jeudi 23 novembre 2023

[Viel, Tanguy] Article 353 du code pénal

 





Coup de coeur 💓

 

Titre : Article 353 du code pénal

Auteur : Tanguy VIEL

Parution :  2017 (Editions de Minuit)

Pages : 176

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Pour avoir jeté à la mer le promoteur immobilier Antoine Lazenec, Martial Kermeur vient d'être arrêté par la police. Au juge devant lequel il a été déféré, il retrace le cours des événements qui l'ont mené là : son divorce, la garde de son fils Erwan, son licenciement et puis surtout, les miroitants projets de Lazenec. Il faut dire que la tentation est grande d'investir toute sa prime de licenciement dans un bel appartement avec vue sur la mer. Encore faut-il qu'il soit construit.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Tanguy Viel est né en 1973 à Brest. Il publie son premier roman Le Black Note en 1998 aux Editions de Minuit qui feront paraître Cinéma (1999), L’Absolue perfection du crime (2001), Insoupçonnable (2006), Paris-Brest (2009), La Disparition de Jim Sullivan (2013) et en janvier 2017 Article 353 du code pénal, Grand prix RTL Lire.

 

 

Avis :

Parce qu’au cours d’une partie de pêche au large de Brest, il a jeté et abandonné un homme à la mer, le narrateur Martial Kermeur a été déféré devant un juge. Il est auditionné, mais, dans le huis clos qui le place face à lui-même autant qu’au magistrat, sa confession se mue en implacable réquisitoire, et, sous les traits du meurtrier, se profile bientôt la victime d’une insupportable machination. L’on ne devient pas assassin du jour au lendemain. Victimes ou coupables, tout est parfois question de point de vue...

Son quasi monologue s’ouvre sur l’horizon modeste d’un ouvrier de l’arsenal de Brest, horizon encore raccourci par quelques vents contraires : opportunité manquée, divorce, chômage, et voilà notre homme seul avec son fils de onze ans et une prime de licenciement, de quoi investir dans un bateau de pêche et enfiler le ciré jaune, seule reconversion plausible dans cette région sans avenir économique. C’est dans cette grisaille que surgit une perspective inespérée, en la très avenante personne d’Antoine Lazenec, un promoteur immobilier vendeur de rêve et de standing, plein de projets dynamisants que plus personne ici n’aurait osé imaginer. Séduit comme beaucoup d’autres par la promesse d’un « Saint-Tropez du Finistère », Kermeur lui confie tout son argent. Le temps passe, mais aucun complexe immobilier ni touristique ne sort de cette terre fatiguée, usée jusqu’à la moelle par les vents et les flots.

Comme souvent les victimes de grosses arnaques, si bien prises à leurs espérances qu’elles préfèrent s’enfermer dans le déni malgré les évidences, les pigeons vont se laisser leurrer des années durant. Jusqu’à ce que les drames s’enchaînent, dans une cascade n’épargnant que l’escroc, plus que jamais plastronnant et occupé de son grand train, sans remords ni conscience dans son aplomb inoxydable et dans son intouchable toute-puissance. Enfin revenu de sa crédulité, dépouillé, trahi et humilié, mais surtout blessé au travers de son fils, victime collatérale, et désespérant d’une quelconque «  justice naturelle qui ne tombera peut-être jamais », Kermeur décide, dans sa colère, d’entrer en révolution pour inverser, ne serait-ce qu’une fois, le sempiternel cours de l’histoire qui veut qu’une poignée de puissants menteurs et corrompus impose ses dés pipés à une majorité d’éternels perdants.

