seule famille. Et, lorsque, entre autres surprises et rebondissements, s’entrecroisent les aventures du benjamin Etienne, inspirées de celles du vrai correspondant de guerre qui, en 1950, s’intéressa à l’affaire des piastres en Indochine ; les circonstances qui placent François, le cadet journaliste, à la tête de scoops détonants ; le terrible secret qui fait de l’aîné Jean et de sa redoutable épouse Geneviève de bien peu recommandables compères : l’on finit par déborder du roman historique pour verser dans un exercice de dextérité non dénué d’humour, comme le confirment les clins d’oeil de l’auteur à ses précédents livres ou à ceux de Simenon.

C’est donc avec un incontestable plaisir que l’on se laisse emporter par cette lecture fluide et facile, en compagnie de personnages réellement attachants ou carrément détestables, mais toujours bien campés, et surtout que l’on s’immerge dans son alternance d’atmosphères aussi vivides les unes que les autres. Qu’il s’agisse, d’une part, de l’incertitude du Paris d’après-guerre, entre pénuries et rationnement, opportunités lucratives pas très nettes, manifestations ouvrières et violente répression policière, mais aussi difficultés d’indépendance de la presse comme des femmes, ou, d’autre part, de la décadence d’une Saigon encerclée par une guérilla de décolonisation d’une violence inouïe, mais qui ne démord pas de ses juteux trafics construits sur la corruption et la concussion, et tant pis s’ils financent en même temps le Viêt-minh, le tableau n’est dans l’ensemble guère réjouissant, ni glorieux, le crime s’épanouissant en toute impunité d’un côté de ce monde comme de l’autre.

Jouant avec aisance et humour de tous les genres, Pierre Lemaitre enchevêtre roman historique, saga familiale et intrigue criminelle pour le plus grand plaisir de ses lecteurs. Il nous livre, à n’en pas douter, un nouveau grand succès populaire, dont beaucoup attendront la suite avec curiosité. N’a-t-il pas déroulé quelques fils narratifs qui ne demandent qu’à être tirés plus avant ? En attendant, ceux qui souhaitent conforter leurs impressions sur les troublants conflits d’intérêts économiques et financiers à l’oeuvre pendant la guerre d’Indochine pourront se plonger dans l’édifiant Une sortie honorable d’Eric Vuillard. (4/5)

 

 

Citations :

Si tu expliques trois fois un truc à quelqu’un et qu’il ne le comprend pas, c’est un imbécile. Mais si, à la fin, il est certain de l’avoir compris mieux que toi, alors, tu as affaire à un con.
 

Entre la terrasse du Métropole et celle du Cristal Palace, vous avez tout ce qui importe à Saigon. Diplomates sur le retour, aventuriers, séducteurs, banquiers corrompus, journalistes alcooliques, prostituées et demi-mondaines, aristocratie française, communistes masqués, planteurs richissimes, tout est là. L’erreur serait de croire que Saigon est une ville. C’est un monde à part entière. La corruption, le jeu, le sexe, l’alcool, le pouvoir, tout s’y donne libre cours sous l’autorité de la déesse absolue, celle que tout le monde révère, à savoir Sa Majesté la Piastre !
 
 
D’un geste, Jeantet vida sa coupe dans le cache-pot et traversa la terrasse. Étienne lui emboîta le pas jusqu’au parapet et un endroit moins éclairé où le directeur s’arrêta, posant ses larges mains sur la balustrade.
Étienne, comme lui, observa la nuit et fut saisi d’une étrange émotion en découvrant un immense trou noir percé des innombrables lumières de bateaux au mouillage.
— Vous sentez ? demanda Jeantet. L’odeur du fleuve…
Le brouhaha des conversations en anglais s’était éloigné jusqu’à disparaître, comme à la fin d’un film, pour céder la place au silence lourd et profond des rives de ce fleuve noir et inquiétant où l’œil, en s’habituant à la pénombre, distinguait ce qui devait être les herbes hautes de marécages ou de rizières.
— De l’autre côté, dit Jeantet, c’est le Viêt-minh. Il encercle la ville.
Il se tourna vers la petite foule des clients du palace qui s’interpellaient en riant :
— Ce que vous voyez là, c’est tout ce qu’il reste de la France en Indochine. En réalité, Saigon n’est plus rien d’autre qu’un fort assiégé, isolé.
Ils se tournèrent de nouveau vers le fleuve.
— Là-bas, dans la campagne, la France a fait construire des centaines de petits fortins qui ne servent à rien. Le Corps expéditionnaire tente de les défendre. Il tâche même, quand c’est possible, de gagner un peu de terrain en s’emparant de villages comme votre Hiển Giang peut-être, mais si vous prenez de la hauteur, vus du ciel, ces centaines de fortins sont eux aussi des postes assiégés. Ou qui le seront demain…
Étienne fut saisi par un vertige. Dans ce trou noir humide, vibrant, se trouvaient Raymond et ses camarades, Raymond dont il crut, un instant, sentir la présence physique, presque l’haleine chaude et familière.
— Partir visiter le pays serait suicidaire, vous ne feriez pas deux kilomètres. Vous ne pouvez sortir de la ville qu’armé, accompagné, escorté, et même ainsi vous n’êtes pas certain d’arriver à destination… Saigon est devenu une île.
La voix de Jeantet n’était plus tout à fait la même, c’était un murmure, une pensée qui se développait lentement, envahissante, sinueuse comme une algue.
— Finalement, la piastre, c’est son dernier lien avec le reste du monde.
Le mot sembla le réveiller. Il se tourna vers Étienne.
— C’est une richesse artificielle. Elle ne tient qu’à un décret. Le Viêt-minh, lui, conquiert peu à peu les rizières, les plantations, les faubourgs. Il parvient à convaincre, ou à faire peur, mais gagner Saigon, c’est une autre paire de manches. Parce que (il leva l’index vers le ciel), à Saigon, il y a la piastre…
Soudain, une lointaine explosion interrompit les conversations. Une lumière vive surgit sur l’autre rive, à plusieurs kilomètres, un rougeoiement disait qu’un feu s’était déclaré.
— C’est un fortin français qui se défend, dit calmement Jeantet. Le Viêt-minh attaque souvent la nuit. S’il tient jusqu’au matin, il aura gagné quelques semaines. Sinon, le Corps expéditionnaire en construira un autre quelques kilomètres plus loin.
Dans l’imagination d’Étienne, c’était de nouveau Raymond, là-bas, assiégé dans une tourelle en bambou, les soldats du Viêt-minh attaquaient de toutes parts ; à cause de la nuit, on ne les découvrait que lorsqu’ils surgissaient devant vous.
— Ça semble sans fin, lâcha Jeantet, et pourtant, il y aura une fin. Cette guerre ne peut pas être gagnée. Le gouvernement le sait, tout le monde le sait. En attendant on fait comme si.
Il s’était tourné vers la terrasse.
— Regardez…
Le bref étonnement qui avait saisi les clients du palace s’était évaporé. Les conversations avaient repris leur cours normal, primesautier. Jeantet fixa Étienne, lui posa la main sur l’épaule.
— Bienvenue sur le Titanic.
 
