jeudi 31 octobre 2024

Bilan de mes lectures - Octobre 2024

 

 

Coups de coeur :

 

CINGAL Grégory : Les derniers sur la liste
NOREK Olivier : Les guerriers de l'hiver




J'ai beaucoup aimé:

 
BONNEFOY Miguel : Le rêve du jaguar
GUENA Pauline : Reine
LIGHIERI Rebecca : Le Club des enfants perdus
MONTAIGU Thibault (de) : Coeur
NAVARRO Mariette : Palais de verre
RAVEY Yves : Que du vent
TAÏA Abdellah : Le Bastion des larmes
TRIPIER Perrine : Conque
VIEL Tanguy : Vivarium 




 

J'ai aimé :

 
ARFI Fabrice : La troisième vie
LAMBERT Emmanuelle : Aucun respect
MORGIEVE Richard : La fête des mères
TALAOUIT Vincent et NICOLAS Bernard : Ils ont failli me tuer
 

 


mercredi 30 octobre 2024

[Bonnefoy, Miguel] Le rêve du jaguar

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le rêve du jaguar

Auteur : Miguel BONNEFOY

Parution : 2024 (Rivages)

Pages : 304

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Quand une mendiante muette de Maracaibo, au Venezuela, recueille un nouveau-né sur les marches d’une église, elle ne se doute pas du destin hors du commun qui attend l’orphelin. Élevé dans la misère, Antonio sera tour à tour vendeur de cigarettes, porteur sur les quais, domestique dans une maison close avant de devenir, grâce à son énergie bouillonnante, un des plus illustres chirurgiens de son pays.
Une compagne d’exception l’inspirera. Ana Maria se distinguera comme la première femme médecin de la région. Ils donneront naissance à une fille qu’ils baptiseront du nom de leur propre nation : Venezuela. Liée par son prénom autant que par ses origines à l’Amérique du Sud, elle n’a d’yeux que pour Paris. Mais on ne quitte jamais vraiment les siens.
C’est dans le carnet de Cristobal, dernier maillon de la descendance, que les mille histoires de cette étonnante lignée pourront, enfin, s’ancrer.
Dans cette saga vibrante aux personnages inoubliables, Miguel Bonnefoy campe dans un style flamboyant le tableau, inspiré de ses ancêtres, d’une extraordinaire famille dont la destinée s’entrelace à celle du Venezuela.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Miguel Bonnefoy, auteur franco-vénézuélien, a écrit plusieurs romans très remarqués et récompensés, tous parus aux éditions Rivages, dont Les voyages d’Octavio (2015, Prix de la Vocation 2016) et Héritage (2020, Prix des Libraires 2021). Il est traduit dans plus de vingt langues.

 

 

Avis:   

L’écrivain franco-vénézuélien Miguel Bonnefoy poursuit l’exploration fantasmagorique de sa mémoire familiale pour une nouvelle saga que la flamboyance de sa plume métamorphose en odyssée fabuleuse et baroque.

Tout commence sur les marches d’une église, quand, loin de se douter de l’épopée qui s’enclenche, une mendiante recueille et décide d’élever un nourrisson abandonné. Prénommé Antonio, l’enfant grandit « sur les berges du lac de Maracaibo, dans un endroit du monde si dangereux qu’on l’appelait Pela el Ojo, ‘’Ouvre l’œil’’. » Vendeur de cigarettes à l’unité, piroguier, puis à l’adolescence employé dans l’industrie du pétrole ou encore dans un bordel, sa vie change lorsqu’il apprend à lire et à écrire, rencontre sa future femme Ana Maria et répond à son défi - « je ne me marierai qu’avec l’homme qui me racontera la plus belle histoire d’amour » - en lui offrant un délirant florilège de récits recueillis dans la rue. 
 
Ils formeront tous deux un couple de médecins, elle la première de l’État de Zulia, lui bientôt recteur d’une université, et prénommeront leur fille unique Venezuela, si bien attirée par la découverte de nouveaux horizons qu’elle s’établira à Paris où elle épousera un exilé chilien et donnera naissance à Cristobal, avatar de l’auteur. Nourri des cosmogonies familiales, celui-ci prendra la plume, non pas comme son grand-père pour une histoire d’amour entre un homme et une femme, mais pour l’histoire d’amour « d’un homme pour un pays ». Pour « parler du monde qu’il avait entendu. Raconter ce qu’il avait vu dans la nuit des oiseaux de Maracaibo. Garder l’empreinte de l’air. Il fallait qu’il reste de ces récits autre chose que des paroles, des mots fugaces qui se passaient de génération en génération, de bouche en bouche, autre chose que des broches en or et des souvenirs ébréchés. » « Gravir le talus des songes. Boire à la racine. »
 
C’est ainsi qu’inséparable de celle, mouvementée, du Venezuela, cette histoire familiale étirée sur trois générations bouillonne si bien entre fantasmes et réalités, dans une fièvre hallucinée renvoyant aux codes du réalisme magique, qu’elle déploie de part et d’autre de l’Atlantique une authentique mythologie, un chant homérique qui chatoie des mille broderies venues colorer la mémoire à mesure de sa transmission. De ce foisonnement fantaisiste émerge une sorte de réalité augmentée, hologramme d’un autrefois passé au filtre de la légende et du songe, où il arrive que l’on croise les silhouettes, devenues familières aux lecteurs fidèles de l’auteur, de personnages apparus dans ses romans précédents.

Tout juste couronné du Grand prix du roman de l’Académie française, un ouvrage singulièrement enchanteur et poétique, reflet d’une mémoire familiale sans doute d’autant plus élevée à l’état de légende qu’elle s’est retrouvée confrontée à l’hydre de la dictature vénézuélienne et à l’exil. (4/5)

 

 

Citations :

Pedro Clavel passa ainsi son enfance dans les robes d’Eva Rosa qui prit soin de lui comme s’il fût sorti de son propre ventre. Cette très vieille femme, fatiguée et presque sourde, gardait cette serviabilité innocente qui l’avait accompagnée toute sa vie, convaincue de cette idée selon laquelle on n’a que ce qu’on donne.


D’accord. Tu partiras. Mais rappelle-toi une chose : on est esclave de ce qu’on dit et maître de ce qu’on tait.


Venezuela lui avait dit : – Lire, c’est voyager. Or, pour Cristóbal, dont l’enfance n’avait été que voyages, lire c’était rester. Les villes changeaient, les langues se multipliaient, les cultures défilaient sous ses yeux, or les livres, eux, ne changeaient pas. Qu’ils aient été à Lisbonne, à Rome, à Caracas, à Buenos Aires, les romans de sa jeunesse ne changeaient pas. Il demeurait ainsi auprès de ses livres comme on serait resté auprès de bêtes dont il aimait caresser les crinières lourdes. Leurs dos aux couvertures soyeuses comme des pelages et les caractères familiers de leurs titres lui apportaient un apaisement plus rassurant que celui des noms des pays. Lire, ce n’est pas voyager. Les pages ont l’immobilité du métal et de l’agate. Cristóbal s’attelait à ces royaumes pétrifiés, plongé dans leurs géométries d’encre et de grain, se perdant dans ses labyrinthes pour mieux se retrouver, se heurtant chaque fois aux mêmes mâts de leur beauté. C’est là que réside la fondation invariable des hommes, la part de refuge où se reposer du chaos, un havre sans départ ni exil. Les romans sont une île entourée de terre.


À Caracas, des militaires révolutionnaires avaient décidé de s’emparer du pouvoir et livraient, dans les rues de la capitale, une bataille acharnée. Ce séisme dura vingt-quatre heures, un déchaînement qui créa un mouvement de foule furieux et un désordre dantesque. Mais, bien que ce jour fût comme un cataclysme, ce n’était pas la première fois que de tels événements secouaient le pays. Il y avait déjà eu au Venezuela autant de révolutions que de guerres. En deux siècles, il y avait déjà eu une centaine d’insurrections d’esclaves et de révoltes populaires, de José Leonardo Chirino jusqu’au Caracazo, une cinquantaine de soulèvements pour l’indépendance avant Bolívar, dont ceux de Manuel Gual et José María España. La révolution Bleue avait renversé la révolution d’Avril qui elle-même s’était vue supplantée par la révolution de Coro. En deux siècles, il y avait déjà eu des milliers de groupes paysans armés sous Ezequiel Zamora, d’infanteries sortant des fermes, de réformes agraires et de luttes contre le latifundiste. En deux siècles, entre décrets et actualisations, il y avait déjà eu presque trente constitutions écrites, d’armées de guérilleros sous la bannière de Fabricio Ojeda, des centaines de mouvements syndicaux aboutissant à des grèves nationales, une dizaine de coups d’État, civils et militaires. En deux siècles, le peuple vénézuélien avait tant aimé la liberté qu’il en était devenu son esclave.


Pendant plusieurs jours, il fut impossible de le sortir de la maison, tant il était convaincu de trouver l’inspiration uniquement dans les pages. Personne, pas même ceux qui n’avaient jamais écrit une seule ligne, ne comprenait comment on pouvait aspirer à accoucher d’un roman sans se mêler à la communauté bruyante des hommes et des femmes, s’embourber dans la même glaise qu’eux, comprendre leurs histoires, manger leurs repas, s’asseoir à leur table, jusqu’à ce jour où Ana Maria fit appeler Cristóbal dans sa chambre et lui dit ces mots : – Si tu veux devenir écrivain, parle avec ceux qui ne le sont pas.
 
 
À son retour, cette fois, Cristóbal ne put en croire ses yeux. Des années après, il serait encore incapable de se rappeler cette scène sans être ébahi, sidéré. En arrivant sur les terrains de magnolias, il découvrit les tracteurs en fonctionnement, les fleurs ouvertes et épanouies, mais il ne lui fallut que quelques minutes pour se rendre compte qu’une des familles, plus importante que les autres, avait pris possession de la bâtisse des Pistoletto et versait aux trois autres un salaire pour s’occuper des plantations de magnolias. Les paysans avaient reproduit exactement ce qu’ils voulaient combattre.


Pour son esprit idéaliste, la corruption était un fantôme anonyme et sans visage, une pomme pourrie qui ne poussait que dans l’arbre du capitalisme, et qui ne rongeait que les peuples ayant vendu leur âme au diable, comme s’il s’agissait d’une punition pour leur gourmandise. Jamais la pensée ne lui avait traversé l’esprit que la corruption puisse croître à ses côtés, fille de l’excès, dans le terreau humide des révolutions, nourrie par ceux qui la combattaient, dans les bureaux même où l’on clamait sa destruction, dans la bouche des dirigeants les plus progressistes. Il n’avait jamais imaginé qu’elle puisse faire la queue au supermarché, boire une bière en terrasse, aller à la piscine, faire du sport, emmener les enfants à la crèche, faire l’amour, il n’imaginait pas que la corruption n’était pas l’apanage des régimes impérialistes, mais qu’elle était partout. Les révolutions s’y abreuvaient aussi. Elles échouaient parce qu’on oubliait de faire, pour les stimuler, ce qu’on avait fait pour les susciter.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 
 


 

lundi 28 octobre 2024

[Navarro, Mariette] Palais de verre

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Palais de verre

Auteur : Mariette NAVARRO

Parution : 2024 (Quidam)

Pages : 142

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Après plusieurs années de « bons et loyaux services », Claire découvre qu’elle ne fait plus corps avec son milieu professionnel. A force de décalages infimes, de langage trahi jour après jour, elle n’est plus dans le même mouvement que ceux qui l’entourent, elle s’est détachée des valeurs jusqu’alors les siennes. Dans un sursaut, elle monte sur le toit de l’immeuble où elle travaille et fait l’expérience de la liberté au moment même de cette rupture.
En écrivant au plus près des sensations d’une femme en route vers une indépendance radicale, Mariette Navarro réaffirme, après Ultramarins, son goût pour le pas de côté et la dérive dans une langue qui happe et envoûte.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Mariette Navarro est née en 1980. Elle est dramaturge et intervient dans les écoles supérieures d’art dramatique. Depuis 2016, elle est directrice avec Emmanuel Echivard de la collection Grands Fonds des éditions Cheyne, où elle est l’auteure de deux textes de prose poétique,  Alors Carcasse (2011, prix Robert Walser 2012), Les Chemins contraires (2016). Et chez Quartett de 2011 à 2020, des pièces Nous les vagues suivi de Célébrations, et de Prodiges, Les Feux de poitrine, Zone à Etendre, Les Hérétiques, Désordres imaginaires. Ultramarins est son premier roman.