Se dévidant en longues phrases qui reflètent à merveille les efforts d’ordonnancement de la pensée, entre incrédulité, lassitude et sentiment de délivrance, d’un homme droit, mené au meurtre par les circonstances, le texte est d’une virtuosité confondante, chaque tournure renversante de justesse, d’originalité et de vraie beauté. Et c’est l’âme troublée, qu’à la fois dans la tête du prévenu et dans la peau de son juge, on l’observe tenter de tracer « la ligne droite des faits », en réalité « la somme des omissions et renoncements et choses inaccomplies » et « comme l’enchaînement de mauvaises réponses à un grand questionnaire » qui ont fait déraillé sa vie. A moins que le dénouement ne réserve quelque surprise… Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Peut-être que c’est Le Goff qui avait raison, que j’étais trop isolé ces derniers temps, alors le premier qui s’approche et rompt la solitude, on s’en fiche de savoir qui c’est, pourvu que tout s’engouffre et s’encastre en vous comme une pièce de puzzle que vous auriez découpée exprès pour qu’elle épouse les contours de votre âme. Voilà. C’est peut-être ça, la principale chose que j’ai apprise ces dix dernières années : qu’on finit toujours par aimer qui nous aime.


En tout cas, c’est comme ça qu’aujourd’hui je me représente la dernière décennie quand j’en amène toutes les lignes ici même devant vous, et ça fait comme un cerf-volant dont j’actionnerais les commandes depuis une plage, comme si soudain j’avais une vue claire et comme surnaturelle du temps qui passe, mais c’est toujours facile, j’ai dit, avec le recul, de tisser les choses en destin, et alors border les années avec je ne sais quels piquets ou poteaux d’angle et même une couleur qui en déciderait la teinte définitive. Seulement, quand on était dedans, dans chaque année ouverte sur quelle bouteille de champagne, il n’y a jamais eu de carte IGN
qu’on nous aurait distribuée le jour de l’an pour nous conduire dans les temps futurs. Jamais rien d’autre que les lignes un peu floues qu’on essaie chacun de dessiner pour suivre la pente des saisons, mais c’est tout. Et que tout le problème c’est qu’il faut encore prendre les virages soi-même. Encore que me concernant, je n’ai pas eu l’impression de prendre beaucoup de virages. C’est l’avantage de la bêtise : on reste au carrefour et on attend de se faire renverser par une voiture. Je veux dire : est-ce que c’est moi qui ai décidé que ma femme parte du jour au lendemain sans presque prévenir ? Est-ce que c’est moi qui ai décidé de licencier les trois quarts du personnel de l’arsenal ?


Médecin ou juge, j’ai pensé depuis, ce ne sont pas des gens qui marchent aux sentiments, au contraire, ils sont trop occupés à en écarter les branchages et briser l’épaisseur des sous-bois qu’ils habitent. Même, quelquefois, quand il me regardait, le juge, on aurait plutôt dit qu’il avait une machette dans les yeux et qu’avec elle il frayait son chemin à l’intérieur de moi, comme s’il visait un point central que je ne connaissais pas moi-même, quelque chose qu’il aurait peut-être simplement appelé « les faits » et parce qu’il pensait qu’à l’intérieur d’eux, « les faits », il y avait la vérité. Comme si elle, la vérité, elle allait émerger toute seule hors de l’eau, sèche et sans rides.


Maintenant je demande : est-ce que le silence, c’est comme l’obscurité ? Un trop bon climat pour les champignons et les mauvaises pensées ? Maintenant c’est sûr que je dirais volontiers ça, que les vraies plantes et les fleurs, elles s’épanouissent en plein jour, et qu’il faut parler, oui, il faut parler et faire de la lumière partout, oui, dans toutes les enfances, il ne faut pas laisser la nuit ni l’inquiétude gagner. Maintenant je sais, monsieur le juge, je sais comment on transmet tant de mauvaises choses à un fils, si sous l’absence de phrases il y a toujours tant d’air chargé qui va de l’un vers l’autre, selon cette porosité des choses qui circulent dans une cuisine le soir quand on dîne l’un en face de l’autre, et que peut-être, dans la trame des jours qui s’enchaînent, tous ces repas où il m’a raconté sa journée de collège et le métier qu’il voudrait faire plus tard, tous ces soirs où je ne l’écoutais pas vraiment, cela, croyez-moi, ça travaille comme une nappe phréatique qui hésiterait à trouver sa résurgence. Et vous, père en forme de rocher absent, ce n’est pas la peine d’essayer de mentir, ce n’est pas la peine de dire « si, bien sûr, je t’écoute » parce qu’il sait, n’importe quel enfant sait parfaitement si on n’écoute pas, si on refait à l’infini je ne sais pas quelle boucle dans son esprit, comme une vitre devant les yeux qui vous sépare du monde et alors, à mesure que votre pensée a l’air de vous emmurer, votre enfant, vous ne le savez pas encore, vous l’abandonnez sur place.
 