 
 Il y a des soldats qui se font tuer ici pour que des marlous fassent fortune sur le budget de la France…
— Mais au contraire, vieux ! L’économie française a besoin de cette guerre ! La guerre rapporte trois fois ce qu’elle coûte. C’est une arme, la piastre ! C’est grâce à elle que nous parvenons à convaincre ceux qui pourraient se ranger aux côtés des communistes.
— On ne les convainc pas, on les achète.
— Eh bien, oui, on les achète, tu préférerais qu’on les trucide ?


— Dites-moi, Diêm… Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Vous payez en piastres une société française qui est censée vous envoyer du riz. En réalité, on verra arriver ici, dans huit mois, trois sacs de riz pourri pour clore le dossier. Ce qui m’intrigue, ce sont les francs…
— Quels francs ?
— Bah, les piastres qui arriveront en France, vous allez les convertir en francs.
— C’est le projet, monsieur Étienne, tout à fait.
— Qu’est-ce que vous allez faire de ces francs, en France, vous qui habitez Saigon ?
Ils durent s’écarter parce qu’ils avaient atteint le quai et qu’ils risquaient de gêner les passagers descendant des bateaux. Diêm avait l’air embarrassé.
— En France, avec les francs, monsieur Étienne, on achète de l’or qu’on fait revenir ici. Cet or, on le transforme en piastres et on vous dépose un nouveau dossier de transfert.
Étienne tentait de mesurer les conséquences de ce trafic.
Diêm comprit sa sidération.
— Oui, c’est comme ça, monsieur Étienne, la piastre part en France et revient et repart… En matière de finances, l’Indochine a inventé le mouvement perpétuel.
— Et cet or revient comment ici ?
Diêm se contenta de montrer le paquebot dont les passagers descendaient la large passerelle, leurs valises à la main, le sourire aux lèvres…
Étienne suivit le regard de Diêm qui, maintenant, la crête oscillant de droite à gauche, observait le manège des douaniers qui arrêtaient certains passagers afin de contrôler leurs valises tandis qu’ils en laissaient passer d’autres. Les pots-de-vin devaient pleuvoir sur la douane comme ils pleuvaient sur l’Agence. Le trafic de piastres était une activité artisanale aux dimensions industrielles.


Grâce à la guerre, les Français trafiquaient de la piastre. Les sociétés, le capitalisme local profitaient de ce trafic pour s’enrichir, pour se gaver, mais il y avait pis. Le Viêt-minh était parvenu à entrer dans le système. À profiter du trafic de la piastre pour s’équiper. Ça voulait dire une chose, une seule, terrible, d’une importance tragique. Dans la guerre qui les opposait, la France, sans le savoir, finançait le Viêt-minh.
 
 
— Aucun de ces remboursements pour dommages de guerre, reprit Étienne, n’a fait l’objet d’une réelle vérification. Et on ne sait pas non plus où sont parties les sommes versées. Une enquête permettrait de…
— C’est l’inverse, monsieur, je suis au regret. Nous n’ouvrons pas une enquête pour chercher des preuves de quoi que ce soit. C’est parce que nous avons des preuves que nous ouvrons une enquête. C’est ça, la procédure.
— Sans preuve, pas d’enquête, mais sans enquête, pas de preuve…
Le jeune homme partit d’un rire jovial auquel on ne s’attendait pas.
— C’est un peu ça, oui.


J’ai eu ailleurs l’occasion de citer H. G. Wells dans sa préface à Dolorès, Édition des Deux-Rives, 1946. On me permettra de le refaire : « On prend un trait chez celui-ci, un trait chez cet autre ; on l’emprunte à un ami de toujours, ou à quelqu’un à peine entrevu sur le quai d’une gare, en attendant un train. On emprunte même parfois une phrase, une idée à un fait divers de journal. Voilà la manière d’écrire un roman ; il n’y en a pas d’autre. » 

 

 

Du même auteur sur ce blog :  

 
 

 

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire