lundi 14 octobre 2024

[Lambert, Emmanuelle] Aucun respect

 


 

 

J'ai aimé

 

Titre : Aucun respect

Auteur : Emmanuelle LAMBERT

Parution : 2024 (Stock)

Pages : 225

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Une jeune femme idéaliste comme on peut l'être à vingt ans arrive à Paris à la fin des années 1990. On la suit dans sa découverte d'un milieu intellectuel qui a tout d'une caste d'hommes.
Elle y rencontre l'écrivain Alain Robbe-Grillet, imposant «  Pape du Nouveau Roman », et son épouse Catherine, maîtresse-star de cérémonies sadomasochistes. Ils incarnent une certaine idée de la littérature et de la liberté sexuelle. Toutes choses auxquelles l'héroïne s'affronte tant bien que mal.
Raconté avec impertinence depuis aujourd’hui, son apprentissage, d’une drôlerie irrésistible, est un conte contemporain. Sa leçon est que la liberté s’exerce dans le jeu avec les autorités établies. Et sa morale, qu’il ne faut jamais sous-estimer les jeunes femmes.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :  

Emmanuelle Lambert est l’autrice de romans et d'essais, parmi lesquels Giono, furioso (Stock, 2019 ; prix Femina essai), Le Garçon de mon père (Stock, 2021) et Sidonie Gabrielle Colette (Gallimard, 2022).

 

 

Avis :

Quinze ans après son premier livre, Mon grand écrivain, consacré à sa relation avec Alain Robbe-Grillet, Emmanuelle Lambert se souvient de ses débuts, déjà au contact du chef de file du Nouveau Roman, dans un récit initiatique très autobiographique qui, avec la prise de distance d’une narration à la troisième personne, interroge avec humour la place des femmes, en général et dans la sphère intellectuelle en particulier.

Nous sommes dans les années 1990. Jeune doctorante, la narratrice entame un stage chez un tout neuf et encore modeste institut qui finira par l’embaucher et par devenir une vénérable institution, et en lequel l’on n’a aucun mal à reconnaître l’IMEC, l’Institut mémoires de l’édition contemporaine, où l’auteur fut en charge des archives d’Alain Robbe-Grillet et de la préparation d’une exposition consacrée à l’écrivain et cinéaste.

Sans expérience encore mais d’autant plus prédisposée aux étonnements, la jeune femme, globalement cantonnée – parce que débutante, mais aussi parce que le mot intellectuel ne se conjugue alors guère qu’au masculin – aux tâches les plus fastidieuses et poussiéreuses de l’épluchage des archives, ronge son frein en ouvrant de grands yeux, sa déférence et son admiration pour un entourage plus âgé et expérimenté aux prises avec les ébahissements d’une lucidité dont le piquant ne se départira pourtant jamais d’un irréductible fond d’affection.

S’ensuit une galerie de portraits plein de dérision, incluant aussi bien « le Chef » que le couple Robbe-Grillet dont, à force d’inventaires et de chronologies. elle se retrouve à pénétrer la peu conventionnelle intimité, dans son Château de Normandie. Entre elle, maîtresse de cérémonie sadomasochiste, et lui dont les romans se sont peu à peu tournés vers l’érotisme jusqu’à mettre en scène inceste et pédophilie, c’est a posteriori pour la narratrice l’occasion de constater le chemin parcouru entre l’époque de ses débuts, où il ne lui fut pas si facile de trouver sa place et d’affirmer sa liberté d’être et de penser – et alors en s’attirant des commentaires du genre : « Tout de même, les filles, aujourd’hui, vous n’avez aucun respect » –, et la société de l’après #MeToo.