 

 

Avis:   

D’abord Ultramarins, maintenant Palais de verre : les deux romans de Mariette Navarro ont en commun une héroïne – l’une commandante de cargo, l’autre employée dans une grande tour de bureaux – depuis si longtemps attachée à se plier aux exigences de son métier qu’elle est la première surprise de constater un beau jour, la chose s’étant imposée d’elle-même, sans tambour ni trompette, laissant simplement dans son sillage un sentiment d’étrangeté soudaine, qu’une rupture s’est à un moment donné produite, qui la désolidarise d’un univers professionnel où elle ne se reconnaît plus.

Est-ce plus fort encore d’avoir dû batailler double, l’une pour s’imposer dans une profession masculine, l’autre pour s’élever socialement loin de sa province et de son milieu modeste ? Toujours est-il qu’après tant d’efforts vers un objectif débouchant finalement sur les aliénations grandissantes de professions absurdement devenues aussi insensées que brutales et déshumanisantes, est arrivé sans qu’elles s’en rendent compte le point de non retour. Symbolisée par le brouillard en mer ou par la tornade s’abattant sur la ville, la rupture n’attend pas la prise de conscience du protagoniste tout à sa lutte pour rester en trajectoire. C’est comme un glissement qui s’opère, le passage ni prémédité ni contrôlé – le personnage subit sa bifurcation sans l’avoir jamais décidée – vers une nouvelle dimension perçue pleine d’étrangeté et restituée par une atmosphère flirtant avec l’absurde et l’onirisme, le tout dans un profond sentiment d’isolement et de confusion.

Entre le « je » monologué de la narratrice dont la sortie de rang s’incarne métaphoriquement au travers de la trappe par laquelle elle se hisse sur le toit de l’immeuble pour une nuit de méditation hors du monde, et la rumeur du « nous », l’ensemble indistinct des collègues qui, nous indiquant au passage son prénom à elle, Claire, se souvient avec inquiétude d’un autre employé mené au suicide par l’ostracisme dicté à son égard par leur organisation, jamais aucun dialogue ne s’établit. Et, dans une juxtaposition, étudiée jusque dans le moindre mot pour accentuer le sentiment d’étrangeté, d’isolement et de dérive, de scènes volontairement génériques où chacun se reconnaîtra – on ne saura jamais le métier de Claire mais on en retiendra ce que la majorité des employés vivent au bureau –, l’on voit le personnage, pris dans un tourbillon de désarroi et de violence évoquant de manière originale et poétique le burn-out, prendre conscience qu’il est, déjà et malgré lui, coupé sans retour de ses anciens semblables, partis sans lui plus loin sur leur chemin. Est-ce un drame ? Peut-être pas, car après la décomposition et le deuil vient le temps de la recomposition, du mouvement et de l’espoir.

Habile à modeler la forme pour mieux épouser le fond, Mariette Navarro aime nous glisser dans des sortes de failles spatio-temporelles. Jouant de l’étrangeté pour nous dérouter dans tous les sens du terme, ses textes sont des invitations poétiques au pas de côté en même temps que de petits bijoux de maîtrise littéraire. (4/5)

 

 

Citations :

La tornade crie, et son mugissement continu fait courir des frissons le long de notre dos. (…)
Pourquoi crie-t-elle ? Nous ne savons pas de quoi elle nous accuse. Nous n’avons rien fait, nous sommes du bon côté du monde et affirmons le droit de ne rien vouloir d’autre.
Voilà ce que nous ne raconterons jamais. Il y a des tunnels creusés dans nos ventres, qu’une nuit de vent révèle. Nous faisons, alors, la seule chose que nous savons faire : conjurer la violence de l’existence en l’ignorant.


On passe sa vie d’adulte à se protéger du froid mordant et de la rosée intempestive. On organise sa carrière pour la seule assurance d’un alignement de tuiles au-dessus de la tête, de quelques parois pour arrêter le vent.


Seulement, je ne sais pas ce qu’on fait juste après la désertion. Me voilà bien embarrassée. C’est là, d’habitude, que s’arrêtent les histoires que je lis. Tout est toujours contenu dans la suspension, dans un « après » ouvert et lumineux. Mais à quoi ressemblent nos visages le lendemain d’un coup d’éclat ? Quels sont les premiers pas pour reprendre sa marche, quand on a réussi à renverser son univers ?
Il doit bien y avoir de petites étapes, banales comme des compromissions, après la seconde d’héroïsme : une fois la photo prise les bras écartés, triomphants, une fois vociféré l’hymne à la liberté, il doit bien y avoir un relâchement, un flottement. Une minute où on se sent un peu bête. Un assaut des injonctions primaires : manger, uriner. Et puis des décisions sans bravoure à prendre : ouvrir des portes, descendre des escaliers, monter dans des ascenseurs, longer des trottoirs et partager le métro avec des foules.
Je suis sûre que la plupart de nos trajectoires restent inchangées, même après la bifurcation, et qu’on n’élargit pas tant que ça le cercle de nos existences.
Je me demande aussi avec quel corps on entre dans la liberté.


Mon parcours, évidemment, est à l’image de cette trappe. Une erreur d’ouverture. Un accident dans la circulation des corps et des esprits.
Je suis entrée dans ce métier comme par effraction, et aujourd’hui je veux emprunter une sortie qui ne m’est pas permise.


J’aurais dû savoir lire le danger dans les yeux de mes proches. Derrière la fierté – j’étais le premier Poucet de la lignée à chausser des bottes de sept lieues ! –, j’aurais dû voir le léger reproche, la mise en garde contre ma démesure. J’ai été cette enfant qui bascule en pensant cavaler, sur un cheval de bois manquant de se renverser pour de bon. Je suis allée le plus loin possible d’un côté comme de l’autre du grand écart social, avec, à chaque fois, un vertige immense à l’idée du chemin parcouru. Et malgré ça, est-ce que j’ai seulement avancé d’un millimètre ?


