J'ai beaucoup aimé
Titre : Palais de verre
Auteur : Mariette NAVARRO
Parution : 2024 (Quidam)
Pages : 142
Présentation de l'éditeur :
Après plusieurs années de « bons et loyaux services », Claire découvre
qu’elle ne fait plus corps avec son milieu professionnel. A force de
décalages infimes, de langage trahi jour après jour, elle n’est plus
dans le même mouvement que ceux qui l’entourent, elle s’est détachée des
valeurs jusqu’alors les siennes. Dans un sursaut, elle monte sur le
toit de l’immeuble où elle travaille et fait l’expérience de la liberté
au moment même de cette rupture.
En écrivant au plus près des sensations d’une femme en route vers une indépendance radicale, Mariette Navarro réaffirme, après Ultramarins, son goût pour le pas de côté et la dérive dans une langue qui happe et envoûte.
En écrivant au plus près des sensations d’une femme en route vers une indépendance radicale, Mariette Navarro réaffirme, après Ultramarins, son goût pour le pas de côté et la dérive dans une langue qui happe et envoûte.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Mariette Navarro est née en 1980. Elle est
dramaturge et intervient dans les écoles supérieures d’art dramatique.
Depuis 2016, elle est directrice avec Emmanuel Echivard de la collection
Grands Fonds des éditions Cheyne, où elle est l’auteure de deux textes
de prose poétique, Alors Carcasse (2011, prix Robert Walser 2012), Les Chemins contraires (2016). Et chez Quartett de 2011 à 2020, des pièces Nous les vagues suivi de Célébrations, et de Prodiges, Les Feux de poitrine, Zone à Etendre, Les Hérétiques, Désordres imaginaires. Ultramarins est son premier roman.
Avis:
D’abord Ultramarins, maintenant Palais de verre : les deux romans de Mariette Navarro ont en commun une héroïne – l’une commandante de cargo, l’autre employée dans une grande tour de bureaux – depuis si longtemps attachée à se plier aux exigences de son métier qu’elle est la première surprise de constater un beau jour, la chose s’étant imposée d’elle-même, sans tambour ni trompette, laissant simplement dans son sillage un sentiment d’étrangeté soudaine, qu’une rupture s’est à un moment donné produite, qui la désolidarise d’un univers professionnel où elle ne se reconnaît plus.
Est-ce plus fort encore d’avoir dû batailler double, l’une pour s’imposer dans une profession masculine, l’autre pour s’élever socialement loin de sa province et de son milieu modeste ? Toujours est-il qu’après tant d’efforts vers un objectif débouchant finalement sur les aliénations grandissantes de professions absurdement devenues aussi insensées que brutales et déshumanisantes, est arrivé sans qu’elles s’en rendent compte le point de non retour. Symbolisée par le brouillard en mer ou par la tornade s’abattant sur la ville, la rupture n’attend pas la prise de conscience du protagoniste tout à sa lutte pour rester en trajectoire. C’est comme un glissement qui s’opère, le passage ni prémédité ni contrôlé – le personnage subit sa bifurcation sans l’avoir jamais décidée – vers une nouvelle dimension perçue pleine d’étrangeté et restituée par une atmosphère flirtant avec l’absurde et l’onirisme, le tout dans un profond sentiment d’isolement et de confusion.
Entre le « je » monologué de la narratrice dont la sortie de rang s’incarne métaphoriquement au travers de la trappe par laquelle elle se hisse sur le toit de l’immeuble pour une nuit de méditation hors du monde, et la rumeur du « nous », l’ensemble indistinct des collègues qui, nous indiquant au passage son prénom à elle, Claire, se souvient avec inquiétude d’un autre employé mené au suicide par l’ostracisme dicté à son égard par leur organisation, jamais aucun dialogue ne s’établit. Et, dans une juxtaposition, étudiée jusque dans le moindre mot pour accentuer le sentiment d’étrangeté, d’isolement et de dérive, de scènes volontairement génériques où chacun se reconnaîtra – on ne saura jamais le métier de Claire mais on en retiendra ce que la majorité des employés vivent au bureau –, l’on voit le personnage, pris dans un tourbillon de désarroi et de violence évoquant de manière originale et poétique le burn-out, prendre conscience qu’il est, déjà et malgré lui, coupé sans retour de ses anciens semblables, partis sans lui plus loin sur leur chemin. Est-ce un drame ? Peut-être pas, car après la décomposition et le deuil vient le temps de la recomposition, du mouvement et de l’espoir.
