vendredi 3 février 2023

[Bonnefoy, Miguel] L'inventeur

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : L'inventeur

Auteur : Miguel BONNEFOY

Parution : 2022 (Rivages)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Voici l'extraordinaire destin d’Augustin Mouchot, fils de serrurier, professeur de mathématiques, qui, au milieu du XIXe siècle, découvre l'énergie solaire. La machine qu’il construit, surnommée Octave, finit par séduire Napoléon III. Présentée plus tard à l’Exposition universelle de Paris en 1878, elle parviendra pour la première fois, entre autres prodiges, à fabriquer un bloc de glace par la seule force du soleil. Mais l’avènement de l’ère du charbon ruine le projet de Mouchot que l’on juge trop coûteux. Dans un ultime élan, il tentera de faire revivre le feu de son invention en faisant "fleurir le désert" sous le soleil d’Algérie. Avec la verve savoureuse qu'on lui connaît, Miguel Bonnefoy livre dans ce roman l'éblouissant portrait d’un génie oublié.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Miguel Bonnefoy est l'auteur de plusieurs romans très remarqués, dont Le voyage d'Octavio (prix de la Vocation), Sucre noir et Héritage (prix des Libraires 2021). Son œuvre est traduite dans une quinzaine de pays.

 

Avis :

Antoine Mouchot (1825 – 1912) est le dernier fils d’un serrurier bourguignon. De trop faible constitution pour envisager un métier manuel, il se résigne à enseigner et, devenu professeur de mathématiques à Alençon, découvre par hasard, dans la bibliothèque de la pension qui l’héberge, le livre qui va bouleverser sa vie. Fasciné par le principe de la marmite solaire qu’y décrit un physicien genevois, il se prend à rêver de maîtriser l’énergie du soleil, se lance dans ses propres expériences et invente le premier moteur solaire : une petite machine à vapeur alimentée par une chaudière en verre reliée à un réflecteur parabolique.

Mais, aussi géniale soit-elle et même si elle lui vaut son heure de gloire – l’attention de Napoléon III, la reconnaissance de ses pairs et l’émerveillement du public quand, à l’Exposition Universelle de Paris en 1878, il produit un bloc de glace à partir de la chaleur solaire –, son invention n’intéresse pas les industriels de l'époque. Le charbon est alors abondant et peu coûteux, le soleil incertain et l’exploitation de son énergie pas assez rentable. Notre homme aura beau persister dans son obsession, se brûler les rétines en Algérie où il a choisi de développer ses expérimentations, il finira misérable et oublié, volé par son ancien associé, grabataire séquestré dans un taudis par une épouse aux allures de Thénardière.

Le paradoxe est cruel et nourrit le roman de Miguel Bonnefoy : l’invention brillante a laissé dans l’ombre le peu charismatique Antoine Mouchot. L’homme terne et maladif, habité par l’idée fixe de dompter le soleil, s’y est brûlé les ailes et jusqu’à sa postérité. De sa personnalité l’on ne connaît plus rien et, aucun livre ne lui ayant jamais été jusqu’ici consacré, ce sont les indices glanés en fouillant l’océan documentaire de diverses archives qui ont permis à l’écrivain de ressusciter par la fiction la réalité du personnage.

Romanesque à souhait, la narration chamarre sa trame biographique des chaudes couleurs et de la lumière éclatante qui éclaboussent un temps la timide silhouette étonnée de l’inventeur, avant de la rendre, plus grise, plus solitaire et plus délabrée que jamais, à l’ombre froide de l’oubli et de la misère. Et tandis que la verve de l’auteur nimbe chacun de ses tableaux, tantôt d’une once de réalisme magique, tantôt d’un lyrisme flamboyant, multipliant les hommages à la littérature du XIXe siècle au travers de scènes que n’auraient pas désavouées Jules Verne, Victor Hugo ou Emile Zola et jouant de connivence avec le lecteur qui saura repérer les facétieuses connections que quelques savoureux personnages secondaires établissent avec ses romans précédents, c’est une sorte de conte historique merveilleusement fantasque, aux consonances quasi mythologiques - prométhéennes ou icariennes -, que nous livre ce magnifique portrait d’un si peu solaire conquérant du roi des astres.

L’on referme ce livre enchanté et troublé d’y avoir côtoyé, d’une aussi belle manière, un génie resté dans l’ombre pour s’être trouvé trop en avance sur son temps. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Un Bonaparte, dans son palais, parlait de lui. Un président, un chef de gouvernement, un empereur, un être qui, dès sa naissance, avait son nom dans l’histoire, tournait sa curiosité vers son humble travail, lui, le fils d’un serrurier, le professeur de mathématiques, l’homme du peuple. Il mesura alors brusquement, avec une naïveté étonnée, cette ironie du sort qui l’avait fait passer d’une démonstration désastreuse dans une cour d’école à la rencontre avec un empereur.


