Coup de coeur
Titre : Prisonnier du rêve écarlate
Auteur : Andreï MAKINE
Parution : 2025 (Grasset)
Pages : 416
Présentation de l'éditeur :
Ce grand roman-destin retrace un demi-siècle d'histoire de l'Union
soviétique et de la France à travers l'intense aventure humaine de
Lucien Baert, jeune communiste français "prisonnier du rêve écarlate".
Arrivé à Moscou en 1939 pour découvrir la promesse d'un paradis sur
terre, il connaîtra l'envers du décor : l'extrême cruauté du régime, les
tortures dans les camps du Goulag, la sauvagerie de la guerre. Mais
aussi la communion des âmes meurtries et l'amour d'une femme, Daria,
avec qui il saura reconstruire leurs vies brisées.
Près de trois
décennies plus tard, Lucien parvient à traverser le rideau de fer pour
tenter de retrouver les siens. Mais ce revenant du grand Nord ne
reconnaît plus sa patrie. Comment pourrait-t-il se fondre dans le
confort d'une "société d'estomacs heureux" et prendre au sérieux la
révolution d'opérette de 1968 ? Lui faudra-t-il se renier, en effaçant
son passé ? Ou bien tenter l'impensable retour à Tourok pour reconquérir
son rêve de fraternité et son amour perdu ?
Un puissant roman sur
la barbarie stalinienne et le rejet de l'hypocrisie occidentale, où s’
exprime la foi dans une humanité digne de ce nom.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Né en 1957 à Krasnoïarsk, Andreï Makine est l'auteur d'une œuvre majeure traduite dans le monde entier et qui a obtenu plusieurs distinctions littéraires : le prix Goncourt, le Goncourt des lycéens et le Médicis pour Le Testament français, le Grand prix RTL-Lire pour La Musique d'une vie, le prix Prince Pierre de Monaco pour l'ensemble de son œuvre, le prix Casanova pour Une femme aimée. Ses derniers livres sont publiés chez Grasset : L'ami arménien, prix des Romancières et L'Ancien calendrier d'un amour.Avis :
Destin cruel que celui de Lucien Baert, ouvrier du Nord de la France si plein de ses idéaux communistes que le voilà, enthousiaste et confiant, membre d’une délégation partie visiter l’Union Soviétique en 1939. Arrêté et accusé d’espionnage après avoir manqué le train du retour, le jeune homme qui avait eu le tort de comprendre la supercherie des villages Potemkine se retrouve « prisonnier du rêve écarlate » : torturé, emprisonné puis enrôlé dans l’Armée rouge, renvoyé encore en camp de travail, il connaît trente ans de Goulag avant de parvenir à s’enfuir sous l’identité d’un mort, Matveï Bélov.Amnistié en 1957 à la mort de Staline, il se reconstruit peu à peu dans un village reculé de la taïga, y menant une vie simple, laborieuse mais paisible, auprès d’une femme, Daria, qui, constatant ses déchirements identitaires, le pousse à rentrer en France retrouver les siens. Mais la France où il débarque en 1967 n’est plus celle qu’il a connue. Happé par le tourbillon parisien qui s’est emparé de son histoire jusqu’à lui dicter son nouveau rôle de témoin-expert des totalitarismes en tout genre, Lucien ne tarde pas à se sentir comme « un astronaute égaré sur une planète inconnue », les illusions post-soixante-huitardes lui paraissant toutes aussi fausses que les siennes autrefois dans leurs égarements hédonistes, narcissiques et libertaires menant jusqu’à une pédophilie assumée.
Et si le bonheur était tout simplement l’amour de Daria au fin fond de la taïga, là où, confronté à la rigueur d’une existence soumise au rythme des saisons et de la nature, personne ne porte de masque et tout le monde joue le jeu de la solidarité ? C’est sans compter les nouvelles dérives de la société russe devenue cette fois « cet opéra bouffe qui, avec une démesure dont la Russie a le secret, met en scène le capitalisme le plus grotesque. » A croire que nulle part, quelles que soient les modes, les convictions et la théorie sociétale du moment, l’on n'échappe à la folie des excès et des abus. Derrière les utopies et leurs illusions, toujours la même jungle déguisée sous différents costumes.
Cinquante ans d’histoire autant russe qu’occidentale pour constater que la déception fleurit de tout côté : aucune société n’a trouvé la martingale du bonheur. Inutile de chercher les méchants d’un côté, les bons de l’autre. Les dérives sont partout, de part et d’autre, et la sagesse introuvable au-delà de quelques individus au final emportés par la folie collective. Une certaine tristesse accompagne ce constat d’échec systématique des utopies. Même la parole des dissidents s’avère ici sujette à caution. Et, après avoir peint un Lucien manipulé par son éditeur et par la presse pour servir son histoire sous un angle si choisi que fallacieux, l’auteur de pointer quelques distorsions dans les écrits-mêmes de Soljenitsyne.