J’ai traversé les murs et vu ce qu’il y avait de l’autre côté, et cela ne m’a pas crevé les yeux ni cousu les lèvres, non, car il n’y a ici aucune grandeur mythologique. J’ai vu de l’autre côté de la barrière de mon monde – le côté dont je rêvais, et pour lequel j’ai travaillé si fort. Et cela, simplement, m’a accablée.
 
 
Je ne sais plus lors de quelle bascule ça a commencé, exactement.
Quelque chose s’est accéléré. C’était après les élections et de nouvelles modifications dans notre hiérarchie. Les instructions se sont mises à changer de nature. Notre temps ne devait plus servir qu’à rendre des comptes, qu’à réécrire nos gestes dans de longs dossiers pour en justifier chaque choix, et à faire le tri, entre nous, puis entre tous les autres.
Nous avons été quelques-uns à mollement réagir. Le coup de couteau d’une idée trop grossière a provoqué quelques remous.
Et puis nous avons plié, avalé la couleuvre, nous nous sommes tus en attendant de nous habituer. Nous avons rejoint la majorité silencieuse. Nous nous sommes accoutumés aux théories imposées, présentées comme indispensables, et contraires à nos convictions. Nous avons progressivement oublié que nous nous tenions penchés, tordus, à nous en rendre malades.
Nous avons suivi la pente, dont on sait qu’elle est hostile aux uns et favorable aux autres. J’imagine que nous espérions sauver un peu de notre peau.


(…) il est impossible que je sois la seule à me poser la question de mon adhésion, de ma présence entre ces murs. De plus en plus de personnes refuseront le dessin du labyrinthe, chercheront la liberté dans une autre dimension, et regarderont, incrédules, le décor d’une époque où se faisaient et se défaisaient des carrières illusoires.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

samedi 26 octobre 2024

[Guéna, Pauline] Reine

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Reine

Auteur : Pauline GUENA

Parution : 2024 (Denoël)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

« Il se réveille en sursaut. Les cris et les rires des enfants ne sont pas ceux de l’école du village, mais c’est bien l’odeur sèche du béton et celle, suffocante, de la tôle chauffée à blanc qui ont mêlé dans sa sueur et dans la crasse les années et les lieux. Il se redresse, sa prise sur l’arme resserrée, aux aguets. Les enfants se sont tus. Comme les oiseaux. »
Marco est tueur à gages. C’est un professionnel fiable et efficace qui a toujours honoré ses contrats. Jusqu’à ce jour d’été où Marco va tuer par amour.
Sa cavale commence. À ses trousses, le milieu, la police et un jeune journaliste en quête de gloire. Devant lui, rien d’autre que l’été qui n’en finit pas, et la femme qu’il aime.  

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :  

Pauline Guéna est romancière et scénariste. Elle est notamment l’autrice du Fleuve (prix du Premier Roman Edmée-de-La-Rochefoucauld, 2004), de L’Amérique des écrivains (avec Guillaume Binet, Grand Prix des lectrices de Elle, 2014) et de 18.3, une année à la PJ (2020). L’adaptation de 18.3 au cinéma par Dominik Moll, sous le titre La Nuit du 12, a reçu sept césars en 2023, dont celui du meilleur film.

 

 

Avis :

Léan est journaliste, rubrique des faits divers. Lui qui rêve de journalisme politique ne se doute pas encore qu’une affaire pourtant misérable va bousculer sa vie. Le patron d’un bar miteux a été abattu dans la nuit. Les caméras de surveillance ont tout filmé, le coupable est un certain Marco, tueur à gages chevronné qui n’a cette fois pris aucune précaution pour se couvrir. Il y a aussi un témoin, Reine, la jeune femme qui travaillait au bar. Mutique face aux interrogatoires de police, elle porte sur le corps de nombreuses traces de sévices. Il apparaît très vite que cette Equatorienne exilée en France vivait exploitée et maltraitée par le bistrotier, un homme violent impliqué dans divers trafics, et que c’est l’amour qui a inopinément poussé le tueur à abattre le tortionnaire. Un crime sans préparation, sur le point de faire tomber ce jusqu’ici insaisissable professionnel du meurtre sur commande.

Ce qui frappe dans le récit, c’est d’abord l’extrême réalisme des scènes et des personnages. L’auteur est scénariste, en plus d’avoir suivi, il y a quelques années, le quotidien de la PJ de Versailles. Quelques plans suffisent pour suggérer, autour de la scène de crime, d’abyssales ellipses de violence et de noirceur que les enquêteurs de police avec Reine et notre journaliste en ce qui concerne Marco vont chacun de leur côté nous aider à combler. Les parcours respectifs de Reine et de Marco sont dès l’enfance distordus par une brutalité inexorable qui ne leur laisse aucune chance. Elle subit en silence, victime résignée rebondissant sans espoir de calvaires en nouvelles épreuves. Lui a tiré à lui le manche de la violence, l’empoignant jusqu’à en faire son gagne-pain. Ces deux-là ne pouvaient que se reconnaître, unis par une souffrance semblable pourtant destinée à les séparer. S’extirpe-t-on jamais de l’engrenage du mal, que l’on reste victime ou que l’on passe bourreau ?

Dans une grande économie de moyens et en séquences particulièrement visuelles, Pauline Guéna réussit à suggérer la complexité derrière la scène de crime la plus limpide. L’un a tué, l’autre est complice, mais responsabilités et culpabilités vont bien au-delà de leur couple. Et sans exonérer le meurtrier dont le portrait dans son ensemble pèse lourd dans la noirceur, force est de voir en lui l’être humain acculé quasiment de naissance, sans jamais le choix des armes.

Polar bref et efficace, mais plus encore roman social inspiré d’une réalité brutale, un livre coup de poing, noir et bien serré, où les racines du mal s’avèrent bien plus intriquées que l’on ne voudrait le croire. (4/5)

 

 

Citations :

On n’en finit pas à sa guise avec la vie. On attend, on patiente, on endure. On ne s’appartient pas, on est au monde.


