mercredi 30 octobre 2024

[Bonnefoy, Miguel] Le rêve du jaguar

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le rêve du jaguar

Auteur : Miguel BONNEFOY

Parution : 2024 (Rivages)

Pages : 304

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Quand une mendiante muette de Maracaibo, au Venezuela, recueille un nouveau-né sur les marches d’une église, elle ne se doute pas du destin hors du commun qui attend l’orphelin. Élevé dans la misère, Antonio sera tour à tour vendeur de cigarettes, porteur sur les quais, domestique dans une maison close avant de devenir, grâce à son énergie bouillonnante, un des plus illustres chirurgiens de son pays.
Une compagne d’exception l’inspirera. Ana Maria se distinguera comme la première femme médecin de la région. Ils donneront naissance à une fille qu’ils baptiseront du nom de leur propre nation : Venezuela. Liée par son prénom autant que par ses origines à l’Amérique du Sud, elle n’a d’yeux que pour Paris. Mais on ne quitte jamais vraiment les siens.
C’est dans le carnet de Cristobal, dernier maillon de la descendance, que les mille histoires de cette étonnante lignée pourront, enfin, s’ancrer.
Dans cette saga vibrante aux personnages inoubliables, Miguel Bonnefoy campe dans un style flamboyant le tableau, inspiré de ses ancêtres, d’une extraordinaire famille dont la destinée s’entrelace à celle du Venezuela.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Miguel Bonnefoy, auteur franco-vénézuélien, a écrit plusieurs romans très remarqués et récompensés, tous parus aux éditions Rivages, dont Les voyages d’Octavio (2015, Prix de la Vocation 2016) et Héritage (2020, Prix des Libraires 2021). Il est traduit dans plus de vingt langues.

 

 

Avis:   

L’écrivain franco-vénézuélien Miguel Bonnefoy poursuit l’exploration fantasmagorique de sa mémoire familiale pour une nouvelle saga que la flamboyance de sa plume métamorphose en odyssée fabuleuse et baroque.

Tout commence sur les marches d’une église, quand, loin de se douter de l’épopée qui s’enclenche, une mendiante recueille et décide d’élever un nourrisson abandonné. Prénommé Antonio, l’enfant grandit « sur les berges du lac de Maracaibo, dans un endroit du monde si dangereux qu’on l’appelait Pela el Ojo, ‘’Ouvre l’œil’’. » Vendeur de cigarettes à l’unité, piroguier, puis à l’adolescence employé dans l’industrie du pétrole ou encore dans un bordel, sa vie change lorsqu’il apprend à lire et à écrire, rencontre sa future femme Ana Maria et répond à son défi - « je ne me marierai qu’avec l’homme qui me racontera la plus belle histoire d’amour » - en lui offrant un délirant florilège de récits recueillis dans la rue. 
 
Ils formeront tous deux un couple de médecins, elle la première de l’État de Zulia, lui bientôt recteur d’une université, et prénommeront leur fille unique Venezuela, si bien attirée par la découverte de nouveaux horizons qu’elle s’établira à Paris où elle épousera un exilé chilien et donnera naissance à Cristobal, avatar de l’auteur. Nourri des cosmogonies familiales, celui-ci prendra la plume, non pas comme son grand-père pour une histoire d’amour entre un homme et une femme, mais pour l’histoire d’amour « d’un homme pour un pays ». Pour « parler du monde qu’il avait entendu. Raconter ce qu’il avait vu dans la nuit des oiseaux de Maracaibo. Garder l’empreinte de l’air. Il fallait qu’il reste de ces récits autre chose que des paroles, des mots fugaces qui se passaient de génération en génération, de bouche en bouche, autre chose que des broches en or et des souvenirs ébréchés. » « Gravir le talus des songes. Boire à la racine. »
 
C’est ainsi qu’inséparable de celle, mouvementée, du Venezuela, cette histoire familiale étirée sur trois générations bouillonne si bien entre fantasmes et réalités, dans une fièvre hallucinée renvoyant aux codes du réalisme magique, qu’elle déploie de part et d’autre de l’Atlantique une authentique mythologie, un chant homérique qui chatoie des mille broderies venues colorer la mémoire à mesure de sa transmission. De ce foisonnement fantaisiste émerge une sorte de réalité augmentée, hologramme d’un autrefois passé au filtre de la légende et du songe, où il arrive que l’on croise les silhouettes, devenues familières aux lecteurs fidèles de l’auteur, de personnages apparus dans ses romans précédents.

Tout juste couronné du Grand prix du roman de l’Académie française, un ouvrage singulièrement enchanteur et poétique, reflet d’une mémoire familiale sans doute d’autant plus élevée à l’état de légende qu’elle s’est retrouvée confrontée à l’hydre de la dictature vénézuélienne et à l’exil. (4/5)

 

 

Citations :

Pedro Clavel passa ainsi son enfance dans les robes d’Eva Rosa qui prit soin de lui comme s’il fût sorti de son propre ventre. Cette très vieille femme, fatiguée et presque sourde, gardait cette serviabilité innocente qui l’avait accompagnée toute sa vie, convaincue de cette idée selon laquelle on n’a que ce qu’on donne.