Habile à modeler la forme pour mieux épouser le fond, Mariette Navarro aime nous glisser dans des sortes de failles spatio-temporelles. Jouant de l’étrangeté pour nous dérouter dans tous les sens du terme, ses textes sont des invitations poétiques au pas de côté en même temps que de petits bijoux de maîtrise littéraire. (4/5)
Est-ce plus fort encore d’avoir dû batailler double, l’une pour s’imposer dans une profession masculine, l’autre pour s’élever socialement loin de sa province et de son milieu modeste ? Toujours est-il qu’après tant d’efforts vers un objectif débouchant finalement sur les aliénations grandissantes de professions absurdement devenues aussi insensées que brutales et déshumanisantes, est arrivé sans qu’elles s’en rendent compte le point de non retour. Symbolisée par le brouillard en mer ou par la tornade s’abattant sur la ville, la rupture n’attend pas la prise de conscience du protagoniste tout à sa lutte pour rester en trajectoire. C’est comme un glissement qui s’opère, le passage ni prémédité ni contrôlé – le personnage subit sa bifurcation sans l’avoir jamais décidée – vers une nouvelle dimension perçue pleine d’étrangeté et restituée par une atmosphère flirtant avec l’absurde et l’onirisme, le tout dans un profond sentiment d’isolement et de confusion.
Entre le « je » monologué de la narratrice dont la sortie de rang s’incarne métaphoriquement au travers de la trappe par laquelle elle se hisse sur le toit de l’immeuble pour une nuit de méditation hors du monde, et la rumeur du « nous », l’ensemble indistinct des collègues qui, nous indiquant au passage son prénom à elle, Claire, se souvient avec inquiétude d’un autre employé mené au suicide par l’ostracisme dicté à son égard par leur organisation, jamais aucun dialogue ne s’établit. Et, dans une juxtaposition, étudiée jusque dans le moindre mot pour accentuer le sentiment d’étrangeté, d’isolement et de dérive, de scènes volontairement génériques où chacun se reconnaîtra – on ne saura jamais le métier de Claire mais on en retiendra ce que la majorité des employés vivent au bureau –, l’on voit le personnage, pris dans un tourbillon de désarroi et de violence évoquant de manière originale et poétique le burn-out, prendre conscience qu’il est, déjà et malgré lui, coupé sans retour de ses anciens semblables, partis sans lui plus loin sur leur chemin. Est-ce un drame ? Peut-être pas, car après la décomposition et le deuil vient le temps de la recomposition, du mouvement et de l’espoir.
Habile à modeler la forme pour mieux épouser le fond, Mariette Navarro aime nous glisser dans des sortes de failles spatio-temporelles. Jouant de l’étrangeté pour nous dérouter dans tous les sens du terme, ses textes sont des invitations poétiques au pas de côté en même temps que de petits bijoux de maîtrise littéraire. (4/5)
Citations :
La tornade crie, et son mugissement continu fait courir des frissons le long de notre dos. (…)
Pourquoi crie-t-elle ? Nous ne savons pas de quoi elle nous accuse. Nous n’avons rien fait, nous sommes du bon côté du monde et affirmons le droit de ne rien vouloir d’autre.
Voilà ce que nous ne raconterons jamais. Il y a des tunnels creusés dans nos ventres, qu’une nuit de vent révèle. Nous faisons, alors, la seule chose que nous savons faire : conjurer la violence de l’existence en l’ignorant.
Pourquoi crie-t-elle ? Nous ne savons pas de quoi elle nous accuse. Nous n’avons rien fait, nous sommes du bon côté du monde et affirmons le droit de ne rien vouloir d’autre.
Voilà ce que nous ne raconterons jamais. Il y a des tunnels creusés dans nos ventres, qu’une nuit de vent révèle. Nous faisons, alors, la seule chose que nous savons faire : conjurer la violence de l’existence en l’ignorant.
On passe sa vie d’adulte à se protéger du froid mordant et de la rosée intempestive. On organise sa carrière pour la seule assurance d’un alignement de tuiles au-dessus de la tête, de quelques parois pour arrêter le vent.
Seulement, je ne sais pas ce qu’on fait juste après la désertion. Me voilà bien embarrassée. C’est là, d’habitude, que s’arrêtent les histoires que je lis. Tout est toujours contenu dans la suspension, dans un « après » ouvert et lumineux. Mais à quoi ressemblent nos visages le lendemain d’un coup d’éclat ? Quels sont les premiers pas pour reprendre sa marche, quand on a réussi à renverser son univers ?
