vendredi 4 octobre 2024

[Arfi, Fabrice] La troisième vie

 



 

J'ai aimé

 

Titre : La troisième vie

Auteur : Fabrice ARFI

Parution : 2024 (Seuil)

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

En septembre 1969, Vincenzo Benedetto, un dessinateur industriel roumain, franchit le rideau de fer pour rejoindre la France, qu’il ne quittera plus. A-t-il fui la Roumanie pour retrouver sa famille installée à Villeurbanne ? Est-il un agent secret à la solde de la Securitate ?

Dans ce récit haletant, à la croisée du roman d’espionnage, du suspense politique et de la chronique familiale, Fabrice Arfi court après les fantômes d’un homme et tente de percer le secret d’une vie où tout s’invente. Même la vérité.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Fabrice Arfi est co-responsable des enquêtes à Mediapart. Il est à l’origine de nombreuses révélations dans les affaires Karachi, Bettencourt et Cahuzac. Il a aussi dévoilé l’affaire des financements libyens de Nicolas Sarkozy. Au Seuil, il a déjà publié, en 2018, D’argent et de sang, adapté en série par le réalisateur Xavier Giannoli.

 

 

Avis :

Journaliste d’investigation à l’origine de nombreuses révélations dans plusieurs affaires retentissantes, Fabrice Arfi publie aujourd’hui le résultat de plus de quinze ans d’une enquête qui nous replonge dans les arcanes de l’espionnage en pleine Guerre Froide.

En 1968, alors que depuis un demi-siècle on l’avait porté disparu sur le terrible front d’Isonzo – le Verdun italien – lors de la première guerre mondiale, quelle n’est pas la stupéfaction de sa famille, désormais établie en région lyonnaise, d’apprendre que le soldat Vincenzo avait en réalité réussi à gagner la Roumanie et que, bien vivant, il y est devenu dessinateur industriel. Le rideau de fer les sépare, qu’à cela ne tienne, les efforts des siens ont tôt fait de soulever des montagnes, et voilà notre homme qui, en 1969, quitte définitivement la Roumanie de Ceaușescu pour une nouvelle vie à Villeurbanne. Une vie tranquille et sans histoire, quoique…

Menant l’enquête en recroisant les sources, dont certaines touchant au plus près des services secrets français et étrangers, Fabrice Arfi ne manque pas d’arguments, à défaut de preuves, pour convaincre des très probables activités sous couverture de cet homme si miraculeusement réapparu. Mais quelles informations, provenant de quelles sources, aurait-il bien pu servir à véhiculer jusqu’aux oreilles de la Securitate ? Là encore, pas de preuves, mais un faisceau d’indices gros comme le bras pointant vers une personnalité au centre de nombreuses affaires et polémiques - passé vichyste et accusations d’espionnage - : Charles Hernu, ministre de la Défense sous François Mitterrand.

Si, aussi longue et minutieuse soit son enquête, Fabrice Arfi ne s’en casse pas moins les dents sur l’absence de preuves définitives, ce livre documenté et convaincant laisse au final assez peu de place au doute dans l'esprit du lecteur. Pas toujours absolument passionnante lorsqu’il s’agit des méandres intriqués du monde des services de renseignement, cette histoire un peu ancienne entre étrangement en résonance avec l’actualité et la famille si « normale » d’espions russes récemment libérés par la Slovénie dans le cadre d’un échange.

Un livre sérieux, bien informé et étayé, qui se lit presque comme un roman dans sa première partie centrée sur la légende de son personnage central, pour se faire ensuite un peu plus aride pour les non passionnés d’espionnage. (3,5/5)

 

 

Citation :

Tout le monde a trois vies : une vie publique, une vie privée et une vie secrète. (Gabriel Garcia Marquez)


 

mercredi 2 octobre 2024

[Lighieri, Rebecca] Le Club des enfants perdus

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le Club des enfants perdus

Auteur : Rebecca LIGHIERI

Parution : 2024 (P.O.L.)

Pages : 528

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

« Si j’avais des enfants aujourd’hui, je serais en guerre », déclare Miranda, 27 ans, à la fin du Club des enfants perdus. Les enfants devraient être au centre de nos inquiétudes alors qu’ils font déjà les frais de nos choix, de nos erreurs et de nos renoncements. Miranda est emblématique de cette génération mais elle échappe curieusement aux définitions et aux diagnostics, malgré une dépression qui a révélé une sensibilité extrême, au point de développer des dons surnaturels, de susciter des apparitions, des dédoublements, des présences fantômes. Signifiant ainsi que les adultes sont incapables de discerner ce qui ne va pas chez ces jeunes en perdition, comme incapables d’accéder aux manifestations paranormales, aux communications invisibles. C’est une des grandes tensions du roman : notre rapport collectif à l’invisible, l’inexplicable, au féérique, qui s’est perdu au fil des siècles et revient ici comme symptôme romanesque de la solitude de toute une génération.
 