Irrévérencieux mais poli et dans l’ensemble fort correctement dans l’air du temps, ce texte finement ciselé autour d’une expérience somme toute très sage et bourgeoise, dans l’entre-soi d’un milieu qui admet peut-être désormais mieux les femmes mais reste profondément élitiste et codifié, a beau jouer la dérision et l’impertinence, l’on ne parvient pas vraiment à croire au vernis d’insoumission posé avec tant d’application sur ses pages. Malgré leur talent certain, c’est donc un ennui relatif qui s’empare du lecteur, frustré côté âme et tripes. (3,5/5)

 

 

Citations :

« La domination, cocotte, ça se traduit dans le langage. Ou plus précisément – grand sourire – dans le bien entendu, le tacite, l’implicite. L’ironie. » (…)
Gaby avait raison. Leur aisance à se mouvoir, à regarder et à entrer en relation prenait corps dans la désinvolture de leur prise de parole. Les sous-entendus permettaient à leur groupe de s’agréger. Dans ces conversations, un ensemble de réalités concrètes revenait sans cesse, comme s’il avait été naturel que tout le monde en fût familier. Comme si cela avait été ça, la réalité commune : les vacances au soleil, les vacances au ski, les voyages linguistiques, la résidence secondaire, les maisons de famille, les ascendants plus ou moins célèbres, le réseau, les stages, les découvertes, la culture historique/littéraire/musicale, ou plutôt, une certaine culture. Une culture autorisée. C’était un mille-feuille complexe, où chaque couche avait une couche supérieure, où le raffinement de ce qui allait de soi était sans cesse relégable par quelqu’un de plus brillant, de plus à l’aise, de plus informé et, surtout, de moins accessible.
 

En classe préparatoire, son premier contact avec les livres d’Alain Robbe-Grillet avait été pour le moins indirect. On lui avait en effet conseillé de les connaître, mais de ne surtout pas les lire. Robbe-Grillet ne bénéficiait cependant pas d’un régime particulier. Le secret était qu’il valait mieux ne pas lire les livres, pour avoir le temps d’apprendre à en parler. (…)
« En littérature, tu lis les ré-su-més. Après tu apprends par cœur le début, la fin, et une ou deux citations au milieu. Ça te fait de quoi écrire dessus. Et voilà. C’est complètement con, on est d’accord, mais faut pas s’attarder. Faut être efficace. T’auras jamais le moindre concours si tu veux tout lire. On ne lit pas vraiment, ici. On engrange pour les disserts du concours, c’est tout. » Pause. « En fait, personne ne lit. »
 

Parmi les passages obligés, à apprendre par cœur pour les recycler, il y avait des extraits de Flaubert. On s’extasiait sur le « Il voyagea » de L’Éducation sentimentale. L’ellipse ! L’audace ! On recyclait volontiers du Céline, la première phrase de Voyage au bout de la nuit. Il y avait aussi le tout début d’À la recherche du temps perdu de Proust (dire : « La Recherche »), son passé composé, son adverbe. À ce compte vous deveniez vite expert en premières phrases, et la littérature, un océan de commencements.
 
 
Si l’on traite l’autre d’ingrat, c’est parce que, l’autre étant parti, on désire continuer, malgré tout, à recevoir. Cela n’arrive pas. L’autre ne fournit plus. On se sent floué, comme si l’on n’avait pas tiré profit de ce que la personne avait donné en retour : l’amour inconditionnel de l’enfant, stupéfiant chez les petits êtres maltraités, prompts à protéger, excuser l’adulte, désireux de mendier une forme d’affection chez la main qui les rudoie ; la force de travail de l’employé, le plus souvent considérée comme un détail de peu d’importance comparée à la grâce qu’on lui fait de l’embaucher ; le corps de l’autre, disponible, toujours prêt, comme s’il était possible de jouir, comme ça, facilement, sans effort, quand on veut, comme on veut, comme si c’était facile ou naturel. Comme si cela allait de soi.
Si en face (ou plutôt : en dessous) ça se rebiffe, on peut tout couper. Le soin, l’attention. L’emploi. La protection. On a l’autre en son pouvoir. Ce sont des rapports asymétriques.
Cet état de fait est encadré par la loi : autorité parentale, droit du travail, mariage, pacs ou prostitution. Mais à l’intérieur de ce cadre, la domination est un caméléon qui prend les couleurs de la respectabilité. Le patron qui cherche le bien-être maximal des salariés existe sans doute quelque part. Le parent qui traite son enfant autrement que comme l’un de ses biens, aussi. Le mari, la femme, l’amant et la maîtresse, conscients de leurs intérêts réciproques, heureux de l’épanouissement de l’autre, on en connaît. Quand on creuse, quand on gratte à la surface des entreprises, des familles et des couples, c’est pourtant rarement ce qu’on trouve. À la fin, c’est toujours l’aigle qui, depuis les hauteurs, fondra sur le mulot. Certes parce qu’il est un aigle, l’autre un mulot, et que c’est leur nature – appliqué à des humains, c’est l’essence même du discours autoritaire, Il y a les forts, il y a les faibles, il n’y a pas d’égalité, taisez-vous à la fin. Mais on peut aussi penser qu’à la différence de nature, il faut ajouter celle de position. L’aigle plane dans les hauteurs. Le mulot, pour toujours, traîne en bas.
Si l’on a vraiment donné, on n’exige rien. Voilà ce qui sépare l’amour, l’affection, l’admiration, le désir, déployés entre personnes qui se reconnaissent, de l’avidité, du calcul et de la prédation, circulant de haut en bas. Et surtout, si l’on a donné, c’est d’abord parce qu’on pouvait le faire.
Il faut se méfier des gens qui traitent les autres d’ingrats.