Sous la peau brûlante de Marco, les morts s’agitent et suppurent de ses plaies comme s’ils voulaient sortir. Il marche entre les carcasses, son grand-père sur ses jambes arquées se détourne de lui avec une moue de mépris, Gentellini est assis par terre, l’air étonné, sur une table d’autopsie gît le corps de Pépé Lanzaro, le garçon qui pleurait dans la cabane en Guyane, Lee-Roy, pleurniche d’un air accusateur ; il aperçoit la flamme folle des cheveux de la femme enceinte dont il n’a jamais su le nom, reconnaît ce matelot avec qui il aimait jouer aux cartes assassiné par un amant dans son sommeil, plus loin, un Marocain à plat ventre gratte la terre avec ses doigts, et le chien de son grand-père le fixe de ses yeux vairons et gronde, découvrant ses crocs.


 

jeudi 24 octobre 2024

[Viel, Tanguy] Vivarium

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Vivarium

Auteur : Tanguy VIEL

Parution : 2024 (P.O.L.)

Pages : 144

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Ce livre, j’ai choisi de l’appeler Vivarium. Mais qu’est le vivarium ici ? Cette série de fragments qui se voudraient abris vitrés pour la mouvante pensée ? Ou bien la vie elle-même qui nous enveloppe et nous prête, comme le biotope de l’animal, un milieu où tenir ? C’est là en tout cas que j’ai résidé un temps, au creux de cette indistinction, dans les échanges incessants du vivant et du nommé, où l’on découvre quelquefois, à la lisière de toutes les choses, de fugaces résolutions, précipités de langage qui semblent, plus qu’à l’ordinaire, faire scintiller le cristal de l’expérience. Or dans l’expérience il y a de tout : des villes et des fleuves, des souvenirs et des questions, des fleurs, des amis, du vent et des lignes d’horizon.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Tanguy Viel est né en 1973 à Brest. Il publie son premier roman Le Black Note en 1998 aux Editions de Minuit qui feront paraître Cinéma (1999), L’Absolue perfection du crime (2001), Insoupçonnable (2006), Paris-Brest (2009), La Disparition de Jim Sullivan (2013) et Article 353 du code pénal, Grand prix RTL Lire. La Fille qu'on appelle paraît en 2021. Il a également publié deux essais littéraires : Icebergs (2019) et Vivarium (2024).

 

 

Avis:   

Tanguy Viel a si bien habitué son lecteur à la virtuosité de ses romans, peuplés de personnages broyés par les rouages sociaux, que l’on finit par s’y jeter les yeux fermés, sûr de se régaler de la complexité de leur intrigue, de la réflexion qui les sous-tend et de la musicalité de leur écriture. La surprise est donc totale de le découvrir ici dans un registre radicalement différent : un essai méditatif rassemblant pêle-mêle les observations, impressions et réflexions qui ont jalonné sa vie d’écrivain, une sorte de précipité de ce qui s’agite plus ou moins fugitivement dans son « vivarium mental ».

L’incipit annonce la couleur : « Je sais par expérience personnelle, écrit T.S. Eliot, que vers le milieu de sa vie un homme se trouve en présence de trois choix : ne plus écrire du tout, se répéter avec, peut-être, un degré toujours plus grand de virtuosité ou, par un effort de la pensée, s’adapter à cet “âge moyen” et trouver une autre façon de travailler. » Voici donc Tanguy Viel à la croisée des chemins, qui sent « un second moi se hisse[r] sur les épaules du premier » et qui, plongeant dans le caléidoscope de sa mémoire et de sa pensée, prend le temps d’un arrêt sur images, aussi furtives et mouvantes soit-elles, pour, d’instants vécus en souvenirs enchantés, de lieux traversés en rencontres marquantes, s’interroger au final sur sa passion pour la littérature, sur la magie et la beauté des mots, enfin sur ce qui peut bien pousser à écrire, c’est-à-dire à produire de « mystérieuses condensations » de son moi intérieur.

D’un intérêt et surtout d’un accès inégal, certains passages s’avérant relativement ésotériques, le texte érudit et exigeant ne nous emporte pas moins dans une vague poétique et sensible qui, roulant au plus profond de l’intimité de l’auteur, nous laisse, lui et nous, à décoder sa riche et foisonnante laisse de mer. Surtout, l’on découvre à la plume de Tanguy Viel des facettes inédites qui, pour la grande impression du lecteur, la rendent plus que jamais irrésistible de beauté.

Rarement a t-on une telle sensation de redécouvrir un écrivain, soudain propulsé à une nouvelle hauteur. Malgré quelques passages plus hermétiques, un livre brillant et fascinant, transcendé par une écriture magnifique. (4/5)

 

 

Citations :

En tout cas cela m’arrive souvent, quand je lis, de ne plus savoir très bien ce qui me fait frissonner : ce que le texte désigne ou bien l’adresse murmurante qu’il engage vers moi.


En littérature, le destinataire est toujours un ami. Le manque d’adresse, le manque d’ami, c’est l’enfer autophage de la vie non écrite.


C’est un avantage de la littérature, en fût-il une autre limite, qu’il est permis d’y décrire aussi ses tentatives, ses ratages et même, d’en obtenir rétribution. C’est un peu comme s’il existait, mettons en athlétisme, une catégorie « vestiaire » qui serait devenue une discipline à part entière. À moins que ce ne soit comme dans ces tournois sportifs amateurs où, trop vite éliminé, on peut se rattraper dans une « consolante ». En littérature, c’est certain, pour le meilleur et pour le pire, la consolante est devenue depuis longtemps un tournoi majeur.


Atteint l’âge de dix-huit ans, je me souviens que la découverte de la littérature et, plus encore, le saut fait en elle, fut d’abord le rêve d’un territoire ardemment séparé du monde et qui, en me coupant de lui, m’en protégeait. À cet âge, si j’avais pu mettre une porte blindée, une muraille de Chine entre les livres et le monde, entre ma communauté pour ainsi dire négative et la communauté en vrai des hommes et des femmes, en un mot si j’avais pu vivre dans une bibliothèque sans fenêtre, je l’aurais fait. « Moi qui imaginais le Paradis / Sous l’espèce d’une Bibliothèque ». Mais, ayant depuis révisé ce contrat que je n’ai jamais vraiment signé, je me demande : à quoi cela ressemble, un paradis sans fenêtre ?