Le livre explore tout un univers noir et magique, issu des contes et de l’imaginaire enfantin et adolescent, qui devient métaphore d’une détresse que la société impose à ses propres enfants, et le signe romanesque du divorce générationnel devant l’état du monde. Le bref et poignant destin de Miranda illumine alors ce livre d’une noirceur éblouissante. Ses étranges pouvoirs la conduiront à éprouver une intense compassion envers la détresse de chacun, jusque dans sa propre famille, et une sombre empathie pour la violence et la cruauté du monde contemporain. Ce grand roman choral à deux voix, père et fille, oppose deux rationalités – et deux visions romanesques – qui tentent désespérément de se comprendre. Armand incarne le sens commun, une vitalité quotidienne, et Miranda une inquiétude ultra-sensible, une attention à l’invisible. « Miranda est un mystère », répète Armand. Elle appartient à un drôle de club, celui des adolescents qui n’ont « manqué de rien sauf de cette joie pure, essentielle, que certains ressentent du seul fait d’être en vie ». Miranda n’est ni consolée ni sauvée par son savoir occulte et ses pouvoirs paranormaux. Ils l’aident à vivre tant qu’elle est enfant, puis se retournent contre elle, incapable alors de supporter les arrangements obscènes du monde avec la souffrance et l’injustice.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :  

Rebecca Lighieri est écrivaine. Elle a reçu le Prix littéraire de la ville d’Arcachon en 2017 pour son livre Les Garçons de l’été et le Prix littéraire des lycéens des Pays de la Loire en 2022 pour son roman Il est des hommes qui se perdront toujours. Elle publie aussi aux éditions P.O.L sous le nom de Emmanuelle Bavamack-Tam.

 

 

Avis :

Armand mène avec son épouse Birke la vie mondaine et effrénée d’un couple d’acteurs en vue. Leur fille Miranda, avec ce qu’il perçoit chez elle d’introversion, d’effacement et de passivité, a toujours été pour lui une énigme désarçonnante et décevante. De son côté, la jeune femme de vingt-six ans a au beau s’évertuer depuis toujours aux signaux dont elle est capable, nul ne s’est jamais rendu compte combien, en éponge hypersensible, elle a emmagasiné d’insupportables angoisses face à un monde factice et menteur, courant aveuglément au-devant du désastre écologique.

C’est d’abord le point de vue du père qui ouvre le roman. Tout à ses engagements professionnels et sentimentaux qui le poussent dans la vie comme dans une course jalonnée de ses succès et de ses plaisirs, il aime suffisamment sa fille pour avoir remarqué des fausses notes. En vérité parfois tellement déroutantes qu’elles paraissent alors même relever de la paranormalité. Ce n’est pas seulement qu’à son incompréhension agacée et désappointée, Miranda reste sur le bas-côté de la vie comme il l’entend. D’étranges phénomènes se produisent, que l’on ne s’expliquera que bien plus tard dans le roman et qui, dans l’intervalle, renvoient au registre fantastique.

Puis, la narration donne la parole à Miranda, et c’est une toute autre personnalité, ainsi qu’une version bien différente de l’histoire, qu’à sa façon souvent très crue la jeune fille nous laisse appréhender, avant d’en venir, en toute fin, à la bouleversante révélation d’à quel club le titre fait mention. Avant cette émotion, l’on aura tout loisir de voir se creuser le fossé entre parents et enfants d’aujourd’hui, alors que considérée comme la plus triste et la plus déprimée de tous les temps, la génération Z s’enfonce dans l’angoisse d’un monde qui ne croit plus en l’avenir.

Rebecca Lighieri a l’art de nous égarer dans les méandres qu’amours, trahisons et secrets creusent souterrainement, de génération en génération, dans nos vies et nos personnalités, résurgeant à l’improviste en effets inconnaissables et d’autant plus dévastateurs. Débouchant dans ses paroxysmes jusqu’à l’illusion paranormale, l’incommunicabilité entre les personnages, plus particulièrement entre les parents et les enfants, cascade dans le récit de mystères en effets de surprise, et ce n’est qu’après nous avoir bien baladés de registres en références diverses que les pièces du puzzle s’assemblent en une révélation qui laisse aussi bouleversé qu’admiratif de tant d’ingéniosité narrative. (4/5)

 

 

Citations :

La plupart des gens sont convaincus d’être plus vivants que les autres. C’est cette conviction qui leur permet de ne pas être dévastés à la pensée des guerres, des famines, des séismes ou des épidémies. S’ils commençaient à prêter aux victimes un degré de conscience identique au leur, cette idée se refermerait sur eux comme un piège ; s’ils commençaient à se dire que chaque vie est unique, ils seraient obligés d’admettre que chaque mort est un drame. Or, ils en sont loin. Hormis la leur, et celle de quelques proches, toutes les existences sont frappées d’irréalité – à moins qu’elles n’aient une résolution trop basse pour s’imprimer sur leur écran personnel.
 

Vingt-sept ans, c’est l’âge critique. Si vous tenez jusqu’à vingt-huit, vous êtes sauvé. À moins que ce ne soit l’inverse. Parce que si vous tenez jusque-là, c’est que vous avez compris comment être un adulte, comment faire avec les responsabilités, les contraintes, l’ennui, l’amour, l’absence d’amour. Si vous arrivez jusque-là, c’est que vous avez accepté la vie comme un long processus de dépossession et d’affaiblissement. Si vous arrivez jusque-là, c’est que vous avez consenti à la défaite – bravo, félicitations.
 

On profite mieux de la vie quand on a conscience de sa brièveté.