Il doit bien y avoir de petites étapes, banales comme des compromissions, après la seconde d’héroïsme : une fois la photo prise les bras écartés, triomphants, une fois vociféré l’hymne à la liberté, il doit bien y avoir un relâchement, un flottement. Une minute où on se sent un peu bête. Un assaut des injonctions primaires : manger, uriner. Et puis des décisions sans bravoure à prendre : ouvrir des portes, descendre des escaliers, monter dans des ascenseurs, longer des trottoirs et partager le métro avec des foules.
Je suis sûre que la plupart de nos trajectoires restent inchangées, même après la bifurcation, et qu’on n’élargit pas tant que ça le cercle de nos existences.
Je me demande aussi avec quel corps on entre dans la liberté.
Mon parcours, évidemment, est à l’image de cette trappe. Une erreur d’ouverture. Un accident dans la circulation des corps et des esprits.
Je suis entrée dans ce métier comme par effraction, et aujourd’hui je veux emprunter une sortie qui ne m’est pas permise.
J’aurais dû savoir lire le danger dans les yeux de mes proches. Derrière la fierté – j’étais le premier Poucet de la lignée à chausser des bottes de sept lieues ! –, j’aurais dû voir le léger reproche, la mise en garde contre ma démesure. J’ai été cette enfant qui bascule en pensant cavaler, sur un cheval de bois manquant de se renverser pour de bon. Je suis allée le plus loin possible d’un côté comme de l’autre du grand écart social, avec, à chaque fois, un vertige immense à l’idée du chemin parcouru. Et malgré ça, est-ce que j’ai seulement avancé d’un millimètre ?
J’ai traversé les murs et vu ce qu’il y avait de l’autre côté, et cela ne m’a pas crevé les yeux ni cousu les lèvres, non, car il n’y a ici aucune grandeur mythologique. J’ai vu de l’autre côté de la barrière de mon monde – le côté dont je rêvais, et pour lequel j’ai travaillé si fort. Et cela, simplement, m’a accablée.
Je ne sais plus lors de quelle bascule ça a commencé, exactement.
Quelque chose s’est accéléré. C’était après les élections et de nouvelles modifications dans notre hiérarchie. Les instructions se sont mises à changer de nature. Notre temps ne devait plus servir qu’à rendre des comptes, qu’à réécrire nos gestes dans de longs dossiers pour en justifier chaque choix, et à faire le tri, entre nous, puis entre tous les autres.
Nous avons été quelques-uns à mollement réagir. Le coup de couteau d’une idée trop grossière a provoqué quelques remous.
Et puis nous avons plié, avalé la couleuvre, nous nous sommes tus en attendant de nous habituer. Nous avons rejoint la majorité silencieuse. Nous nous sommes accoutumés aux théories imposées, présentées comme indispensables, et contraires à nos convictions. Nous avons progressivement oublié que nous nous tenions penchés, tordus, à nous en rendre malades.
Nous avons suivi la pente, dont on sait qu’elle est hostile aux uns et favorable aux autres. J’imagine que nous espérions sauver un peu de notre peau.
Quelque chose s’est accéléré. C’était après les élections et de nouvelles modifications dans notre hiérarchie. Les instructions se sont mises à changer de nature. Notre temps ne devait plus servir qu’à rendre des comptes, qu’à réécrire nos gestes dans de longs dossiers pour en justifier chaque choix, et à faire le tri, entre nous, puis entre tous les autres.
Nous avons été quelques-uns à mollement réagir. Le coup de couteau d’une idée trop grossière a provoqué quelques remous.
Et puis nous avons plié, avalé la couleuvre, nous nous sommes tus en attendant de nous habituer. Nous avons rejoint la majorité silencieuse. Nous nous sommes accoutumés aux théories imposées, présentées comme indispensables, et contraires à nos convictions. Nous avons progressivement oublié que nous nous tenions penchés, tordus, à nous en rendre malades.
Nous avons suivi la pente, dont on sait qu’elle est hostile aux uns et favorable aux autres. J’imagine que nous espérions sauver un peu de notre peau.
(…) il est impossible que je sois la seule à me poser la question de mon adhésion, de ma présence entre ces murs. De plus en plus de personnes refuseront le dessin du labyrinthe, chercheront la liberté dans une autre dimension, et regarderont, incrédules, le décor d’une époque où se faisaient et se défaisaient des carrières illusoires.
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