Ses épaules étaient couvertes d’un habit matelassé à la poitrine, à basques brodées de feuilles d’aubépine. Il était vêtu d’un pantalon garance dont le pli cachait la botte et tenait un bicorne à la main. Mais à la place d’un empereur majestueux, portant la moustache la plus célèbre d’Europe, il vit paraître un vieillard mafflu, fatigué par le pouvoir, miné par les malheurs, une canne à la main, accompagné d’un chien saturnien offert par l’un de ses chambellans. Les jambes molles, comme anéanti, le front bas, il contemplait de ses yeux pâles quarante ans de gloires et de désastres. Il ne ressemblait en rien à un Bonaparte, mais plutôt à un vieux loup essoufflé, à la santé écorchée, qui avait douloureusement survécu aux crises de rhumatismes et aux coliques néphrétiques, et qui ne revenait pas de l’ermitage de Villeneuve-l’Étang, mais d’une cure à Vichy où les eaux minéralisées et alcalines lui avaient enflé un calcul dans la vessie gros comme un brugnon.


Bien qu’il ait été souffrant, à l’adresse de chacun il avait un mot, un souvenir, une question pertinente, et lorsqu’il se tint devant Mouchot, sa poignée de main fut celle d’un homme décidé. Le commandant Verchère de Reffye le présenta comme « savant », et Mouchot se rendit compte que c’était la première fois que quelqu’un s’adressait à lui de cette façon. L’empereur plongea ses yeux dans les siens et Mouchot crut apercevoir dans son regard cette admiration respectueuse que partagent entre eux les malades.


Les gens se redressèrent d’un bond comme s’ils venaient d’apercevoir un mort se réveiller. Tout s’était éclairci en une seule minute : cet homme venait de mettre en marche un moteur uniquement avec la force du soleil. Il n’y avait plus de doute sur l’utilité de cet étrange abat-jour, fait de bouts de verre et de métal. Mouchot entendit un éclat de célébration, des exclamations enflammées. Il se tourna vers l’empereur, comme emporté par la fièvre collective et, au bruit des ovations, les membres de l’Académie et les industriels se levèrent. Au bout de dix minutes, toute la côte était debout, applaudissant, en regardant Mouchot, et l’empereur tendit sa canne vers le ciel : « Vive le soleil, vive Mouchot. »


Mouchot vécut là son jour de triomphe. Il descendit de l’estrade comme s’il quittait le monde d’hier pour entrer dans celui de demain. L’empereur lui posa la main sur l’épaule, les enfants voulurent le toucher, l’impératrice lui donna son bras, Verchère de Reffye ne le lâcha pas une seconde et le présenta à tout le monde.


À Biskra, un jeudi, au milieu de l’après-midi, quand les guides voulurent abattre un olivier qui poussait entre deux rochers pour cuire un mouton, Mouchot fit une démonstration étonnante et, actionnant sa machine transformée en cocotte solaire, obtint une cuisson si rapide de la viande que les guides en parlèrent pendant toute la traversée. L’un d’eux s’exclama même :          
– Je ne savais pas qu’on pouvait manger de la lumière.
 
 
L’Exposition universelle de Paris s’ouvrit le 1er mai 1878. (…) Lorsqu’on ouvrit les portes de la grande halle, le siècle semblait être à son sommet. Des millions de spectateurs découvrirent avec hébétude la tête de la statue de la Liberté, qui huit ans plus tard serait offerte aux États-Unis pour contempler éternellement la baie de New York, où l’on pouvait pénétrer pour quarante centimes, ce qui faisait dire aux visiteurs : « La liberté a la tête creuse. »


Le premier jour, Mouchot fit bouillir de l’eau presque instantanément, devant un cercle restreint qui s’était rassemblé autour de lui, et réalisa une distillation. Mais cela n’attira personne. Le lendemain, il essaya de reprendre ses idées de cocotte solaire et fit cuire un gigot en un quart d’heure au soleil. Mais la presse n’en fit aucun cas, n’y voyant qu’une expérience inutile, sans valeur pratique. Cette promesse d’un avenir industriel était utopique, car l’énergie du soleil ne pourrait jamais rivaliser avec la combustion du charbon.


Or, un homme caché dans la foule, un certain Crova, un universitaire de Montpellier, questionna dans la presse la valeur économique de ce réflecteur solaire, son utilité, la quantité exacte de chaleur qu’il pouvait produire. Il fit réunir deux commissions, attachées au ministère des Travaux publics, l’une à Montpellier, l’autre à Constantine, pour examiner son rendement, qu’on calcula en plaçant deux miroirs de cinq mètres carrés de section normale exposés aux rayons. Quelques mois plus tard, les résultats des expériences des commissions de Montpellier, envoyés au ministère et résumés par Crova, conclurent à l’absence de potentiel industriel avec ces mots : « Dans nos climats tempérés, le soleil ne brille pas d’une manière assez continue pour que l’on puisse utiliser pratiquement ces appareils. »          
Le coup fut dur. Malgré la publication des études de M. Crova, malgré le fait que, dans la presse, on se moqua de Mouchot en lui reprochant d’aller chercher l’énergie à des millions de kilomètres de distance quand on pouvait la trouver à dix pieds sous terre, cela n’empêcha pas ses opposants les plus tenaces, ses persifleurs les plus entêtés, de reconnaître l’importance de cette invention majeure. 


Comme un malheur ne vient jamais seul, ce fut plus ou moins à cette époque qu’on découvrit de nouveaux gisements de charbon dans l’est de la France. L’amélioration du réseau ferré facilita son approvisionnement et conduisit le gouvernement à estimer que l’énergie solaire n’était pas rentable.

 

 

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