Sait-on de certains êtres humains ce qui a voulu qu’ils barrent un jour de leur existence tout surgissement d’enfance ?


(…) il m’est arrivé trop souvent de passer sans un regard le long de l’immense crypte qui y mène [au centre de soi] et où il conviendrait précisément de s’arrêter une fois pour toutes afin de scruter enfin, non plus la lampe éblouissante du projecteur, mais toute l’épaisseur projetée de la vie vécue : théâtre d’ombres, de pensées et de souvenirs, en un mot tout l’habitacle d’un esprit qui ne se satisferait pas de sa propre substance mais au contraire se promènerait dans les allées peuplées de son palais aux mille tableaux vivants, aux mille événements faits de mémoire et d’images, de pensées et d’opinions, d’impressions et de figures, bref, fait d’un monde qui serait tout sauf vraiment soi – vivarium géant où la vie entière décante et fait une matière folle offerte à l’écriture, faite de villes et de visages, de rencontres et de lectures, d’horloges et de ciels, d’enfance et de sommeil, toutes choses qui ne demanderaient qu’à s’installer là, dans le grand livre de soi. Là, dans cet espace qui n’est ni l’ordre brut des faits, ni l’exposition solitaire de ses viscères, se découvre un terrain neutre où chacun dépose les armes – chacun : c’est-à-dire le monde alentour et le tumulte intérieur. C’est, je crois, l’un des plus beaux endroits où résider, à ce point de contact qui noue le monde à la découverte de soi et peut-être plus encore inversement : noue le soi à la découverte du monde.


Au fond, je marche encore et toujours à ce carburant secret de la littérature : qu’avant l’écriture d’un livre je ne serais que fragments épars étalés sur le sol, tandis qu’après, je serais organisme vivant, tout de livre fait mais plus solide que n’importe quel rocher de Bretagne.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 

mardi 22 octobre 2024

[Ravey, Yves] Que du vent

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Que du vent

Auteur : Yves RAVEY

Parution : 2024 (Minuit)

Pages : 128

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Mais pourquoi me demander ça à moi ? Parce que j’étais disponible, malgré mes ennuis ? Parce que j’habitais juste en face, et que Miko, son mari, qui m’invitait souvent à la pêche à la mouche, n’y verrait que du feu ?
Je lui ai demandé si c’était parce qu’elle n’avait pas d’autre solution ? Véritablement, Sally ne savait pas dans quoi elle s’embarquait en ma compagnie.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Yves Ravey est né à Besançon (Doubs) en 1953.

 

 

Avis:   

Rien ne marche dans la vie de Barnett, le narrateur, ancien militaire revenu à la vie civile. Sa société d’ambulances est en dépôt de bilan, sa femme a demandé le divorce et son fils l’a rayé de son existence. Imperturbable, il se maintient à flot en revendant des produits d’entretien discount qu’il stocke dans un entrepôt accolé à sa maison et se contente d’observer de loin ses seuls voisins : Sally, une séduisante rousse mariée à Miko, patron d’une blanchisserie, et, un peu plus loin, un autre couple de leurs amis, Samantha et Steve. Mais voilà que Barnett est invité à prendre un verre chez Sally et Miko, et que, de confidences en rapprochements, il se retrouve bientôt, non seulement l’amant de sa voisine, mais aussi le complice de son plan tordu visant, si ce n’est à éliminer le mari, du moins à l’alléger des fortes sommes liquides échappées à la comptabilité de son entreprise pour venir s’entasser dans son coffre. Foireuse au possible, l’affaire ne tarde pas à tourner en eau de boudin, pour une fin aussi absurde qu’improbable.

Jubilatoirement caricaturale dans son pastiche de mauvais feuilleton américain, l’histoire ciselée avec l’économie de moyens et l’ironie qui sont les marques de fabrique de l’auteur revêt très vite une autre dimension qui finit presque par reléguer l’intrigue à l’arrière-plan. Au travers du point de vue du narrateur, un loser si pathétiquement aveuglé par le déni qu’il en perd toute capacité de réflexion et de remise en cause en même temps qu’il se retrouve prêt, en parfait opportuniste, à toutes les compromissions susceptibles de le conforter dans le bourbier de médiocrité qu’est sa vie, se déploie, de petites touches en menus détails semés comme autant d’indices dans les dialogues et les comportements des personnages, une peinture terriblement juste et crédible de la faiblesse et de la noirceur humaines. Narcissiquement plus prompt à se laisser leurrer qu’à écouter ses doutes tant il peut être tentant de préférer l’illusion à une réalité trop sordide, notre homme ne demandera finalement qu’à se laisser manipuler, faisant fi de ses derniers scrupules et vestiges de moralité.

Un nouveau bijou de concision et d’ironie de la part d’un auteur passé maître dans la peinture des petitesses ordinaires, celles que l’on commet en se donnant malgré tout bonne conscience, dans un déni égoïste et narcissique effaçant scrupules et remords. (4/5)

 

 

Citation :

Deux choses nous rapprochaient, Sally et moi, je le savais : la fuite et l’argent.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 




 

dimanche 20 octobre 2024

[Tripier, Perrine] Conque

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Conque

Auteur : Perrine TRIPIER

Parution : 2024 (Gallimard)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

« CONQUE : nom féminin, coquille en spirale servant d’instrument depuis des millénaires. Coquillage berceau et tombeau, où se niche, caché, le grain de sable. »
Quelque part dans un pays battu par le vent du large, Martabée, historienne de renom, est mandatée par l’Empereur sur un chantier archéologique qui vient de mettre au jour les vestiges des Morgondes, guerriers-marins millénaires, dont seuls les bardes avaient gardé la trace. Martabée est chargée de les étudier afin de redorer le roman national. Pour entremêler sa gloire à celle du pays, Martabée excave des héros et des mythes, avec émerveillement. Mais quelque chose murmure sous le sable froid. Un appel sourd, dissonant, qu’elle devra choisir de suivre ou d’ignorer. Lorsque la lucidité prendra le pas sur l’ivresse et sur la vanité, qui choisira de voir, et qui s’aveuglera encore ? Fable politique et poétique, ce deuxième roman de Perrine Tripier allie le mystère à la contemplation. Dans cette Conque s’enroulent des énigmes, portées par un souffle épique.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Perrine Tripier a publié en 2023, à l’âge de vingt-quatre ans, Les guerres précieuses, unanimement salué par la critique.