On ne peut plus rien dire » est une phrase qu’on dit beaucoup depuis que les femmes ont commencé à l’ouvrir. Non à parler, en tête à tête, en petit comité, en réunion dans des endroits autorisés, à s’épuiser à parler quand personne, au fond, ne voulait entendre, non. Non à parler, mais à l’ouvrir, au beau milieu des années 2010, en nombre, par ricochets ou par répliques sismiques de mots carambolés sur les réseaux sociaux.
Ce patchwork a couvert l’espace public, donnant corps à une abstraction, la récurrence incalculable, débordante, cataclysmique des violences sexuelles. Une évidence est alors apparue. Il y avait autant d’abus pour une raison simple, qui était qu’on pouvait les commettre. Qu’on y était autorisé, légitime, sinon encouragé. C’est un système courant sur plusieurs générations et sur plusieurs continents. Les premières victimes en sont les femmes. Avec elles, les enfants, proies d’une pédocriminalité qui prend souvent, et dans des proportions vertigineuses, la forme de l’inceste.
Lorsqu’on dit qu’on ne peut plus rien dire, peut-être croit-on sincèrement que cet accès nouveau à une parole qu’on ne peut plus ignorer, cette déchirure au cœur du silence, se sont faits sur le dos de la liberté d’expression. Qu’on ne peut plus rien dire parce que d’autres parlent. Comme s’il y avait un quota de parole publique disponible, la foule des silencieux ne pouvant s’exprimer qu’à la condition d’une réduction drastique de la parole des bavards.
Or ce que signifiaient les femmes, c’est que même ce que le droit interdisait, la coutume le tolérait, qui disait : les enfants vous appartiennent ; ce qui se passe dans les familles ne nous regarde pas ; et quant aux femmes, majeures, mineures : open bar. Prenant la parole en nombre, elles ont dévoilé la vérité statistique. Ce qu’on croyait être la déviance était en réalité la norme. 


Après #MeToo, on lui a souvent demandé si Robbe-Grillet n’aurait pas des problèmes, aujourd’hui. Elle est convaincue que non seulement il en aurait, mais qu’il en tirerait une sorte de gloire non-conformiste.
Elle est peut-être injuste, peut-être qu’aujourd’hui il ne publierait pas son dernier livre, demanderait à Catherine de le détruire après sa mort.
Peut-être aurait-il compris que son anomalie fantasmatique n’était, au fond, que l’expression maximalisée d’une saloperie ordinaire.
Après tout, il s’y connaissait en statistiques.
On ne saura pas.


En fermant la porte, elle avait jeté un dernier regard à la pièce. Le fauteuil. La lampe ancienne. Deux ou trois tableaux qu’il aimait. Et une très grande bibliothèque, face à laquelle était installé son lit de souffrance. Le meuble de bois occupait un mur entier. Pourtant, on n’y avait installé qu’une toute petite part de ses livres. Ils avaient si bien envahi son appartement qu’on aurait pu croire non que le Chef possédait des livres, mais que ces derniers l’autorisaient à vivre parmi eux. Sur les rayonnages, certains ouvrages étaient présentés « en frontal », avec de belles couvertures, les catalogues qu’il avait supervisés, les volumes qu’il avait publiés. Ils veillaient sur les dernières années du Chef. Pendant ses longues journées alitées, il pouvait encore, en les embrassant du regard, frôler en esprit les plus purs objets de son amour.


 

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