 
Erwan devant la télévision éteinte. Erwan dans la cuisine à me regarder penser. Erwan derrière la vitrine du banquier. Erwan derrière la porte de sa chambre. Erwan sur les pontons à regarder le gros bateau de Lazenec. Et moi je dis que chaque scène est devenue une image fixe dans son cerveau, au point de faire comme la lame d’un cutter qui a fini par lui déchirer la peau ou non pas la peau mais la chair dessous, tirant sur elle en l’effleurant et à la fin son visage intérieur, il fut comme lacéré. Peut-être que la mémoire ce n’est rien d’autre que ça, les bords coupants des images intérieures, je veux dire, pas les images elles-mêmes mais le ballottement déchirant des images à l’intérieur de nous, comme serrées par des chaînes qui les empêchent de se détacher, mais les frottements qui les tendent et les retiennent, ça fait comme un vautour qui vous déchire les chairs, et qu’alors s’il n’y a pas un démon ou un dieu pour vous libérer, le supplice peut durer des années.


Au fond, plus vous faites une chose absurde et plus vous avez de marge de manœuvre, parce que l’autre en face, l’autre, tant qu’il n’a pas mis ça dans sa machine à calculer à lui, tant qu’il n’a pas fabriqué une petite machine à lui pour domestiquer l’absurdité, il est paralysé. Les grands boxeurs le savent, que seulement quand le jeu de l’autre est dans leur boîte, c’est-à-dire seulement quand il est enfin enfermé dans leur cerveau comme sur le plateau d’une petite boîte à musique, là, oui, ils savent qu’ils peuvent combattre mais avant ça, avant ça vous prenez des coups, et puis c’est tout. Et plus vous prenez des coups, moins vous êtes lucide, et moins vous êtes lucide, plus vous prenez des coups, vous comprenez ?


Le plus étrange peut-être, c’est qu’il ne m’apprenait rien, mais plutôt comme s’il avait apporté la dernière pièce qu’on pose en haut d’un château de cartes, celle dont on sait qu’elle fera tout s’écrouler, mais dont on a compris depuis longtemps que chaque étape précédente nous menait vers lui, l’écroulement.


Comme quoi on n’est pas toujours les mêmes, les pères et les fils, et si j’ai compris quelque chose dans cette histoire, c’est bien qu’il y a un moment vos enfants, ils ne sont pas le prolongement de vous. Mais combien d’années il faut pour se rendre compte de ça, oh pas tant nous, mais eux, combien d’années il leur faut pour un jour comprendre qu’ils ne sont pas le bras armé de nos rêves et de tout ce que nous n’avons pas fait dans la vie, oui, qu’ils ne sont pas là pour rattraper nos conneries ?


On a marché dans le vent de la nuit et c’était clair que j’avais rattrapé mon retard, je veux dire, là, dans l’air humide, j’étais aussi soûl que lui, aussi léger que lui, avec l’alcool et le vent qui faisaient comme deux serre-livres qui nous maintenaient droits, parfaitement droits dans la nuit claire.

 

 

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2 commentaires:

  1. Bonjour Canetille,
    si tu le permets, je récupère ton lien pour l'ajouter au récapitulatif de l'activité en lien avec la ville et l'urbanisme, que je co-anime sur novembre.

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