D’accord. Tu partiras. Mais rappelle-toi une chose : on est esclave de ce qu’on dit et maître de ce qu’on tait.


Venezuela lui avait dit : – Lire, c’est voyager. Or, pour Cristóbal, dont l’enfance n’avait été que voyages, lire c’était rester. Les villes changeaient, les langues se multipliaient, les cultures défilaient sous ses yeux, or les livres, eux, ne changeaient pas. Qu’ils aient été à Lisbonne, à Rome, à Caracas, à Buenos Aires, les romans de sa jeunesse ne changeaient pas. Il demeurait ainsi auprès de ses livres comme on serait resté auprès de bêtes dont il aimait caresser les crinières lourdes. Leurs dos aux couvertures soyeuses comme des pelages et les caractères familiers de leurs titres lui apportaient un apaisement plus rassurant que celui des noms des pays. Lire, ce n’est pas voyager. Les pages ont l’immobilité du métal et de l’agate. Cristóbal s’attelait à ces royaumes pétrifiés, plongé dans leurs géométries d’encre et de grain, se perdant dans ses labyrinthes pour mieux se retrouver, se heurtant chaque fois aux mêmes mâts de leur beauté. C’est là que réside la fondation invariable des hommes, la part de refuge où se reposer du chaos, un havre sans départ ni exil. Les romans sont une île entourée de terre.


À Caracas, des militaires révolutionnaires avaient décidé de s’emparer du pouvoir et livraient, dans les rues de la capitale, une bataille acharnée. Ce séisme dura vingt-quatre heures, un déchaînement qui créa un mouvement de foule furieux et un désordre dantesque. Mais, bien que ce jour fût comme un cataclysme, ce n’était pas la première fois que de tels événements secouaient le pays. Il y avait déjà eu au Venezuela autant de révolutions que de guerres. En deux siècles, il y avait déjà eu une centaine d’insurrections d’esclaves et de révoltes populaires, de José Leonardo Chirino jusqu’au Caracazo, une cinquantaine de soulèvements pour l’indépendance avant Bolívar, dont ceux de Manuel Gual et José María España. La révolution Bleue avait renversé la révolution d’Avril qui elle-même s’était vue supplantée par la révolution de Coro. En deux siècles, il y avait déjà eu des milliers de groupes paysans armés sous Ezequiel Zamora, d’infanteries sortant des fermes, de réformes agraires et de luttes contre le latifundiste. En deux siècles, entre décrets et actualisations, il y avait déjà eu presque trente constitutions écrites, d’armées de guérilleros sous la bannière de Fabricio Ojeda, des centaines de mouvements syndicaux aboutissant à des grèves nationales, une dizaine de coups d’État, civils et militaires. En deux siècles, le peuple vénézuélien avait tant aimé la liberté qu’il en était devenu son esclave.


Pendant plusieurs jours, il fut impossible de le sortir de la maison, tant il était convaincu de trouver l’inspiration uniquement dans les pages. Personne, pas même ceux qui n’avaient jamais écrit une seule ligne, ne comprenait comment on pouvait aspirer à accoucher d’un roman sans se mêler à la communauté bruyante des hommes et des femmes, s’embourber dans la même glaise qu’eux, comprendre leurs histoires, manger leurs repas, s’asseoir à leur table, jusqu’à ce jour où Ana Maria fit appeler Cristóbal dans sa chambre et lui dit ces mots : – Si tu veux devenir écrivain, parle avec ceux qui ne le sont pas.
 
 
À son retour, cette fois, Cristóbal ne put en croire ses yeux. Des années après, il serait encore incapable de se rappeler cette scène sans être ébahi, sidéré. En arrivant sur les terrains de magnolias, il découvrit les tracteurs en fonctionnement, les fleurs ouvertes et épanouies, mais il ne lui fallut que quelques minutes pour se rendre compte qu’une des familles, plus importante que les autres, avait pris possession de la bâtisse des Pistoletto et versait aux trois autres un salaire pour s’occuper des plantations de magnolias. Les paysans avaient reproduit exactement ce qu’ils voulaient combattre.


Pour son esprit idéaliste, la corruption était un fantôme anonyme et sans visage, une pomme pourrie qui ne poussait que dans l’arbre du capitalisme, et qui ne rongeait que les peuples ayant vendu leur âme au diable, comme s’il s’agissait d’une punition pour leur gourmandise. Jamais la pensée ne lui avait traversé l’esprit que la corruption puisse croître à ses côtés, fille de l’excès, dans le terreau humide des révolutions, nourrie par ceux qui la combattaient, dans les bureaux même où l’on clamait sa destruction, dans la bouche des dirigeants les plus progressistes. Il n’avait jamais imaginé qu’elle puisse faire la queue au supermarché, boire une bière en terrasse, aller à la piscine, faire du sport, emmener les enfants à la crèche, faire l’amour, il n’imaginait pas que la corruption n’était pas l’apanage des régimes impérialistes, mais qu’elle était partout. Les révolutions s’y abreuvaient aussi. Elles échouaient parce qu’on oubliait de faire, pour les stimuler, ce qu’on avait fait pour les susciter.

 

 

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