 

 

Avis:   

Après son magnifique et émouvant premier roman Les guerres précieuses, Perrine Tripier poursuit son investigation de l’emprise du passé, non plus sur une narratrice enfermée dans les vestiges de son enfance, mais sur une société mythifiant son Histoire pour asseoir sa grandeur.

Dans un pays sans nom aux technologies très actuelles, des fouilles archéologiques ont mis au jour les vestiges d’une antique civilisation tournée vers la mer, dont on n’avait jusqu’ici conservé que la seule mémoire d’une geste héroïque. Ravi de cette occasion de renforcer le prestige national au travers de ces glorieux ancêtres, des guerriers capables, sur leurs frêles esquifs, de se mesurer aux océans et aux gigantesques baleines, l’Empereur en même temps soucieux de détourner l’attention de dépenses somptuaires de plus en plus contestées réquisitionne l’historienne et professeur d’université Martabée Gaeldish pour qu’elle se fasse le chantre, sous son contrôle bienveillant, de l’immense portée de cette découverte. Afin qu’elle puisse publier ses bulletins d’information dans les meilleures conditions, il lui donne les pleins pouvoirs sur le chantier de fouille et l’ensevelit sous les cadeaux princiers.

Flattée et elle-même enthousiasmée, la scientifique étouffe sa gêne face aux intrusions dirigistes et souvent ridicules du monarque pour se consacrer à ses nouvelles tâches. Tout va pour le mieux, jusqu’à ce que, donnant soudain corps au malaise jusqu’ici imprécis et insidieux persistant à infiltrer le texte en même temps que l’esprit de Martabée, l’avancement des fouilles finisse par dévoiler un visage inattendu et pour le moins ignominieux des tant fantasmés Morgondes. Le dilemme est cruel pour l’historienne. Aura-t-elle le courage de publier la vérité, elle qui a désormais tout à perdre, en plus de son indépendance ?

Toujours aussi envoûtante et sensorielle, la plume de Perrine Tripier excelle à suggérer atmosphères et sensations. D’un côté la minéralité des vestiges, de l’autre les variations de la lumière, du vent et de la mer, viennent refléter la diffraction entre l’effrayante pesanteur de la réalité historique et l’immatérialité du temps et de la mémoire. Ecrire l’Histoire est un pouvoir, de l’Histoire l’on ne retient toujours que ce que l’on veut bien, son récit est indissociable du regard et de l’interprétation de l’auteur. Alors, à l’ère post-vérité où les leaders politiques usent du langage et de l’émotion davantage que des faits et de l’argumentation, ce conte imaginaire pointe l‘instrumentalisation politique des mythes, dans un jeu de pouvoir trouble et violent évoquant aussi bien les grandes dictatures que le nouveau storystelling idéologique à l’américaine.

Aussi dérangeante que somptueusement écrite, une fable dont l’imaginaire renvoie aux réalités passées et contemporaines des manipulations politiques de la mémoire collective. (4/5)

 

 

Citations :

Ça dort comme une gemme enfouie, dont l’eau sourde est pailletée d’ombre. Dans le brouillard vert de ses profondeurs, elle fait miroiter des rivages boréals. Tant que ça dort, ça ne peut pas faire de mal. Tant que ça dort, ça ne mord pas. Cristallisé dans une émeraude, le vieux monde se tait.


Sur le pas de la porte, on regardait les collines se velouter de vert vif. Les murets de pierre moutonnaient de mousse humide, minuscules forêts spongieuses accrochées à flanc de granit. Les vallonnements verdoyants se bossuaient avec bonhomie. Le ciel gris abaissait ses brumes à hauteur d’homme. C’était du nuage câlin, du brouillard caressant, qui perlait l’air des mortels en écharpes cotonneuses. Le ciel disait « vois, je suis là », et baignait les prés, les bêtes et les hommes à foison. On sentait à tout instant les paquets de gouttes fraîches nous bécoter les joues, comme une vieille tante heureuse de notre retour nous saluerait avec empressement.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

vendredi 18 octobre 2024

[Cingal, Grégory] Les derniers sur la liste

 


 

 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Les derniers sur la liste

Auteur : Grégory CINGAL

Parution : 2024 (Grasset)

Pages : 320

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Août 1944. Trente-sept officiers de renseignement alliés pénètrent au Block 17 du camp de Buchenwald. Parmi eux, le commandant Forest Yeo-Thomas, envoyé spécial de Churchill auprès des chefs intérieurs de la Résistance  ; le capitaine Harry Peulevé, chef du réseau SOE Author basé en Corrèze  ; le lieutenant Stéphane Hessel, agent des services secrets de la France libre.
Trois semaines après leur arrivée, le chef de block reçoit une première liste d’hommes à exécuter. Avec la complicité de la résistance clandestine du camp, elle-même divisée en factions rivales, ces trois officiers vont mettre au point un plan d’évasion aussi incertain que risqué  : prendre l’identité des cobayes d’un block voisin, sacrifiés pour la mise au point d’un vaccin contre le typhus.
 
Voici le roman vrai de la mission de sauvetage la plus spectaculaire de l’histoire des camps. En neuf parties composées de courts fragments, et avec une économie de moyens et une maestria impressionnantes, Grégory Cingal nous plonge dans l’univers concentrationnaire et ses logiques d’alliances et de luttes pour la survie.
D’un souffle tour à tour glacial et lumineux, haletant et minutieux, il suit les jours tissés d’attentes d’angoisses, d’espoir et de courage d’une poignée d’hommes qui, parmi les triangles verts et les triangles rouges, les médecins SS et les kapos corrompus, tentent de sauver leurs peaux. Un conte macabre, une histoire d’amitié née dans la cendre et le sang, un chef d’œuvre de style et de détails que seule la passion d’un auteur happé par son sujet pouvaient ainsi sublimer en un époustouflant roman.  