L’on dévore avec passion ce grand roman initiatique porté par le souffle de l’Histoire et qui, à travers ses personnages et leurs désillusions, pose de manière si vivante ces tristes constats : les sociétés n’ont pas de morale et leurs utopies sont condamnées à l’échec. Coup de coeur. (5/5)
Citations :
« Ils sont nés avant la guerre, les amis de votre Julia. Trop jeunes pour aller se battre et, plus tard, trop vieux pour gambader comme les potaches de 68. À présent, ils se rattrapent, en rejetant les monolithes des anciennes croyances. Sauf que l’Histoire prouve une chose : si une nation refuse le fardeau d’une grande idée, elle est écartée par des peuples qui savent imposer leur propre monolithe – une idéologie ou une religion… Nos petits libertins seront un jour remplacés par ceux qui prennent encore au sérieux le fait de vivre et d’avoir une foi. »
Il a envie de lui enlever son mégot, d’étreindre ce petit corps et de murmurer : « Tais-toi une seconde ! La vie n’est pas du tout ce que tu racontes… »
Mais elle continue à pépier : pétitions, protestations, associations, libération, Libération… Derrière ce babil, il perçoit un être proche qui s’est déchiré en mille personnages stressés, voulant être partout, goûter à tout, faire l’amour sans s’attacher, conjurer le temps par cette multiplicité effrénée. Une existence qu’elle a rêvée et, comme bilan, cette petite femme flétrie qui fume et parle en évitant la question dont elle a si peur : « À quoi bon ? »
Le public dans cette « salle populaire » du vingtième arrondissement ressemble à la caste que Lucien observe depuis sept ans : le jeune tiers-état libéral tenté par l’anarchisme, le maoïsme, l’expérience hippie. Et qui s’est rangé peu à peu, s’implantant dans des niches universitaires, journalistiques, culturelles. Le reniement est dissimulé sous une tenue « à l’ancienne » : des cols mao, du lin fripé, des jeans à la corde blanchie.
Un jour, nous avons parlé d’un astronaute égaré dans une galaxie inconnue. Ma situation est bien plus banale : un passager qui descend dans une gare, va acheter un paquet de cigarettes et, en revenant sur le quai, voit que son train est parti.
La similitude entre les soldats sacrifiés et les kolkhoziens de Rovnoé lui revient à l’esprit – ces hommes, les derniers combattants d’une cause perdue.
Le communisme.
Ils y ont cru, comme tant d’autres dans ce pays. Certains ont été dessillés, les plus tenaces préféraient rester aveugles. Car si le paradis promis était un mensonge, que valait alors leur vie passée dans les tranchées, la glaise des labours ou encore sous l’ombre des miradors ? Ils s’accrochaient au rêve de la fraternité qui allait se répandre sur la planète. Et puis, un jour, leur kolkhoze portant le nom de « Premier Mai » a été déclaré « sans perspectives ».
En parcourant ces « localités rurales sans perspectives », Lucien constate que ceux qui y vivent se rapprochent d’un mode d’existence où l’intérêt matériel cède la place à l’entraide, à la volonté de secourir le plus faible. C’est ici qu’il rencontre une générosité irréfléchie, la liberté de travailler sans craindre d’être remplacé par quelqu’un de plus performant.
Il se dit que, dans cette contrée déserte, subsiste le dernier reflet du projet communiste, chez les gens revenus de toutes les illusions et qui retrouvent la simple humanité depuis longtemps perdue ailleurs.
Un jour, la chance de peser sur l’avenir du pays leur est offerte. Un référendum engage leur réponse : l’URSS doit-elle être conservée ?
Cette « consultation populaire » a l’air d’une mauvaise blague. On imagine une question semblable posée aux citoyens américains : voulez-vous que votre pays cesse d’exister et se divise en cinquante États ? Du délire !
Tous les habitants de Rovnoé votent pour le maintien et apprennent que le « oui » l’a emporté à soixante-quinze pour cent à travers le pays. Peu de temps après, l’URSS est liquidée et les experts en démocratie expliquent que telle était la volonté du peuple.
Cette « consultation populaire » a l’air d’une mauvaise blague. On imagine une question semblable posée aux citoyens américains : voulez-vous que votre pays cesse d’exister et se divise en cinquante États ? Du délire !
Tous les habitants de Rovnoé votent pour le maintien et apprennent que le « oui » l’a emporté à soixante-quinze pour cent à travers le pays. Peu de temps après, l’URSS est liquidée et les experts en démocratie expliquent que telle était la volonté du peuple.
Il pense à la simplicité de cette vie. Quelques champs qui suffisent à nourrir les derniers habitants. La forêt avec son abondance de gibier, de baies, d’herbes médicinales, de champignons. Des vergers qui chaque automne débordent de fruits. Des rivières où un bout de filet se remplit de poissons. Et ces sources offrant une eau qui sent la fraîcheur des neiges…
Mais surtout, la chance d’être attendu comme chez la vieille Glacha qui lui a donné des pommes de terre (« dorées », assure-t-elle) de son potager. Oui, être uni aux autres par la certitude qu’une aide viendra sans être demandée, offrant tout ce qu’on possède : un gîte, un repas, une joie partagée.
« En fait, le communisme, le vrai, se dit-il parfois, c’est ce que nous vivons ici… »
Il a devant lui la génération qui adopte de nouvelles règles – on se bat, on se défend et, si l’on est trop faible, on se vend, sinon on se tue.
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