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :  

Grégory Cingal est archiviste et traducteur. Il a travaillé pendant vingt-trois ans à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. Auteur aux éditions Finitude de deux récits autobiographiques, Ma nuit entre tes cils (2016) et Le revers de mes rêves (2017), il a également publié plusieurs recueils critiques consacrés à des écrivains engagés dans les tumultes du XXe siècle (David Rousset, Dwight Macdonald, Jacques-Bernard Brunius).

 

 

Avis :

Les derniers sur la liste sont trois officiers de renseignement alliés, qui, déportés à Buchenwald, vont s’appuyer sur la résistance clandestine du camp pour élaborer un plan d’évasion spectaculaire. Grégory Cingal raconte leur incroyable épopée dans un roman haletant qui, fort d’une documentation minutieuse, colle fidèlement à la réalité historique.

Ils sont trente-sept officiers, pour la plupart membres des services secrets britanniques soutenant les mouvements de résistance, à débarquer par convoi spécial à Buchenwald, à l’été 1944. Une grande partie très vite exécutée, leur plus haut gradé Forest Yeo-Thomas entreprend un combat contre la montre pour tenter de sauver les derniers.

Le plan d’évasion consiste à leur faire prendre l’identité de malades morts au bloc où une poignée de spécialistes juifs et non-juifs, eux aussi prisonniers, sont chargés, entre autres abominations expérimentales, de la mise au point d’un vaccin contre le typhus. Ces hommes, parmi lesquels l’entomologiste et résistant franco-russe Alfred Balachowsky, sabotent en réalité leur tâche en livrant depuis un an de faux vaccins à l’armée allemande. Ils acceptent de prendre d'autres risques encore avec cette évasion, qui, pour espérer réussir, devra se limiter à trois hommes. Ce sera Forest Yeo-Thomas, l’agent britannique Harry Peulevé et l’agent des Forces françaises libres Stéphane Hessel.

« La fiction est plus craintive que la réalité, elle se tient coite sous la griffe du vraisemblable. » Le récit qui n’invente rien et signale même les lacunes dans les archives qu’il se garde bien de combler, nous entraîne, sur l’atroce fond de souffrances du camp où fleurissent aussi bien de formidables solidarités que de sordides jeux de pouvoir jusqu’entre les prisonniers – les triangles rouges et verts, respectivement les communistes et les « droit commun », se battent pour les rôles de kapos et tiennent la dragée haute aux étoiles jaunes, aux triangles roses des homosexuels ou encore marron des tziganes –, dans les méandres des manipulations et des jeux d’influence de ceux qui, dirigeants du camp sentant la déroute arriver ou déportés organisant leur survie, voire une forme de résistance, calculent les risques et les chances qui leur feront gagner ou perdre leur va-tout. Aux pires abominations répond un courage inouï et c’est dans une cascade de circonstances insensées, pourtant authentiques, que se déroule cette histoire.

D’une richesse historique réservant bien des découvertes au lecteur, ce roman construit fidèlement sur la base de faits véridiques méconnus se lit en un long souffle de suspense éberlué, pour un formidable hommage à ces hommes qui, jusqu’au bout, dans les circonstances les plus terribles, ont résisté avec un courage exceptionnel. Les héros existent parfois en chair et en os. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Ainsi commence l’une des opérations de mystification les plus prodigieuses (et les plus méconnues) de la Seconde Guerre mondiale. Pendant une année entière, au nez et à la barbe de leurs gardiens, une poignée de scientifiques juifs et non juifs, prisonniers d’un camp de concentration ultra-surveillé, vont au péril de leur vie alimenter l’armée allemande de centaines de litres de faux vaccin. Sans que personne, à Berlin comme à l’intérieur du camp, sur le front militaire comme à l’arrière, découvre la supercherie. Ce fut le secret le mieux gardé de Buchenwald.
 

La fiction est plus craintive que la réalité, elle se tient coite sous la griffe du vraisemblable.
 
 
Certains, pourtant, parvenaient à prendre le maquis toutes les nuits. Ils puisaient dans leur vie nocturne une force qu’ils opposaient à la démence du jour, en rapportaient des images enchanteresses qui faisaient écran au froid, à la faim, aux coups. Le camp à leurs yeux n’était qu’une féerie noire, un simulacre piteux qui se consumait chaque nuit dans le brasier inaliénable de leurs rêves. Leur espérance de vie n’était pas plus garantie que les autres, mais au moins se payaient-ils le luxe de succomber le sourire aux lèvres.
 

Le procès à huis clos de Karl Otto Koch dévoila un invraisemblable système de racket organisé. Prélevant leur munificente part aussi bien sur les marchandises destinées à la troupe SS que sur la nourriture allouée aux détenus, Koch et sa garde rapprochée avaient vécu comme des satrapes couverts d’or et de diamants. Dans les salons lambrissés de leurs somptueuses villas, au soleil de leurs terrasses d’où ils admiraient la vue plongeante sur les vallées de conifères, festins et beuveries se succédaient dans une ronde endiablée. La porcherie de Buchenwald entretenait trois cents têtes à leur usage exclusif. On les appelait « les cochons de la Kommandantur ». Une fauconnerie, un zoo et un manège avaient été aménagés en un temps record avec le sang et la sueur des détenus. Argent, cuivre, bronze, fers forgés et bois précieux avaient été détournés en masse des usines d’armement pour être confectionnés en objets de luxe dans des ateliers clandestins. Heinrich Himmler avait reçu un soir de Noël une superbe garniture de bureau en marbre vert, cadeau princier de son dévoué Lagerkommandant. Quant à l’or systématiquement arraché aux bouches des morts et des malades, Koch en avait recyclé une modeste part dans une montre à gousset, sur laquelle il eut le bon goût de graver les dates de naissance de ses enfants.
 

Disparu au Goulag en 1938, Ossip Mandelstam disait que la poésie était « de l’air volé ». Une manière de respirer. De filtrer à pleins poumons les miasmes de l’oppression. C’était comme si j’avais sur moi de l’opium, dira plus tard Stéphane.